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Jean Birnbaum, de l’éloge de la nuance au salut par l’enfant

Jean Birnbaum

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Henri Quantin - publié le 06/03/24
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Avec "le Courage de la nuance", l’ancien militant de Lutte ouvrière Jean Birnbaum avait étonné. Dans son dernier essai, le directeur du "Monde des livres" montre que "l’irruption de l’enfant, et même du bébé, est ce qui fait le mieux voler en éclats les certitudes sclérosées ou les poses avantageuses des doctrinaires". L’écrivain Henri Quantin voit dans Bernanos un fil rouge de sa pensée dissidente.

Si une des tâches du chrétien est de chercher partout des effets inaperçus de la grâce ou des "vérités captives", selon la belle formule de Maritain, il ne peut passer à côté de Jean Birnbaum sans s’arrêter. En quelques "essais" — ce genre dont il aime le sens littéral de tentative assumant le tâtonnement —, Jean Birnbaum s’est imposé comme un homme dont la pensée ne se réfugie jamais dans le confort de l’idéologie figée. 

Marx et Bernanos

Déjà dans Un silence religieux. La gauche face au djihadisme (Seuil), il pensait contre son camp pour montrer que la gauche, sa famille politique, ne comprenait rien à l’islamisme, faute de prendre au sérieux sa dimension proprement religieuse. Dans une page magistrale et drolatique, il juxtaposait les mille façons d’évacuer la foi de la question par des qualificatifs d’un autre ordre : les djihadistes sont ainsi "monstres sanguinaires" pour le criminologue, "produits d’un désordre mondial" pour le géopoliticien, "personnalités fragiles qui ont connu trop de blessures narcissiques" pour le psychologue, "victimes de la crise" pour l’économiste, "gamins des cités qui ont mal tourné" pour le sociologue, "enfants d’Internet et des jeux vidéo" pour le spécialiste du numérique... Autant de manière d’affirmer contre toute évidence que "cela n’a rien à voir avec l’islam". Silence religieux, cécité métaphysique. En exergue de cet essai, une citation de Marx et une citation de Bernanos signalaient d’emblée la conciliation ardue de deux sources a priori peu faites pour aboutir au même fleuve.

Bernanos était à nouveau à l’honneur dans Le Courage de la nuance (Seuil, 2021), où Birnbaum rendait hommage aux auteurs qui le font vivre et lui permettent de respirer, au milieu d’un monde étouffant de sectarismes péremptoires : Raymond Aron et "le suprême courage de la mesure", Camus et son appel à s’adresser à des visages et non à des silhouettes, Orwell qui renonce à tirer sur un "fasciste" désarmé dans lequel il voit soudain un semblable, Hannah Arendt fondant dans l’amitié la possibilité d’une pensée vraie, Germaine Tillion dont la "lucidité aiguë" s’allie à "une amère et clairvoyante pitié"... On était souvent tenté de sous-titrer l’essai "Comment ne pas devenir Sartre".

Une crise de la franchise

Au cœur de cet éloge de la nuance, Jean Birnbaum diagnostiquait "une crise de la franchise", cause indirecte du déchaînement d’injures qui remplace presque partout le dialogue. Plus règne le dithyrambe obligatoire sur le livre d’un collègue, plus le moindre désaccord passe pour une déclaration de guerre dictée par la jalousie ou la rancoeur, plus le débat occulté trouve refuge sous la forme caricaturale de l’invective, de préférence sous pseudonyme. Il est donc crucial de "protéger l’espace d’une frontalité honnête", lieu où l’on sait encore préférer les "contradicteurs loyaux" aux "ennemis déclarés". On comprend le choc joyeux ressenti par Birnbaum, à la lecture d’une lettre où Bernanos écrit à Maritain qu’il veut lui parler avec "une franchise hardie, presque désespérée". Le Courage de la nuance égrenait ainsi quelques antidotes aux sectarismes haineux : le refus de faire entrer le réel dans un carcan théorique, le fait d’admettre qu’un adversaire politique peut avoir raison, la capacité à se souvenir, l’art de dialoguer, la lucidité sur les penchants obscurs de l’humanité, l’humour face à ses bourreaux...

