Au Cénacle, les disciples sont réunis "par peur des juifs" (Jn 20, 19). Depuis la débâcle qui a suivi l’arrestation de Jésus à Gethsémani et le reniement de Pierre, cette communauté des disciples qui devraient n’avoir "qu’un seul cœur et qu’une seule âme" (Ac 4, 32) n’est plus réunie par l’amour mais par la peur, qui crée la division. Le péché laisse des traces… Les disciples sont divisés et ne se font plus confiance entre eux, à tel point qu’ils ne croient pas le témoignage des saintes femmes revenues du tombeau vide, et que Thomas ne croit pas les onze lorsqu’ils lui disent avoir vu le Sauveur ressuscité.
C’est pour mettre fin à cette division que Jésus, lors de cette nouvelle apparition, doit leur dire par deux fois : "La paix soit avec vous !" (Jn 20, 19 et 21), puis leur communiquer son Esprit saint qui sera le garant de leur unité retrouvée. C’est l’Esprit saint répandu sur les disciples qui leur permettra de n’avoir "qu’un seul cœur et qu’une seule âme", de "remettre les péchés" (Jn 20, 23), et de "rendre témoignage de la résurrection du Seigneur Jésus" (Ac 4, 33). C’est l’Esprit saint qui leur donnera de former ensemble une Église selon le cœur de Dieu, capable d’évangéliser le monde entier par le témoignage de l’amour fraternel et d’une paix qui vient d’en-haut.
Mais lors de cette deuxième apparition au Cénacle, il en est un qui semble un peu à l’écart, c’est Thomas. Que n’a-t-on pas reproché à Thomas ? Et pourtant, c’est un disciple zélé. Lorsque Jésus avait annoncé sa Passion, c’est lui qui s’était exclamé, plein d’ardeur : "Allons-y nous aussi, nous mourrons avec lui !" (Jn 11, 5). Tous les disciples n’avaient pas eu le même courage ni le même empressement à courir vers le martyre. Oui, Thomas l’Apôtre, dont la Tradition rapporte qu’il fut le premier évangélisateur de l’Inde et de la Chine où il devait effectivement mourir en martyre, est loin d’être un médiocre. D’ailleurs, lors de la première apparition de Jésus au Cénacle, le seul tort de Thomas était d’être absent. Pour le reste, les autres disciples, eux-aussi, avaient eu besoin de voir les plaies glorieuses du Christ pour croire. Aucun des Douze n’a cru sans avoir vu. Thomas est donc bien un apôtre de plein droit, un martyre par le sang versé, et de surcroît il est un théologien.
Un indice nous met sur la piste de ses dispositions de théologien. Le nom de Thomas l’Apôtre signifie "jumeau". Or jamais l’Évangile ne nous précise de qui Thomas est le jumeau. Et si le jumeau de Thomas l’Apôtre, par-delà les siècles, était Thomas d’Aquin ? Cela expliquerait pourquoi, comme il arrive souvent pour des frères jumeaux, Thomas l’Apôtre et Thomas d’Aquin sont si fréquemment confondus. On ne compte plus les politiciens et autres journalistes, aussi incultes les uns que les autres, affirmant gravement : "Je suis comme saint Thomas d’Aquin, je ne crois que ce que je vois." À vrai dire, il faudrait que politiciens et journalistes commencent par accepter de voir ce qu’ils voient, ce qui est une qualité rare.
Entre l’un des Douze, qui vécut au Ier siècle, et le docteur de l’Église du XIIIe siècle, la confusion est un peu ridicule, mais pas sans fondement. Saint Thomas d’Aquin était d’ailleurs admiratif de son jumeau spirituel, puisqu’il qualifie Thomas l’Apôtre de "bon théologien" lorsqu’il commente l’Évangile d’aujourd’hui. Pourquoi Thomas l’Apôtre est-il bon théologien ? C’est qu’en disant "Mon Seigneur et mon Dieu" après avoir vu et touché les plaies du Christ ressuscité, il va au-delà de ce que ses sens lui font expérimenter. En cela, il ressemble aussi un peu à Jean, l’autre théologien parmi les Douze, qui en se penchant vers le tombeau vide, "vit et crut" (Jn 20, 8) bien au-delà de ce qu’il avait vu.
