Pour Jean Paul II, que certains ont surnommé le “Grand canonisateur”, les saints demeurent les témoins de la jeunesse de l’Église et ceux du futur. Au cours de son pontificat, il a ainsi procédé à plus de 1.300 béatifications et près de 500 canonisations ! Aucun pape n’a vénéré ni valorisé autant de figures spirituelles emblématiques de la chrétienté, autant de modèles de sainteté. Bernard Lecomte, écrivain et spécialiste du Vatican, explique à Aleteia pourquoi, selon Jean Paul II, les saints ne vieillissent jamais. Le pontificat de Jean Paul II, l’un des saints patrons des JMJ de Panama, a été marqué par un nombre impressionnant de béatifications et de canonisations. Un vrai bouleversement dans les habitudes du Vatican, que le pape François prolonge ! Pourquoi, pour Jean Paul II, les saints étaient-ils aussi importants ? Pourquoi le pape François va-t-il encore plus loin dans la pastorale par la sainteté ? Décryptage avec Bernard Lecomte, écrivain, journaliste et spécialiste du Vatican.
Aleteia : Dans votre livre Le Monde selon Jean Paul II vous soulignez qu’aucun pape n’a mis en évidence autant de figures spirituelles. Pourquoi Jean Paul II a-t-il canonisé tant de saints ?
Bernard Lecomte : Vous avez raison sur le constat. Jean Paul II a été un grand canonisateur. Même si le pape François va sans doute battre son record, notamment parce qu’il canonise des groupes, parfois de plusieurs centaines de personnes, Jean Paul II a effectivement canonisé beaucoup plus que tous ses prédécesseurs : il a béatifié 1.338 personnes et en a canonisé 482. Il n’est pas inutile de remarquer que cela s’est fait autour de l’an 2000, à l’occasion du troisième millénaire. Il a tellement augmenté le nombre de saints dans l’Église qu’un jour, à l’un de ses proches lui disant que cela commençait à faire beaucoup, il aurait répondu : “Ce n’est pas de ma faute, c’est de celle du Saint Esprit !”
D’où venait sa vénération pour les saints ?
On peut évidemment l’expliquer par son origine personnelle. Le Pape vient d’un pays – la Pologne – et d’une ville en particulier — Cracovie — habitués à vénérer des saints en permanence. Le christianisme polonais va de saint en saint. Quand on traverse Cracovie, de l’université où Wojtyla a enseigné jusqu’au Palais épiscopal qu’il a habité, on passe par la rue Saint Marc, la rue Sainte Anne, la rue Saint Jean, qui sont toutes jalonnées par une suite impressionnante de statues de saints. La Pologne est ainsi. Le creuset culturel de Karol Wojtyla, c’est un pays où l’on vénère beaucoup les saints.
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Dans sa famille, c’était le cas de son père. C’est lui qui en premier inculque à son fils ce culte des saints dont saint Joseph, figure très importante pour le père de Karol Wojtyla. Il n’est pas étonnant de constater que, depuis, les saints l’accompagnent partout. Depuis ses travaux universitaires, où il chemine avec saint Jean de la Croix et sainte Thérèse d’Avila, jusqu’à la devise Totus Tuus qu’il choisit pour son pontificat, empruntée à saint Louis-Marie Grignion de Montfort, sa vie spirituelle a toujours été habitée par les saints. Dernier exemple sur ce plan : quand il est élu Pape, la première chose qu’il fait est d’aller rendre hommage à saint François d’Assise et à sainte Catherine de Sienne : les deux saints patrons de l’Italie. Ce sont ses deux premiers déplacements en tant que souverain pontife. Les saints ne le quittaient jamais.
Ils font aussi partie de l’histoire selon lui ?
L’une des raisons principales se trouve dans sa propre histoire. Pour Jean Paul II, les hommes et les nations sont originaires d’une culture et d’une histoire dont les saints sont les jalons spirituels. Je me rappelle très bien de la visite du pape en 1986, à Lyon. À l’époque, j’avais été très frappé de constater qu’à l’occasion de tous ses discours, il n’avait raté aucun saint de Lyon ! De sainte Blandine, l’une des premières saintes, jusqu’au saint Curé d’Ars qui était une figure fondamentale dans sa propre vie. Jean Paul II a redit aux chrétiens lyonnais l’héritage dont ils étaient porteurs. Dans ses voyages, il a toujours fait référence aux saints fondateurs de tous les pays chrétiens qu’il visitait. Ils étaient souvent au cœur de ses homélies et ses discours.
