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La leçon œcuménique des martyrs chrétiens du XXe siècle

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Didier Rance - publié le 07/10/21
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De nombreux chrétiens séparés, de confession catholique, orthodoxe, protestante, ont été capables de mourir ensemble pour le même Christ. Cet œcuménisme des martyrs doit inciter les communautés chrétiennes à la réconciliation, prêchait Jean Paul II. Ancien directeur de l’Aide à l’Église en détresse, Didier Rance raconte comment l’unité des chrétiens grandit dans la semence des martyrs.

Les martyrs chrétiens n’ont jamais autant fait face à la mort qu’aux XXe et XXIe siècles. Le mot « martyr », veut dire « témoin ». Comme le dit saint Augustin, « ce n’est pas la peine mais la cause qui fait le martyr », et le concile Vatican II précise que, dans le martyre, « le disciple est assimilé à son maître, acceptant librement la mort pour le salut du monde, et rendu semblable à lui dans l’effusion de son sang » (Lumen Gentium, 42). À peu près tous les premiers saints de l’Église ont été des martyrs.

Il faut prendre conscience que des chrétiens de différentes confessions ont témoigné de leur vie pour le même Christ. Comment en suis-je venu à cette conviction ? J’ai travaillé pendant près de trente ans pour l’Église en détresse (AED), ce qui m’a amené dès le début à découvrir, au début des années quatre-vingt, que les martyrs étaient une réalité de notre temps. Aujourd’hui, on est peut-être un peu plus conscient avec ce qui se passe pour nos frères chrétiens d’Orient ; mais à cette époque, cela semblait être plutôt un reliquat du passé : comment, au XXe siècle, peut-on encore avoir des martyrs ? J’ai découvert comme réalité qu’il y en avait très proches de chez nous. Quand j’ai commencé à travailler à l’AED, c’était juste quelques semaines après qu’on ait appris qu’en Tchécoslovaquie, le père Coufal venait d’être assassiné : on avait découvert qu’il était un prêtre clandestin dans ce pays. Je me suis intéressé à cette réalité de chrétiens qui donnent leur vie pour le Christ.

Petit à petit, cela m’a amené à écrire sur eux et on m’a demandé, dans les années quatre-vingt-dix, de participer à Rome à ce travail sur la mémoire des martyrs. Jean Paul II avait voulu que le grand Jubilé de l’an 2000 ait trois grâces, trois dimensions fondamentales : la purification de la mémoire, la charité et la mémoire des martyrs. J’ai donc fait partie de la Commission à Rome qui s’intéressait à eux et j’ai découvert très vite que cela valait non seulement pour des catholiques, mais aussi pour bien d’autres frères dans la foi chrétienne. J’ai commencé à travailler, à partir de l’action de Jean Paul II lui-même, sur cette dimension de chrétiens de toutes les confessions qui donnent leur vie pour le même Christ.

Pour moi, ce fut la troisième étape — la plus récente — ; quand j’ai quitté l’AED pour partir à la retraite, professionnellement parlant, j’étais en lien avec l’Église martyre catholique d’Ukraine. Cette Église venait juste d’ouvrir son université catholique. Celle-ci avait quelque chose de magnifique et de formidable : les relations entre les catholiques d’Ukraine et les orthodoxes russes n’ont pas été des plus faciles — c’est une litote — au XXe siècle, puisque l’Église catholique d’Ukraine a été liquidée par Staline et que la moitié de ses églises ont été transformée en porcheries ou autres lieux, et l’autre moitié donnée à l’Église orthodoxe. Ses prêtres n’avaient le choix qu’entre le Goulag et passer à l’orthodoxie, c’est donc une histoire très difficile. Or, l’Église catholique d’Ukraine, sortie de la clandestinité, ouvre son université, et aussitôt demande à un orthodoxe d’origine russe d’être co-fondateur de cette université comme responsable de son Institut d’œcuménisme ! J’ai donc travaillé avec lui, et nous nous sommes dit : « Il faut faire connaître comment ces chrétiens de toutes les confessions (catholique et orthodoxe) ont témoigné pour le même Christ. »