Ce que Thomas l’Apôtre voit et touche, en cet instant, c’est un homme qui était mort et qui est vivant. Ce qu’il expérimente par ses sens, c’est donc seulement que Jésus est ressuscité. C’est déjà énorme, mais sa confession de foi va beaucoup plus loin : "Mon Seigneur et mon Dieu." Thomas l’Apôtre ne voit pas seulement un homme ressuscité, il confesse un homme qui est Dieu. Thomas d’Aquin conclut : En disant "Mon Seigneur", Thomas confesse la vérité de l’humanité de Jésus, en disant "Mon Dieu", Thomas confesse la vérité de sa divinité.
Thomas l’Apôtre et Thomas d’Aquin sont donc bien deux jumeaux théologiens. C’est au point qu’on pense irrésistiblement à Thomas d’Aquin lorsqu’on voit, sur le tableau du Caravage, Thomas l’Apôtre introduisant son doigt dans les plaies du crucifié. C’est cela aussi, être théologien : essayer de contempler le mystère non pas en observateur, de l’extérieur, mais en disciple, de l’intérieur. Si l’Esprit saint est traditionnellement appelé le "doigt de Dieu", alors il faut comprendre en voyant cette scène d’Évangile et les peintures qui la représentent, qu’on n’entre vraiment dans le mystère de Dieu qu’avec l’aide de l’Esprit saint. Cela ne supprime d’ailleurs pas le besoin de signes.
En pénétrant l’humanité du Christ, nous entrons dans sa divinité, et par là jusque dans l’intimité de la Trinité.
Les Apôtres ont vu puis ils ont cru, pour qu’en recevant leur témoignage, nous puissions croire sans avoir vu. Mais leur témoignage est un signe, comme est aussi un signe le corps du Christ dans l’Eucharistie, comme est aussi le corps mystique du Christ qui est l’Église, par qui l’amour de Dieu nous est rendu visible à travers les saints, à travers les œuvres de miséricorde. Nous avons besoin de ces signes, et nous avons besoin d’aller jusqu’à la réalité qu’ils signifient : Dieu lui-même, dans son intimité. Avec l’Apôtre Thomas, c’est l’Esprit saint, le doigt de Dieu, qui nous entraîne dans les profondeurs de Dieu, littéralement dans ses entrailles. En pénétrant l’humanité du Christ, nous entrons dans sa divinité, et par là jusque dans l’intimité de la Trinité.
Ce qui est vrai de Thomas l’Apôtre et de Thomas d’Aquin, comme théologiens, est aussi vrai de tout disciple de Jésus-Christ. La Résurrection, celle de Jésus et la nôtre que nous espérons, doit nous ouvrir les yeux sur le mystère de Dieu. Il ne faut pas se tromper de priorité : si Jésus nous promettait la Résurrection sans nous promettre aussi d’entrer par là dans l’intimité même de Dieu-Trinité, quel serait l’intérêt ? La vie éternelle n’aurait aucun intérêt si elle ne nous permettait pas d’entrer plus profondément dans le mystère de Dieu. À contempler chacun notre nombril pour l’éternité, nous tomberions vite dans l’ennui. Ce serait une survie, mais certainement pas la Vie ! Au contraire, avec Thomas l’Apôtre et Thomas d’Aquin, demandons à l’Esprit saint de nous entraîner chaque jour plus loin dans les profondeurs de Dieu et de confesser déjà : "Mon Seigneur et mon Dieu !" C’est ainsi que nous seront dès à présent les meilleurs témoins de la miséricorde infinie de Dieu, qui consiste à se laisser toucher par les hommes.