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Jean Paul II les a mis en évidence en soulignant leur modernité…
Pour lui — pardon du paradoxe ! — les saints sont extrêmement modernes. Cela peut paraître étrange pour ceux qui les assimilent au passé, voire aux traditions médiévales. Pour Jean Paul II, ce n’est pas du tout le cas. Lui-même se situe dans un monde où les jeunes et les moins jeunes se réfèrent à des personnalités, à des vedettes du cinéma ou du show-business. On n’arrête pas d’ériger des modèles et de décerner des prix : du prix Nobel jusqu’à Miss France. Cela fait partie de la société moderne. Jean Paul II s’inscrit dans cette modernité. Il propose que l’on puisse se référer à Mère Teresa, ce qui est au moins aussi bien que de se référer à Madonna ou à Michael Jackson. C’est un signe de modernité de sa part. À la référence permanente à des people, Jean Paul II propose celle des saints.
Cette modernité va-t-elle de paire avec la dimension planétaire de son pontificat ?
Jean Paul II a porté aux quatre coins du monde le gouvernement de l’Église. Il a voyagé plus qu’aucun autre pape, c’est pour cela qu’on l’a appelé le pape voyageur. Dans ses voyages dans le Tiers monde, qui est l’avenir de l’Église, que ce soit en Afrique, en Amérique Latine ou en Asie – des continents qui sont christianisés depuis peu de temps – il avait toujours le souci de donner à ces pays des modèles à eux, des saints de chez eux. La canonisation des saints au Rwanda est un geste très important. Ces pays se référaient tout le temps à des saints occidentaux. Qu’on soit en Somalie ou aux Philippines, on priait saint Vincent de Paul, saint François de Sales ou saint Bernard de Clairvaux. Ce qui, aujourd’hui, peut paraître un peu étrange. Jean Paul II a eu le souci de donner à chaque pays des saints autochtones, des saints locaux. Non pas pour que ces pays s’enferment sur eux-mêmes, mais pour les rattacher aux saints de toute la chrétienté. Il intégrait ainsi ces pays dans une chrétienté qui doit compter des docteurs de l’Église ou des martyrs qui ne soient pas seulement italiens, français ou allemands. C’était sa démarche.
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Voyez-vous dans cette démarche une continuité dans le pontificat du pape François ?
Oui, absolument. Le pape François s’inscrit dans cette continuité. Ses discours, au cours de ses voyages, font souvent penser à Jean Paul II. Particulièrement lorsqu’il s’agit de faire référence à des témoins et à des saints contemporains. Lui aussi est un pape moderne. Il béatifie et canonise des saints pour donner des modèles à des sociétés modernes, pas du tout pour nous projeter dans le passé, bien au contraire. À ce titre, il est intéressant de remarquer que le pape François est en train de marginaliser cette tradition qui exige, pour toute canonisation, un miracle reconnu dans la vie du saint. Le miracle est une tradition qui commence à être relativisée, au profit de la personne et de ses mérites. C’était le cas de Jean XXIII. Ce pape argentin a fait accélérer de nombreuses procédures de canonisation, comme dans le cas d’Oscar Romero dont le procès ne cessait de durer avant qu’il s’en occupe. Il était conscient de l’urgence de donner un tel modèle, particulièrement aux Églises d’Amérique latine.
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Deux papes qui n’ont pas eu peur de mettre les nouvelles technologies au profit de l’évangélisation…
À partir du pontificat de Jean Paul II, la procédure de béatification et de canonisation, que l’on appelle un procès dans un cas comme dans l’autre, a bénéficié de l’arrivée de l’informatique. Avant, il fallait entre 5, 10 et 30 ans pour rassembler des milliers de documents : il fallait les écrire, les corriger, les valider, les envoyer… Les distances et les délais n’étaient pas aussi réduits qu’ils le sont maintenant. Ce fut par exemple le cas pour la canonisation du père Charles de Foucauld comme pour d’autres saints, qui ont pris beaucoup trop de temps. Aujourd’hui, tout cela se fait par ordinateur et par email. Ce n’est pas un détail insignifiant, quand on considère toute la complexité d’un procès en canonisation. Jean Paul II comme François sont des papes modernes qui n’hésitent pas à utiliser les nouvelles technologies.