Il m’a été alors demandé de commencer un cours que l’on a appelé de façon un peu pompeuse « cours d’hagiologie œcuménique ». « Hagiologie », c’est la science, le savoir, la connaissance des saints ; donc en quoi les martyrs — et de façon plus générale les saints — peuvent-ils aider à l’unité des chrétiens ? Ou encore l’œcuménisme par les martyrs et les saints, avec les martyrs et les saints, dans les martyrs et les saints, selon les martyrs et les saints, en lien avec les martyrs et les saints, pour les martyrs et les saints… tout ce qui a un lien entre ces hommes et ces femmes qui ont donné leur vie soit dans le don, la brutalité du martyr ou de la persécution, soit à travers toute leur vie, ce qui a mené les Églises à reconnaître leur sainteté. J’ai des élèves aussi bien aux États-Unis, en Croatie, au Danemark, au Kenya, dans les îles grecques ou même en Ukraine où je vais de temps à autre donner ce cours pour les élèves de l’université. Quand on me demande de résumer ce cours, assez copieux, la phrase qui me vient à l’esprit est la suivante : pourquoi les chrétiens, qui sont capables de souffrir et de mourir ensemble pour le même Christ, ne seraient-ils pas capables de vivre ensemble ? Voilà le cadre global de la question posée, le fond de ce que l’on peut appeler « l’unité à travers les martyrs et les saints ».

Il est important de passer de la théorie et de l’enseignement à la réalité vécue, de voyager à travers cette unité dans les martyrs et dans les saints. Le terme désigne deux réalités qui se tiennent, qui sont complètement les mêmes : d’une part ses dimensions, parfois ses semences — ces réalités d’unité vécues par les martyrs eux-mêmes : comment des chrétiens de différentes confessions dans des situations de persécutions témoignent ensemble pour le même Christ ? D’autre part, comment la mémoire, la célébration, le souvenir de ces hommes et de ces femmes qui ont donné leur vie pour Jésus peuvent nous aider, peuvent aider d’autres chrétiens à aller vers l’unité.

Il y avait déjà l’exemple des martyrs ougandais au XIXe siècle : des catholiques et des anglicans qui meurent ensemble pour le même Christ. Cet exemple important, historiquement très significatif, nous vient d’Afrique avec les martyrs ougandais dans les années 1880 et qui concerne le fruit des missions — aussi bien anglicanes que catholiques — dans ce pays qui s’appelle aujourd’hui l’Ouganda (à l’époque, on l’appelait Buganda). Après avoir été plutôt bien accueillis par un premier roi, voilà que son successeur se met à persécuter les missionnaires parce qu’une bonne partie de la jeunesse de la cour était devenue chrétienne. Ces jeunes résistent aux avances homosexuelles du roi en question, Mwanga, parce qu’ils sont chrétiens. Et puis on assassine un missionnaire anglican qui était responsable de son Église dans cette partie de l’Afrique. On chasse les missionnaires catholiques et on laisse le choix à ces jeunes chrétiens entre céder aux avances du roi ou la mort. Ils choisissent de rester fidèles à leur foi chrétienne et à leur exigence morale et 45 jeunes chrétiens sont assassinés : 22 catholiques dont Charles Lwanga (qui est le chef du groupe des jeunes catholiques) et 23 anglicans sont brûlés vifs. En 1920, Benoît XV béatifie Charles Lwanga et ses compagnons, ces grands saints de l’Afrique moderne, et ils sont canonisés pendant Vatican II, par Paul VI en 1964. Or, au cours de cette canonisation, le pape Paul VI rappelle aussi le martyr des jeunes anglicans brûlés en même temps ; quelques années plus tard, il ira en Ouganda et répètera à nouveau que le don de leur vie doit être admiré. Il rend hommage autant qu’aux jeunes catholiques. D’ailleurs, il y a un texte sur l’œcuménisme de Vatican II qui dit la même chose : le témoignage de ces jeunes Africains est en quelque sorte l’illustration de ce dit le concile dans ce domaine. Voilà donc un exemple au XIXe siècle de chrétiens qui ont souffert et sont morts martyrs pour le même Christ.

Au XXe siècle, cette réalité de chrétiens faisant face ensemble à la mort va prendre une ampleur peut-être jamais connue auparavant (il y a quelques exemples : au IIIe siècle, un pape, Pontien, et un prêtre dissident, Hippolyte, se réconcilient ensemble comme martyrs et sont associés dans la mémoire). Mais au XXe siècle, il y a une ampleur sans précédent, particulièrement dans les camps nazis et dans les camps du Goulag, mais aussi dans d’autres lieux : par exemple l’Ouganda à nouveau au XXe siècle, l’Amérique latine, l’Inde, mais aussi un ensemble de pays musulmans — où cela se poursuit aujourd’hui, ainsi en Irak, en Syrie, au Nigéria ou du Pakistan.

