"Qui est Jorge Mario Bergoglio ?" Cette question, des millions de personnes se la posent au soir du 13 mars 2013. S’avançant benoîtement au balcon de la basilique Saint-Pierre, le nouveau pontife apparaît d’emblée aux yeux du monde comme le pape d’un vent nouveau. Premier pontife sud-américain de l’histoire, premier jésuite à porter l’anneau du pêcheur, premier évêque de Rome à choisir le nom de François… Celui que les cardinaux sont allés "chercher au bout du monde" surprend immédiatement par sa simplicité, allant jusqu’à s’incliner devant la foule et lui demander de prier pour lui. Alors que son pontificat s’est achevé le 21 avril 2025, François aura douze ans à la tête de l’Église.
Dès les débuts du pontificat, le pasteur argentin laisse entrevoir un style nouveau. Plus qu’un symbole, il choisit comme première visite pastorale l’île de Lampedusa. À 300 kilomètres des côtes africaines, elle se trouve être à la périphérie d’une Europe qui ne veut plus regarder le drame des migrants. Par sa seule présence, ce fils d’immigrés italiens imprime sa marque, casse les codes, place chacun – et les catholiques en premier lieu – devant ses responsabilités et ses contradictions.
Rapidement, les médias se prennent d’affection pour cet homme qui bouleverse par d’habiles formules une Église souvent jugée auto-suffisante et auto-référencée. De retour des JMJ de Rio quelques semaines après son élection, il souffle une phrase qui va faire le tour du monde : "Si une personne est gay et cherche le Seigneur avec bonne volonté, qui suis-je pour la juger ?". En cent jours seulement, celui qui consacrera en 2015-2016 une année jubilaire à la miséricorde a déjà initié un renversement dans la conception que le monde se faisait de l’Église.
C’est en novembre 2013, dans sa première exhortation apostolique Evangelii Gaudium, que François couche véritablement sur le papier son programme pour "ouvrir les portes de l’Église". À tous les catholiques, il lance un appel à "sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile". N’hésitant pas à secouer ‘son’ peuple, il plaide alors pour l’audace et la créativité pastorale, estimant venu le temps d’en finir avec le "on a toujours fait ainsi".
Cette consigne, le successeur de Pierre l’applique à la lettre au Vatican, bousculant les us et coutumes d’une institution deux fois millénaire. Depuis Paul VI, aucun pape ne s’était vraiment occupé de la gouvernance de la Curie. Lui s’en charge d’une manière peu habituelle dans ce monde où le silence et les sourires de marbre sont lois. Dans un discours resté célèbre, celui des vœux à la Curie de 2014, le pontife argentin tance publiquement les cardinaux de la Curie, se désolant de voir se propager dans les couloirs du Vatican "quinze maladies". "Alzheimer spirituel", "visage lugubre", "rumeur", "médisance", "commérage", "profit mondain", "exhibitionnisme La charge est violente et inédite. De l’avis de plusieurs prélats, certains l’ont gardée longtemps en travers de la gorge. Reconnaissant la vertu d’une parole sans tabou, certains considèrent toutefois que le pape François s’est peut-être aussi aliéné dès 2014 une partie de son administration, un procédé qui aura rendu in fine plus ardue la tâche de réformer.
Malversations financières et réforme de la Curie
Pour gouverner, le Pape innove et s’entoure d’un comité restreint de cardinaux venus des cinq continents. Il lance très tôt une vaste réflexion sur la Constitution apostolique qui régit la vie d’une Curie qu’il n’a jamais portée dans son cœur. Celui qui rechignait à venir à Rome lorsqu’il était archevêque de Buenos Aires entreprend, une fois sur le trône de Pierre, de réformer les finances du Vatican. La tâche est colossale – son ampleur avait sans doute été l’une des raisons du renoncement de son prédécesseur Benoît XVI. Par la création de nouvelles structures – comme un Secrétariat pour l’économie en 2014 – ou le renforcement de certaines autres – comme celui de l’Autorité de supervision et d’information financière en 2020 –, François veut en finir avec les scandales financiers qui éclaboussent régulièrement le plus petit État du monde.