L’irruption de l’enfant

Avec Seuls les enfants changent le monde (2023), Jean Birnbaum a voulu écrire un long post-scriptum à son essai sur la nuance, pour montrer que l’irruption de l’enfant, et même du bébé, est ce qui fait le mieux voler en éclats les certitudes sclérosées ou les poses avantageuses des doctrinaires, prêts à tout révolutionner, sauf leur propre vie. À l’heure où le mouvement dit No Kids "décrit la procréation comme une catastrophe intime, sociale et écologique, ce livre, déclare Birnbaum, veut réaffirmer le lien essentiel entre espérance et enfance, entre révolution et génération, entre nouveau monde et nouveaux venus". En ce sens, l’enfant s’ajoute aux antidotes du premier opus. Peut-être même est-il le contrepoison par excellence à un intellectualisme aussi désabusé que désincarné. Ce nouvel essai donne une large place à des interludes autobiographiques, pleins des émerveillements paternels devant ce toujours nouveau qui déboussole. On a l’impression que l’éloge de l’enfance transfigure l’écriture de Jean Birnbaum : tout enfant est un premier né, en quelque sorte, et il rend nouveaux les mots eux-mêmes.

Les dirigeants de l’organisation interdisaient les enfants parce qu’ils redoutaient leur puissance de déstabilisation.

Dans cette même veine autobiographique, on est frappé par l’évocation que fait l’auteur de ses jeunes années à Lutte Ouvrière et de sa tournée pour obtenir des signatures pour Arlette Laguiller en 1995. Loin des petits arrangements partisans avec la vérité, il dévoile chez ses camarades de lutte une obligation contractuelle de mentir à ses parents et un interdit tacite de procréer. Derrière les raisons officielles (se donner entièrement à la cause et ne pas devenir un "petit bourgeois"), il pressent un motif moins avouable : "Les dirigeants de l’organisation interdisaient les enfants parce qu’ils redoutaient leur puissance de déstabilisation." Malicieusement, il propose alors d’appeler "syndrome du neveu" la façon dont ces militants, "orphelins célibataires" par soumission politique, transférait sur l’enfant de leur frère ou de leur soeur la tendresse parentale dont le mouvement les privait.

Finkielkraut avec un bébé dans les bras 

Dans cet éloge de la force subversive du nouveau-né, il va de soi que Birnbaum retrouve Bernanos, chez qui les enfants résistent aux hommes attiédis qu’ils tendent à devenir. Chez Bernanos, rappelle-t-il, "l’élan de dissidence est toujours un retour à l’enfance". Occasion pour lui de redire à ceux qui l’avaient mal lu que la nuance n’a rien à voir avec la tiédeur. Nuancé brûlant, bien sûr, celui qui déclare : "Le fait, par exemple, d’avoir écrit Les Grands Cimetières sous la lune, et dit ce que je pensais de la terreur blanche à Majorque, n’autorise évidemment pas les communistes à me taper sur le ventre comme si nous avions violé ensemble les bonnes sœurs de Barcelone, ou fait ensemble nos petits besoins dans les ciboires." On s’étonne, à ce propos, que Jean Birnbaum ne fasse pas la moindre allusion à Simone Weil, à laquelle on pense très souvent au cours de ses deux essais.