Il y a beaucoup de témoignages, mais le plus fort est ce qui s’est passé à Dachau...

En Europe, prenons d’abord le cas du nazisme. L’un des exemples les plus forts et impressionnants est le groupe de la Rose Blanche, connu aujourd’hui à travers des films et des livres, surtout par le nom de Sophie Scholl. C’est un groupe de jeunes chrétiens, influencé pour la plupart d’entre eux par un grand penseur catholique résistant, Théodore Haecker, et qui décide de faire connaître aux autres étudiants de l’université la réalité sur le caractère antichrétien du nazisme. Il distribue donc des tracts dans les universités. Parmi eux, il y a des protestants, des catholiques et un jeune orthodoxe d’origine russe, Alexander Schmorell. Ils sont arrêtés, jugés et tous exécutés, ainsi que le Pr Kurt Huber, professeur (catholique) de Sophie Scholl, auteur du sixième et dernier tract. D’autres exemples d’exécution pour cause de résistance chrétienne : à Lübeck en 1943 où un pasteur évangélique et trois prêtres catholiques prêchent ensemble pour dire leur refus du nazisme ; ils sont arrêtés et décapités dans cette même ville. Même en France, il y a un très beau témoignage du groupe autour de Mère Marie Skobstova qu’on appelle aussi maintenant sainte Marie de Paris. C’est une moniale russe qui, avec un prêtre russe (le père Dimitri Klépinine) et d’autres orthodoxes mais aussi avec des prêtres catholiques et des laïcs catholiques, donnent des faux papiers d’identité à des personnes juives qui seront pourchassées pour être envoyées dans les camps de la mort. Ils seront découverts et la plupart mourront dans les camps nazis.

Il y a beaucoup de témoignages, mais le plus fort est ce qui s’est passé à Dachau : trois mille membres des clergés des différentes confessions chrétiennes — prêtres catholiques, prêtres orthodoxes, ministres protestants et même d’autres confessions chrétiennes — sont concentrés ; sur les trois mille, plus de mille mourront dans ce camp, sans parler de ceux qui seront transportés ailleurs et qui mourront aussi. Il n’y en a guère plus de mille qui seront encore vivants quand le camp sera libéré en avril 1945. Il y a d’ailleurs des martyrs catholiques qui ont déjà été béatifiés comme Mgr Michael Kozal de Wroclawek ou Karl Leisner et d’autres encore. Dans les mêmes camps nazis, se trouvent des pasteurs importants : le pasteur Martin Niemöller et d’autres théologiens protestants ; il y a le patriarche orthodoxe de Serbie, ou encore un autre évêque serbe orthodoxe. Nous avons des témoignages sur ce qui s’est passé à Dachau, par le millier qui a survécu. Au début, ces différents membres du clergé se regardaient un peu en chien de faïence. Les catholiques avaient le droit à une chapelle et ne voulaient pas, au début, que les protestants s’y rendent, car le Saint-Sacrement était dans le tabernacle. Petit à petit, dans la souffrance commune, les barrières sont tombées ; il y a eu une entraide magnifique en partageant le si peu qui était donné à manger, les tortures, le froid, la faim. L’évêque polonais Kazimierz Majdanski alors séminariste (que j’ai bien connu) disait dans son témoignage : « On a appris à se dépouiller de ses vêtements (en particulier de ses vêtements pour la liturgie qui étaient différents de l’un à l’autre) et à découvrir ce qui était l’essence de la vie et de la foi, le témoignage chrétien. » Aujourd’hui, cette unité est inscrite dans les monuments à Dachau ; ce témoignage commun reste comme l’une des grandes pierres de ce XXe siècle.