Parallèlement, il décharge considérablement la puissante Secrétairerie d’État d’une large part de ses pouvoirs financiers. L’éviction manu militari en septembre 2020 de l’ancien numéro 3 du Vatican, le cardinal Angelo Becciu – alors soupçonné de malversations financières – renforce l’impression selon laquelle François veut rompre avec les pratiques du passé. Un an plus tard, la Justice vaticane lance le vaste – et laborieux – procès de l’affaire dite de l’immeuble de Londres où dix accusés – dont le cardinal Becciu – figurent sur le banc. Le cardinal sarde sera condamné en première instance à cinq ans et demi de prison.
Le 19 mars 2022, après 9 années de travail, le pape François publie sa réforme de la constitution, Praedicate evangelium, qui remplace la précédente constitution, Pastor Bonus, publiée par Jean Paul II en 1988. Le texte entérine un certain nombre de changements déjà opérés – fusion d’entités, nomination possible de laïcs à la tête de dicastères, pôle de contrôle des activités financières -, et rappelle vouloir faire de la Curie romaine un appareil de gouvernement au service du pape et des évêques du monde entier.
Cette nouvelle constitution dont la mise en œuvre s’avère rapidement très laborieuse, doit rationaliser la structure de la Curie en 16 dicastères. Le premier d’entre eux, celui de l’Évangélisation, est placé symboliquement sous la direction directe du pape François. Ces réformes s’accompagnent d’une cure d’austérité pour toutes les entités vaticanes, soulevant la grogne et la lassitude d’un grand nombre d’employés.
Des avancées sur le chantier des abus, et des erreurs
Sur le chantier des abus, François poursuit les efforts initiés par Benoît XVI. Multipliant les demandes de pardon aux victimes de prêtres pédophiles, il met en place dès 2014 une commission pontificale pour la protection des mineurs chargée de l’orienter dans ses décisions – instance dont certains membres, déçus, critiqueront son efficacité et la quitteront. Alors que les révélations se multiplient, il organise en 2019 au Vatican un sommet sur les abus avec près de 200 participants venus de tous les continents.
L’événement, durant lequel de nombreuses victimes viennent livrer leurs témoignages glaçants, est suivi d’effets. Par des Motu proprio, le Pape décrète obligatoire la dénonciation des abus par les prêtres et religieux, responsabilise les évêques en mettant sur pied une procédure pour enquêter sur ceux qui sont soupçonnés de crimes ou de couverture de crimes, abolit le secret pontifical couvrant les procédures en matière de pédo-criminalité et modifie les peines du droit canon pour lutter plus efficacement contre les prêtres pédophiles.
Pour autant, son action reste émaillée de lenteurs et de lourdes erreurs, et l’année 2018 marque un tournant dans le pontificat. De retour d’un voyage au Chili, le pape argentin reconnaît s’être gravement trompé dans l’évaluation de la crise des abus dans ce pays – il avait publiquement soutenu un évêque soupçonné d’avoir couvert un prêtre pédophile, soupçons qui s’avèreront vérifiés. "Toute l’Église est en crise à cause du problème des abus", affirme-t-il dans une lettre au cardinal allemand Reinhard Marx en 2021, invitant chaque évêque à assumer la crise et à se demander : "Que dois-je faire face à cette catastrophe ?".
En octobre de la même année, si le Pape exprime immédiatement sa "honte" après la sortie du rapport accablant de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) en France, le fait d’avoir ajourné au dernier moment une audience prévue avec la Ciase laisse bon nombre d’acteurs perplexes. De même, la démission fracassante du père jésuite Hans Zollner en mars 2023 de la Commission pontificale pour la protection des mineurs jette le trouble sur l’efficacité et la gouvernance de cette structure créée en 2014 par le Pape pour le conseiller dans la protection des mineurs et les adultes vulnérables. La publication fin 2024 d’un premier – et timide – rapport sur l’état de la lutte contre les abus dans l’Église catholique montre toutefois la volonté du Vatican d’harmoniser les processus de protection au niveau mondial.
La guerre au cléricalisme et l’attention aux femmes
La crise des abus va aussi être l’occasion pour le pape de dénoncer le cléricalisme, ce "fléau", qui place "une caste de prêtres ‘au-dessus’ du peuple de Dieu", explique-t-il. Un mal qui favorise les abus de pouvoir, racines, selon lui, des abus spirituels puis sexuels.