Avez-vous une idée des prochains choix de canonisation du pape François, et de la démarche que ces choix traduiront ?
Pour chaque pape, c’est toujours la même question qui se pose. Ce qui me frappe chez le pape François, c’est le fait que ce souverain pontife de 81 ans soit à l’aise dans le monde moderne. En même temps, il s’inscrit dans la continuité des pontificats précédents. Le rôle d’un pape n’est pas de changer d’un coup l’histoire de l’Église. Je vois une continuité entre Jean Paul II et lui : ils sont tous les deux des pasteurs, très attachés aux gens. C’est le cas à Rome, même si les palais du Vatican que l’histoire leur a légué peuvent donner l’impression de les isoler. C’est encore plus frappant au cours de leurs voyages. Ils sont des papes tactiles : ils touchent, ils embrassent, ils pleurent, ils rient ! Ce sont des papes très humains. Sans doute en raison de leur passé respectif, l’un à Cracovie l’autre à Buenos Air, ils sont très proches des gens.
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C’est cette tendresse du pape François dont on se souviendra le plus ?
Je pense que c’est cette proximité avec les gens qui marquera le pontificat du pape François. Malgré les difficultés de son temps, et en ce moment on peut dire qu’elles sont très compliquées, il va vers les autres. Par sa pastorale évidente, qui est souvent spectaculaire, ce pape est vraiment un pasteur. En le regardant, on a forcément à l’esprit cette image du berger avec ses brebis. Une image qui est finalement très moderne car le pape François est en face d’un monde qui n’est plus celui de Jean-Paul II. On retrouve avec lui le même sens de la pastorale qu’avec le Pape polonais, mais le monde est différent. Ce n’est pas l’Église qui change, c’est le monde. L’Église doit alors adapter son langage. Le pape François aura passé tout son pontificat à adapter ce langage à un monde qui change très vite.
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Cette adaptation au monde qui change si vite explique t’elle aussi qu’il canonise encore plus que Jean Paul II ?
François n’hésite pas à béatifier ou à canoniser des groupes entiers de bienheureux ou de saints. Rappelons-nous les 19 récentes canonisations d’Algérie. En Albanie, il a béatifié d’un coup 38 victimes du communisme. Rappelons-nous aussi la béatification récente de 124 martyrs coréens. Je vois ici la continuité de l’action de Jean Paul II. Au moment du 3e millénaire, le Pape polonais avait rendu hommage aux martyrs du XXᵉ siècle. Avec lui, on pensait bien-sûr à tous les martyrs du communisme. Mais il n’y avait pas qu’eux. Il y avait aussi les martyrs des guerres et des dictatures.
Quelle est la signification de la canonisation des martyrs ?
Les martyrs montrent qu’un chrétien doit donner sa vie pour sa Foi. Même si pour nous, en France, cela peut paraître assez théorique, ce n’est pas le cas pour le pape qui vient d’Argentine, comme pour celui qui venait du monde communiste. Dans ces pays, des chrétiens ont donné leur vie pour leur Foi, au cours du XXᵉ siècle. À ce sujet, j’ai été personnellement très marqué par une canonisation qui est passée relativement inaperçue. Il s’agissait de celle de Salomon Leclercq, en 2016. Il était un frère des écoles chrétiennes, l’une des premières victimes des persécutions anti-religieuses au cours de la Révolution française, en 1792. Il est mort parce qu’il a refusé de prêter le serment constitutionnel imposé par les révolutionnaires. Beaucoup de prêtres ont refusé et sont morts en martyrs. Salomon Leclercq est sans doute l’une des premières victimes. C’est de l’histoire ancienne, mais elle a une interprétation politique très forte aujourd’hui, et elle nous rappelle aussi à nous, chrétiens d’Occident, cette valeur suprême de la Foi pour laquelle d’autres chrétiens d’aujourd’hui, comme au Moyen-Orient, acceptent le martyr.