La même chose s’est passée dans les pays communistes, à commencer par la Russie. Un événement est relativement peu connu au tout début de la Russie communiste, en 1922 : Lénine fait arrêter le patriarche orthodoxe de Moscou, le patriarche Tikhon. Des orthodoxes courageux viennent protester et manifestent ; ils demandent d’eux-mêmes à la petite église catholique russe de venir avec eux. Le responsable de cette église le fait avec sa poignée de fidèles. Le patriarche est finalement libéré, même s’il meurt peu de temps après. Il est très touché par la présence des catholiques, alors que ces catholiques, juste avant la Révolution encore, étaient quasiment interdits sous la pression de l’Église orthodoxe. Voilà que, dans l’épreuve, les barrières là aussi fondent ; mais cela ne va pas durer très longtemps pour une raison très simple : un bon nombre de ces responsables, qu’ils soient orthodoxes ou catholiques, vont être mis dans des bateaux, expulsés de Russie qui est en train de devenir l’Union soviétique. Mais ce premier exemple de témoignage dans l’épreuve portera du fruit : quand les croyants de plus en plus nombreux sont envoyés au Goulag, il se trouvera comme dans les camps nazis ce que l’on peut appeler un « œcuménisme du Goulag », de prière commune, d’entraide. En parallèle dans le cas du nazisme, on peut citer les propos de Mgr von Galen à Pie XI le 25 mai 1937 au sujet de la réception de l’encyclique Mit Brennender Sorge sur le nazisme dans le monde luthérien : « Pour la première fois depuis quatre cents ans, les protestants reconnaissent que le pape a parlé aussi pour eux. » On peut aussi citer dans le même sens les propos du pasteur Dietrich Bonhoeffer dans une lettre de captivité à Eberhard Bethge (9 mars 1944) au sujet des souffrances endurées par les catholiques allemands : « Peut-être savent-ils mieux par leur histoire ce que sont réellement la souffrance et le martyre ? »

L’un des plus beaux exemples que je connaisse est celui de l’archevêque du chef de l’église catholique d’Ukraine (alors totalement clandestine et interdite), qui deviendra après sa libération cardinal, arrêté par le KGB (comme tous les évêques et envoyé dans le Goulag, il sera le seul survivant de la quinzaine d’évêques) : le cardinal Slipyj a raconté comment, dans le camp, il était le père spirituel de prêtres orthodoxes au moment où les relations entre les deux Églises étaient vraiment au plus bas, et comment il célébrait l’Eucharistie avec eux secrètement, clandestinement, dans les camps du Goulag sibérien où il se trouvait ; il a été aidé pour pouvoir avoir le pain et le vin. C’est un exemple parmi d’autres. Il y a une page de Soljenitsyne dans Une journée d’Ivan Denissovitch où il dit quelque chose de beau : « Dans le camp, nous partagions ce que nous avions de mieux. Les protestants : la Bible. Nous, les orthodoxes : notre liturgie. Les catholiques : d’appartenir à l’Église universelle. »

Un autre exemple me tient particulièrement à cœur : celui d’une catholique ukrainienne, Stefania Shabatura, qui a passé huit ans dans le Goulag, car elle avait commis un crime absolument impardonnable : cette jeune catholique, artiste connue et reconnue, avait écrit une lettre qu’elle avait envoyée tout à fait ouvertement, demandant le droit d’aller à la messe le dimanche. C’était un crime assez épouvantable à l’époque soviétique, puisque son Église n’existait plus et que la foi religieuse était en cours de liquidation. Elle s’est retrouvée avec vingt-six autres femmes dans un camp. Toutes étaient des « criminelles » religieuses : il y avait des gréco-catholiques comme Stefania Shabatura, des catholiques latines comme la lituanienne Nijolé Sadunaïté, des orthodoxes, des protestantes : imaginez un camp avec une ligne de chemin de fer spéciale pour arriver dans ce camp ; là, ces femmes et tous les gardiens. Elles ont vécu ensemble une densité de foi chrétienne vraiment comme des sœurs dans la prière, ou en protestant, en faisant une grève de la faim pour avoir une Bible, et d’autres actes courageux. Voilà la première dimension de l’œcuménisme vécu par des martyrs, des confesseurs de la foi ensemble.

La deuxième dimension, c’est l’œcuménisme des communautés chrétiennes à partir de la mémoire des martyrs. Là, il y a vraiment un nom qui s’impose : celui de Jean Paul II. Le pape polonais a été à la fois le prophète, mais il a aussi posé les premiers pas de la reconnaissance de l’unité vécue à travers les martyrs et les saints. Jean Paul II écrit dans Tertio millennio adveniente que l’œcuménisme des martyrs et des saints est sans doute le plus convaincant. Il a aussi écrit que, d’un point de vue théocentrique — en Dieu — nos Églises partagent déjà le même martyrologe, le grand livre dans lequel on a écrit les martyrs et les saints. Petite parenthèse : les martyrs ne sont pas une catégorie de saints ; les saints sont des martyrs non sanglants, historiquement parlant. Le mot « martyr » veut dire « témoin » ; tous les premiers saints de l’Église ont été des martyrs. Les martyrs ont donc, en quelque sorte, imprimé ce qu’est la sainteté pour l’Église. Après la fin de la persécution, les chrétiens se sont aperçus que l’on pouvait non seulement mourir pour le Christ, mais que l’on pouvait aussi vivre et témoigner pour lui : témoigner pour lui en mourant pour lui ou en vivant pour lui, en portant témoignage pour le Christ dans toutes les dimensions, tous les recoins possibles de la vie.