En appelant les catholiques à ne pas tout voir à partir de la figure du prêtre, il a à cœur de mettre au centre la vocation baptismale de tous les fidèles et l’appel commun à la sainteté. Il cherche ainsi à remettre en valeur la place des laïcs dans l’Église, axe majeur de son grand Synode sur la synodalité de 2021 à 2024. La création d’un ministère laïc de catéchiste en 2021 s’inscrit dans cette volonté de confier davantage de tâches aux baptisés non-ordonnés et de rappeler leur rôle missionnaire. De même, il annonce que des laïcs pourront désormais voter lors du Synode, "une petite révolution", soufflent des sources vaticanes.
Parfois mal considérées dans l’Église, les femmes sont elles aussi au centre de l’attention de François. Dès 2013, il fustige la mauvaise conception de leur "rôle de service" qui parfois bascule dans la "servitude". S’il laisse s’ouvrir des discussions sur la pertinence d’un diaconat féminin, il semble refermer cette porte dans l’exhortation Querida Amazonia (2020) puis dans un entretien en mai 2024. À plusieurs reprises, il rappelle sa crainte de voir la vocation de la femme être fonctionnalisée ou cléricalisée mais souligne la nécessité de développer une "théologie de la femme".
Par ailleurs, dans le but de promouvoir une plus grande participation des femmes dans le gouvernement de l’Église, le pontife argentin opère un certain nombre de nominations à des postes à hautes responsabilités. En janvier 2025, il nomme la première préfète de l’histoire de la Curie romaine en la personne Simona Brambilla, religieuse italienne, qui prend la tête du dicastère chargé de la vie religieuse. Le même mois, il annonce que la sœur Raffaella Petrini deviendra responsable du Gouvernorat de l’État de la Cité du Vatican. Ces deux femmes prennent alors des postes jusque-là réservés à des cardinaux.
La nomination de sœur Nathalie Becquart à la fonction de sous-secrétaire du Synode des évêques en 2021 est aussi significative d’un changement de culture. La religieuse française devient la première femme à obtenir le droit de vote au sein de cette assemblée dont le poids sera grandement renforcé tout au long du pontificat. François n’aura de cesse d’encourager la synodalité dans l’Église, cette manière d’exercer le pouvoir de façon plus collégiale et décentralisée. Mais de nombreuses voix lui reprocheront, de manière plus ou moins feutrée, de ne pas appliquer à lui-même ces grands principes.
Dans le même temps, le pape François s’irrite contre les rigidités de certains clercs et laïcs et fustige un esprit de "restaurationnisme" dans l’Église. En juillet 2021, la publication du motu proprio Traditionis custodes limite drastiquement la possibilité de célébrer selon le Missel de 1962 et provoque une levée de boucliers dans les milieux traditionalistes qui se sentent incompris et méprisés. Le pape explique son choix – qui revient sur une décision de son prédécesseur Benoît XVI – en faisant part de son inquiétude devant "un refus croissant" qu’il observe chez certains catholiques "de la réforme liturgique" mais plus largement "du Concile Vatican II, avec l’affirmation infondée et insoutenable qu’il aurait trahi la Tradition et la ‘vraie Église’ ".
François, le pape des périphéries
Si le Pape s’évertue en interne à conduire – non sans autorité – sa réforme qui doit selon lui appliquer l’esprit du Concile, il est également mû par une force centrifuge qui l’emmène – et l’Église avec – sur des terrains qu’aucun pape n’avait auparavant autant labourés. Deux thématiques éclairent tout particulièrement cette dynamique : la protection de l’environnement et le dialogue avec l’Islam sunnite et chiite. Les relations avec l’islam avaient connu un coup d’arrêt après les malentendus survenus suite au discours de Ratisbonne de Benoît XVI, en 2006. Mais le pontife allemand avait immédiatement souhaité multiplier les échanges et les gestes avec le monde musulman pour reprendre le chemin du dialogue.