Bernanos, donc, comme un fil rouge : "Un des auteurs que je relis sans cesse, et dont les textes structurent mon rapport à la vie." Un compagnon d’armes et un maître en franchise hardie. Un ami d’enfance, en somme, quel que soit l’âge auquel on le rencontre. Bernanos est à Jean Birnbaum ce que Péguy est à Alain Finkielkraut : une voix catholique qu’on écoute sans partager sa foi ou un poumon supplémentaire qui apporte de l’air, mais dont on juge la greffe impossible. Le rapprochement avec Alain Finkielkraut n’est pas gratuit. Dans ses références, dans sa finesse de lecture, dans son rapport au judaïsme, dans sa paraphrase élégante et dans son art de la formule synthétique, Jean Birnbaum a bien quelque chose de Finkielkraut. Faut-il dire un Finkielkraut plus nuancé ou moins polémique, plus fréquentable ou moins impulsif, plus ouvert au monde actuel ou moins mécontemporain ? Disons juste un Finkielkraut avec un bébé dans les bras ou en train de changer une couche.

En deçà de l’enjeu surnaturel

Achèverons-nous sans offrir à Jean Birnbaum le dialogue en vérité qu’il réclame ? Sans doute faudrait-il une autre tribune pour exprimer nos réserves, notamment sur la "révolution féminine" qu’il salue à la fin de Seuls les enfants changent le monde. Car les enfants, à nos yeux, pourraient bien être les premières victimes de cette révolution qui, actuellement, mène plus sûrement à l’utérus artificiel qu’à l’émerveillement devant le mystère de la femme qui donne la vie.

En attendant, nous en resterons à Bernanos pour répondre à l’appel de Jean Birnbaum de ne jamais taire un désaccord, sous peine de contribuer à faire progresser un monde intellectuel qui se crée sans cesse des ennemis à abattre, au lieu d’aspirer à des adversaires loyaux. Dans un interlude sur la lucidité des écrivains qu’il aime vis-à-vis du mal qui habite l’homme, Birnbaum a cette remarque sur Bernanos : "Sans reprendre à son compte les concepts de la psychanalyse, qu’il lui arrive pourtant de citer, l’écrivain chrétien s’est imposé comme un immense clinicien des perversions, et d’abord de la médiocrité. S’il pose sur celle-ci un regard plus fin que beaucoup de freudiens patentés, c’est que chez lui une telle exploration des consciences revêt une dimension métaphysique." Remarque judicieuse, mais qui reste en-deçà de l’enjeu ultime. Plus que "métaphysique", c’est théologique qu’il faudrait dire ou même surnaturel : ce surnaturel auquel Bernanos ne cesse de rappeler qu’on ne fait pas assez sa part ; ce surnaturel dont il a appris l’existence dans le catéchisme de son enfance et que tout enfant pressent un jour, selon lui, en entrevoyant "le risque immense du salut, qui fait tout le divin de l’existence humaine" ; ce surnaturel qui permet seul de comprendre que le curé de Torcy voie en Marie une jeune fille "plus jeune que le péché". 

Le salut par l’enfant

Sur France Culture, Fabrice Lucchini s’amusa un jour à annoncer à Finkielkraut qu’à force de lire Péguy, il allait se convertir au catholicisme dans les six mois à venir. Nous taquinerions volontiers Jean Birnbaum, en lui annonçant la même chose au bout de la lecture de Bernanos. En plusieurs lieux de ses deux essais, Birnbaum passe à côté du Christ sans s’arrêter. Il rappelle par exemple qu’Hannah Arendt, sans jamais renier son identité juive, fut fascinée "par un christianisme qui célèbre la naissance comme puissance inaugurale" et dont les Évangiles proclament : "Un enfant nous est né". De même, pour rendre compte de l’enfance chez Bernanos, il emprunte les mots de l’Incarnation : "C’est le langage des héros et des prophètes, celui qui se fait chair pour nommer les choses telles qu’elles sont." Plus loin, il parle de ses grands-parents juifs qui prenaient soin des enfants et voyaient peut-être en eux "leur salut". Au détour d’une phrase de la conclusion, il relève même la "puissance messianique de l’enfant"...

De fait, une fois qu’on affirme que seuls les enfants changent le monde, il ne reste qu’un pas à franchir avant de croire que seul un enfant divin l’a sauvé.

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