Jean Paul II a commencé par agir dans ce domaine ; lors de ses voyages apostoliques, surtout en 1995 en République Tchèque et en Slovaquie, il a canonisé des martyrs catholiques tués par des protestants. Or, pendant les messes de canonisation, aussi bien en République Tchèque qu’en Slovaquie, il a demandé aussi aux fidèles essentiellement catholiques de reconnaître la grandeur, la foi, la beauté du témoignage des protestants qui avaient préféré être tués par les catholiques plutôt que d’abjurer leur propre confession. Par sa voix, il leur rend la louange qu’ils méritent, exprime son admiration car le martyre unit tous les croyants au Christ, en attendant de pouvoir parvenir à une pleine communion ecclésiale. Ainsi, à Kosice, il a demandé aux catholiques de se réjouir et de rendre grâce à Dieu pour le témoignage dans la foi de ceux qui ont préféré mourir martyrs catholiques plutôt qu’abjurer leur foi pour devenir protestants, donc tués par des protestants. Dans le même temps, il a demandé de rendre louange (selon ses termes) et d’admirer les protestants — 24 fidèles protestants — tués à Prešov par des catholiques ; puis, il est allé en République Tchèque et a parlé dans le même sens.

En 1995, quand j’ai entendu et lu cela, je me suis dit qu’il y avait là quelque chose d’extraordinaire. Le pasteur Bethge, l’ami le plus proche de Dietrich Bonhoeffer (l’un des grands témoins de la foi du XXe siècle), a inventé ce terme de « martyr confessionnel ». Bethge dit : « Les chrétiens qui meurent ensemble pour le Christ dans le cas du nazisme, du communisme et d’autres situations, sont un témoignage de foi magnifique et c’est une voie magnifique vers l’unité et la réconciliation des chrétiens ». Mais il ajoute que dans le cours de l’Histoire, il y a eu d’autres chrétiens tués, cette fois-ci, par des chrétiens d’autres confessions. Il les appelle donc « martyrs confessionnels » et dit — et il a tout à fait raison — que là, c’est nettement plus délicat. C’est facile à comprendre parce qu’à juste titre, leurs Églises gardent, reconnaissent et rendent grâce pour la grandeur de leur témoignage, qu’il les canonise ou non. Les Églises protestantes ne canonisent pas, mais elles les reconnaissent et les gardent dans la mémoire ; elles ont des livres de mémoire sur ceux qui ont donné leur vie pour leurs convictions. Et en écoutant Jean Paul II parler comme il l’a fait en 1995, je me suis dit que le jour où nos Églises participeront ensemble à une commémoration qui les lie — repentance et action de grâce mutuelles pour les martyrs — un pas important aura été fait vers l’unité. Comme toujours, un petit pas dans ce qu’il y a de plus difficile a au moins autant — voire plus — de valeur qu’un grand pas dans ce qu’il y a de plus facile.

Dans ce domaine, il y a des choses qui se sont faites — je pense à nouveau à l’Ukraine. À peu près à la même époque, au XVIIe siècle, dans ce pays qui s’appelle aujourd’hui l’Ukraine mais qui s’appelait la Ruthénie (ce qui veut dire « russe », c’est le même mot), un évêque catholique, Josaphat Kuntsevych, un moine basilien a été tué par des orthodoxes, et un higoumène orthodoxe, Athanase de Brest-Litovsk, a été tué par des catholiques. Tous deux ont été canonisés par leurs églises respectives. Pendant des siècles, ces deux saints — un saint catholique et un saint orthodoxe — ont été exaltés par leurs Églises réciproques, non seulement pour le beau témoignage jusqu’au martyre qu’ils ont donné, mais aussi comme un instrument pour dire que les autres sont des méchants — c’est presque une litote — donc un instrument dans la guerre confessionnelle. Je me souviens avoir terminé une conférence que je donnais au début des années 2000 à l’université catholique d’Ukraine au moment où elle naissait, en disant : « Imaginons qu’un jour, catholiques et orthodoxes célèbrent ensemble leurs deux saints, Josaphat et Athanase, leurs deux martyrs qui nous ont tellement guidés pendant ces siècles, en demandant pardon à Dieu pour ces situations de violence, et qu’on rende grâce pour leur témoignage de foi. » Le responsable de l’université m’a dit : « Vous arrivez juste un petit peu trop tôt. Nous sommes en train de faire peindre une icône avec ces deux saints ensemble, sur le modèle d’une icône très connue de saint Pierre et de saint André. » De fait, cette icône a été rapidement non seulement terminée, mais aussi installée : elle commence à se répandre chez les catholiques et les orthodoxes, ensemble. C’est un magnifique témoignage.