Le pape François intensifie cette politique et parvient à des résultats spectaculaires, notamment avec le grand imam d’Al-Azhar, Ahmed Al Tayyeb. En février 2019, à la fin d’une décennie pourtant marquée par les atrocités de Daech au Moyen-Orient, les deux chefs religieux signent une déclaration historique sur la fraternité humaine, véritable recueil de valeurs communes visant à être défendues par toutes les religions et à être remis à tous les leaders influents. Cette rencontre avec le sunnite inspire même à François son encyclique sur la fraternité humaine de 2020, Fratelli tutti, un programme faisant de la "culture de la rencontre" un antidote à l’indifférence ou la guerre et un chemin vers Dieu.
François, un "pape vert" ?
Dans une période où les figures charismatiques mondiales se font plus rares, François apparaît dès lors sur la scène internationale comme une référence, "un homme de sagesse, d’espérance et de paix", glisse un de ses proches collaborateurs qui raconte que bon nombre de chefs d’État de nations importantes n’ont pas hésité à prendre conseil directement auprès du Pape, notamment pendant la pandémie de Covid-19. Cette dimension charismatique trouve une parfaite illustration sur le dossier écologique, l’un des grands combats de l’Argentin.
Avec Laudato Si’, il s’impose comme un leader, l’une des grandes voix pour "la sauvegarde de la Maison commune", sous-titre de son encyclique de 2015. Par son appel – largement salué par les dirigeants de la planète qui se préparaient alors à la COP21 de Paris-, le Pape parvient à rejoindre des millions de personnes éloignées du catholicisme mais préoccupées par l’urgence du réchauffement climatique. En 2023, après avoir publié l’exhortation apostolique Laudate Deum sur le climat, il devait participer personnellement à la COP28 de Dubaï mais dut y renoncer à cause de sa santé.
En réactualisant la pensée de l’Église pour une écologie intégrale, le pape jette une nouvelle fois des ponts avec l’humanité et poursuit son désir de faire "sortir d’elle-même" l’Église afin qu’elle rejoigne les fameuses périphéries existentielles.
Leitmotiv de son pontificat, ces périphéries se retrouvent dans la composition de son collège cardinalice, moins européen et surtout moins italien. A contrario, le poids de l’Asie augmente puisqu’il passe de 9% en 2013 à 16% après le consistoire d’août 2024, et même 18% en intégrant les cardinaux du Moyen-Orient. Le pape argentin, qui dans sa jeunesse aurait souhaité devenir missionnaire au Japon, n’hésite pas à conférer la barrette cardinalice à des prélats missionnaires dans de toutes petites Églises – Iran, Algérie, Mongolie, Maroc, etc. -, quitte à délaisser ostensiblement certains archidiocèses qui, jusqu’à François, récupéraient mécaniquement un cardinal.
Les périphéries se retrouvent tout autant dans le choix des destinations de ses 47 voyages apostoliques à l’étranger. S’il restera le premier pontife à avoir foulé le sol de la péninsule arabique ou bien de l’Irak et le Soudan du Sud, il sera également le premier pape depuis 1978 à délaisser longtemps des terres historiquement façonnées par la culture catholique, comme l’Espagne. Ses visites de septembre 2023 à Marseille et de décembre 2024 à Ajaccio, néanmoins, finiront par lui faire renouer avec les catholiques français.
Le défi de l’unité de l’Église
Le premier pape non-européen de l’Église catholique depuis le VIIIe siècle aura ainsi pu désappointer un certain nombre de catholiques du Vieux continent, mais aussi d’Afrique. La déclaration Fiducia supplicans de décembre 2023 ouvrant la voie aux bénédictions pour les couples de même sexe a en effet provoqué l’une des crises les plus importantes du pontificat.
Le refus massif des évêques africains d’appliquer ce texte – mais aussi d’un certain nombre d’évêques et de cardinaux à travers le monde – marque un tournant dans l’histoire récente de l’Église et révèle au grand jour les tensions vives qui traversent le catholicisme.
Après Benoît XVI – l’Européen -, le pontificat de ce jésuite latino-américain pétri par la "théologie du Peuple de Dieu" et qui a systématiquement privilégié l’approche pastorale au rappel doctrinal a ainsi bousculé l’Église. François laisse à son successeur le soin de faire atterrir ses réformes – Synode, Curie, Finances, etc. – et de répondre au défi de l’unité, l’une des principales missions de l’évêque de Rome.