Je reviens à Jean Paul II et à ses phrases si fortes sur l’œcuménisme des martyrs et des saints. Pourquoi est-il le plus convaincant ? La première raison toute simple, c’est que c’est un œcuménisme de la conviction : la conviction qui donne son accord à une vérité qui se révèle, la conviction qui va jusqu’au don de sa vie est bien sûr la plus forte et la plus impressionnante. Ces martyrs chrétiens — qu’ils soient catholiques, protestants, orthodoxes — nous disent la même chose : « La seule réponse adéquate à Celui qui donne sa vie pour moi, c’est de donner ma vie pour Lui », y compris au sens radical s’il le faut, tout en sachant que les martyrs ne sont pas des chrétiens d’une espèce différente des autres. Leur témoignage de la foi est le même, c’est partout la même chose, c’est difficile, exaltant, que l’on meurt sous la violence d’une exécution, d’un assassinat ou non — sainte Thérèse de Lisieux dit cela de façon tellement magnifique quand l’une de ses sœurs, Céline, lui écrit qu’elle rêve que Thérèse meurt martyre et qu’elle est fort jalouse, et que Thérèse lui répond un peu sèchement : « Avant de mourir par le glaive, commençons par mourir martyre à coups d’épingles» (c’est-à-dire dans la vie quotidienne).

Il faut certes exalter les martyrs, mais il ne faut surtout pas les séparer de ce qu’est la vocation chrétienne : ce sont des témoins jusqu’au bout, mais elle est bien partout la même : suivre Jésus. Donc pour Jean Paul II, ce martyr est le plus convaincant et il dit aussi que « d’un point de vue théocentrique, nous partageons déjà le même martyre » : c’est une phrase très forte (peut-être même qu’en un certain temps, elle lui aurait valu quelques ennuis avec sa propre Église). Jean Paul II veut dire que l’unité des chrétiens n’est pas à rechercher, n’est pas à faire comme si elle n’existait pas : elle n’est pas à faire, elle est à élargir, elle est déjà réalisée dans nos martyrs et dans nos saints. C’est comme toute action humaine : quand nous savons que cela existe déjà (que c’est à agrandir), c’est quand même plus facile que quand cela n’existe pas du tout.

Nos martyrs sont, après le Christ, notre « plus grand dénominateur commun »...

Dire que l’Église est indivise dans ses martyrs, cela reprend une idée exprimée au XIXe siècle par un métropolite orthodoxe, Platon de Kiev, qui disait : « Les murs qui séparent nos Églises ne montent pas jusqu’au Ciel. » C’est une façon de dire la même chose que ce que dit Jean Paul II. Cette unité est déjà réalisée. Il ne faut pas oublier cette dimension : nous partageons déjà le même martyre. Autrement dit — et au point de vue de l’unité des chrétiens c’est une leçon non moins importante — il peut y avoir la tentation du « plus petit dénominateur commun » : cherchons a minima ce que nous possédons ensemble entre nous, même si finalement c’est peu. Mais nos martyrs sont, après le Christ, notre « plus grand dénominateur commun » : Dieu, son Fils, l’Esprit Saint en ses saints, en ses martyrs ; l’unité est déjà réalisée au Ciel, elle n’efface pas les divisions, les problèmes réels sur la Terre, il ne faut vraiment pas les cacher, mais elle constitue pour toutes nos Églises un encouragement formidable. D’où la question : puisque nos saints, nos martyrs sont ensemble dans la sainteté, pourquoi ne serait-on pas ensemble dans notre vie quotidienne, chrétienne ?

Nous pouvons relier cela d’ailleurs exactement à une demande que nous faisons tous les jours : « Que Ta volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel. » La volonté de Dieu est faite au Ciel, au point de vue théocentrique : nous prierons pour ceux qui sont allés au bout de leur témoignage pour Lui, que ce soit dans le martyr ou la sainteté, ensemble avec Lui. Pour ce qui est sur Terre, le Seigneur, qui nous a créés sans nous demander notre avis, ne veut pas nous rendre saints et nous sauver sans notre collaboration. C’est saint Ephrem, saint Augustin, les Pères de l’Église, etc., et c’est toujours vrai aujourd’hui. Il y a donc des pistes très intéressantes dans ces paroles de Jean Paul II : d’être attentifs ensemble à soutenir, défendre, consoler, honorer les frères chrétiens qui, en ce moment même, souffrent ensemble pour le nom du Christ ! Je pense à ceux d’Irak, de Syrie, du Nigéria, d’Inde et d’autres pays... Avançons ensemble dans le travail de mémoire et marchons ensemble à leur suite !

J’en viens au troisième point fort, à savoir les réalisations concrètes en mémoire de l’œcuménisme des martyrs. Tout le monde pense tout de suite et avec raison à la semaine de prière pour l’unité des chrétiens. J’exprime un petit regret : à ma connaissance, sauf erreur de ma part, cette semaine de prière comprend la dimension du témoignage, mais il n’y a pas encore eu explicitement le thème de l’unité à travers les martyrs. Cette petite réserve mise à part, il y a aussi un partage, une avancée au point de vue théologique. Un travail concret se fait, animé par le monastère de Bose, dans le nord de l’Italie, avec une dimension œcuménique très forte. Un groupe de travail un peu informel — mais qui ne se cache pas — s’est constitué avec d’un côté des responsables non officiels du Conseil œcuménique des Églises, et du côté catholique, des personnes envoyées par Rome, un peu en retrait, qui travaillent ensemble sur la manière d’avancer dans l’unité à travers les martyrs et les saints par des rencontres, par des études, par un martyrologe publié et traduit dans plusieurs langues.

Une dernière dimension mérite d’être soulignée. Nous sommes des personnes incarnées : ce qui se voit beaucoup dans la vie chrétienne — religieuse ou non — s’inscrit souvent dans la pierre, d’une façon ou d’une autre. Nous avons ainsi des inscriptions de cette unité par des martyrs dans la pierre : monuments, statues et autres. Il y a aussi les rencontres, avec des pèlerinages communs, des vieux lieux de martyres qu’ils soient anciens ou modernes, dans tous les pays du monde, jusqu’en Albanie par exemple.

Ces inscriptions dans la pierre se trouvent d’abord à Rome même (ce n’est pas un hasard si c’est lié à Jean Paul II) : le premier lieu extraordinaire est la basilique de Saint-Bartholomée (San Bartolomeo en italien), confiée à la Communauté Sant’ Egidio sur la seule île de la ville au milieu du Tibre, qu’on appelle l’île Tibérine :  depuis le début des années 2000, cette basilique s’appelle la « Basilique de saint Barthélémy et des martyrs du XXsiècle ». Par la volonté de Jean Paul II, précisée ensuite par Benoît XVI qui s’y est rendu et y a fait des discours importants, c’est un lieu de mémoire et un lieu où sont conservées des reliques. On y voit un autel avec une grande icône œcuménique des martyrs du XXe siècle ; dans chaque chapelle latérale, se trouvent des reliques soit de martyrs catholiques, soit de martyrs orthodoxes (je pense au dernier calice du père Alexandre Men), soit de martyrs anglicans (les bâtons des sept frères d’une fraternité anglicane tués en ramenant la paix dans les îles Salomon), et d’autres aussi. C’est donc un lieu très émouvant à travers ces reliques, quelques objets, une croix, quelques objets des camps nazis et des camps du Goulag. De belles célébrations régulières ont lieu. Cette basilique s'enrichit constamment de nouvelles reliques, les dernières étant de martyrs de 2015.

Au Vatican même, un autre lieu fait mémoire des martyrs du XXe siècle : la chapelle Redemptoris Mater, qu’on a pu appeler la « Sixtine du XXe siècle », cadeau des cardinaux au pape. Des centaines de mètres carrés de mosaïques fabuleuses y ont été réalisées. C’est là où ont lieu tous les exercices de carême de la Curie. Le père Marko Rupnik, un jésuite, a été chargé du projet avec le soutien du cardinal Spidlik, l’un des grands amis de Jean-Paul II. Le propre neveu du cardinal Spidlik (qui avait déjà quitté la Tchécoslovaquie) avait été assassiné en vengeance contre son oncle qui avait le courage de parler des persécutions dans son pays, la Tchécoslovaquie. Il y a deux dimensions extraordinaires dans cette chapelle : la première, c’est qu’il y a tout un mur couvert par des Saintes Trinités qui représentent toujours trois saints : un Oriental et deux Occidentaux ou deux Orientaux et un Occidental. Par exemple, il y a saint Nicolas entre Grégoire le Grand et saint Chrysostome ; ou encore saint Serge entre saint Basile et saint Benoît. Mais il a mis aussi ce qui divise un peu l’Orient et l’Occident au niveau de la spéculation théologique, représenté par saint Thomas d’Aquin d’un côté et saint Grégoire Palamas de l’autre : tant de livres ont été écrits de part et d’autre, pour montrer que l’autre avait tort ! mais ici, se tient l’un de leurs inspirateurs communs : Jean Damascène. Et puis, dominant le tout, une grande fresque mosaïque représente la grande procession des martyrs du XXe siècle : catholiques, protestants, orthodoxes, en particulier du Goulag russe.

D’autres monuments catholiques délivrent le même message. À Saint-Maurice du Valais qui vient de fêter ses 1500 ans, là où saint Maurice et ses compagnons ont été martyrisés, la grande porte magnifique en bronze de l’église exprime la mémoire œcuménique des martyrs du XXe siècle et de tous les siècles. Près de Paris, à Nanterre, Mgr Daucourt a créé dans sa cathédrale une chapelle de saint Maurice sur les martyrs de tous les temps. Dans l’Église anglicane, le lieu de mémoire le plus extraordinaire est l’abbaye de Westminster, comme cathédrale de Canterbury, le sanctuaire anglican le plus important dans le monde, au cœur de Londres. Au milieu des années quatre-vingt-dix, les autorités de l’Église anglicane se sont rendus compte que la Réforme était arrivée alors même que l’abbaye n’était pas achevée, et qu’on avait laissé une façade avec des niches restées vides. Il a été décidé d’y mettre des statues de martyrs chrétiens du XXe siècle. J’étais à Londres récemment, avec des touristes japonais devant ces statues ; comme il pleut beaucoup à Londres, la pierre a déjà un peu verdie par la pluie. La plupart des gens croyaient que ces statues dataient du Moyen Âge, alors qu’il y en a un ou deux qui portent des lunettes ! Il y a là des noms à la fois très connus, comme saint Maximilien Kolbe, Martin Luther King, Oscar Romero ou encore la grande duchesse Élisabeth de Russie — donc toutes les confessions — et d’autres totalement inconnus : un catéchiste anglican tué par sa mère en Afrique australe dans les années vingt, un pasteur protestant tué en Chine pendant la Révolution culturelle. Il faut aussi citer chez les anglicans la chapelle de la Corona tout au bout de la cathédrale de Canterbury (là où se trouvait la tombe de saint Thomas Beckett, désacralisée au moment de la Réforme). Cette chapelle aujourd’hui est la chapelle œcuménique des martyrs du XXe siècle ; elle est pour l’instant toute modeste, et ne comprend que des reproductions, mais il y a Charles de Foucauld, Édith Stein, Bonhoeffer, le père Kolbe et d’autres.

Le troisième exemple aussi très fort en Angleterre est à Oxford : la fameuse église Sainte-Marie où Wesley et Newman ont prêché. S’y tenait une grande stèle à la mémoire des martyrs anglicans tués par les catholiques au XVIe siècle. Cette stèle a été remplacée à Noël 2000 par une autre stèle, commune, sur les martyrs anglicans tués par les catholiques au moment de la Réforme (époque de Marie Stuart) et les martyrs catholiques tués par des anglicans, en particulier ceux qui ont été canonisés par Paul VI : ils sont honorés ensemble dans ce haut lieu de l’Angleterre.

Il y a d’autres exemples de chapelles un peu similaires dans des églises — des cathédrales même — protestantes. En Suède : la cathédrale de Strängnäs, ou encore à Utrecht (Réformés). Dans le monde orthodoxe, puisque c’est en Russie (plus précisément, dans l’ex-URSS) qu’il y a eu le plus de martyrs chrétiens au XXe siècle, il faut citer Butovo, près de Moscou, où l’on a découvert un charnier avec 21.000 personnes exécutées (un bon millier de prêtres, moines et évêques, et parmi eux des catholiques) ou encore à Sandormorch, à côté de Saint-Pétersbourg, où un évêque catholique, des dizaines de prêtres et des centaines de prêtres orthodoxes ont été exécutés. Dans ces lieux de mémoire orthodoxes, la mémoire des catholiques martyrisés est aussi marquée. Cette inscription dans la pierre est un très beau témoignage sur l’œcuménisme à travers les martyrs.

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