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Boris Cyrulnik vient de publier Quand on tombe amoureux, on se relève attaché (Odile Jacob), un ouvrage dans lequel il analyse les phénomènes de l'amour et de l'attachement sous les angles cérébral et sociétal. Longtemps perçus comme distincts, ces deux concepts sont, selon lui, liés, bien qu'opposés. Le concept de l'attachement a été élaboré au milieu du XXe siècle par le psychanalyste britannique John Bowlby. Il désigne la construction affective d'une personne à travers ses relations aux autres, et ce dès le début de la vie. Boris Cyrulnik insiste sur l'importance des mille premiers jours de l'enfant, période durant laquelle se tissent, par expériences successives, les bases de cet attachement, influençant durablement son développement émotionnel et social.
Aleteia : Votre nouvel ouvrage s'intitule Quand on tombe amoureux, on se relève attaché. L'attachement prime-t-il donc sur l'amour ?
Boris Cyrulnik : L'amour est une évidence. C'est une révélation, un moment intense dans une vie humaine. On pense constamment à l'autre. L'amour n'est pas nécessairement associé à la sexualité, par exemple, l'amour de Dieu, de la musique ou de la nature ne l'est pas, et pourtant ce sont des moments forts. L'attachement, en revanche, se construit au quotidien. L'amour et l'attachement fonctionnent ensemble, bien que dans le cerveau, ce soient deux zones distinctes. Imaginez une planche que vous voulez faire tenir droite : elle risque de tomber. Mais si vous en prenez une deuxième et que vous les placez en forme de tente, s'opposant l'une à l'autre, elles tiendront debout. Il en va de même pour l'amour et l'attachement : ils fonctionnent ensemble, de manière opposée mais harmonieuse.
Vous montrez que l'amour dépend de la manière dont l'attachement s'est constitué pendant les mille premiers jours de l'enfant…
Auparavant, on disait : "tant que l'enfant ne parle pas, il ne peut rien comprendre". Or, il comprend beaucoup de choses durant ses mille premiers jours, de la conception à l'acquisition de la parole. Pendant cette période, se forment le tempérament et la manière d'entrer en relation. 70% des enfants dans un pays en paix acquièrent pendant ces mille premiers jours ce qu'on appelle un attachement "sécure". Ils sourient, ils regardent ceux qui les regardent, ils babillent, se préparent à parler, et quand la parole arrive, ils ont déjà appris à établir des relations affectives.
L'amour et l'attachement fonctionnent ensemble, de manière opposée mais harmonieuse.
À l'inverse, ceux pour qui ces mille premiers jours sont perturbés, c'est-à-dire mal imprégnés dans la mémoire à cause de la guerre, d'un tremblement de terre, de la précarité ou de la mort de leur mère, acquièrent un attachement "insécure". Ils sont évitants, ne soutiennent pas le regard, s'éloignent de leurs parents… D'autres développent un attachement ambivalent : ils mordent ou frappent ceux qui les aiment. Enfin, certains acquièrent, dans de rares cas, un attachement désorganisé. L'attachement "insécure" ne sécurise pas : on se tient à distance, on est ambivalent et parfois désorganisé. L'attachement sécure, quant à lui, donne confiance en soi et dure toute la vie. Les mille premiers jours sont donc fondamentaux pour que l'enfant s'imprègne des influences de son milieu, dont l'organisation dépend de la culture et des aléas de la vie. Il faut préciser que ce n’est pas la mère qui est responsable de la constitution de cet attachement mais le malheur qui peut la frapper et venir de la société, de l’environnement ou du conjoint…
Cela signifie-t-il que les profils "insécures" le restent toute leur vie ?
Non, si on intervient tôt, l'attachement "insécure" peut être réparé. Ces attachements sont évolutifs. Un enfant avec un attachement "insécure" peut devenir "sécure" à l'adolescence. De même, une personne ayant un attachement "insécure" peut évoluer positivement grâce à une relation avec son amoureux ou une amoureuse.
On apprend à aimer en parlant, en jouant, à travers une vie quotidienne riche.
Mais comment expliquer la difficulté des jeunes à s'investir dans une relation durable ?
De nos jours, le mariage a changé de signification. Autrefois, il avait une dimension sociale, religieuse, sacrée : on mettait au monde des enfants pour adorer Dieu, de préférence un garçon pour faire la guerre et travailler 15 heures par jour au fond des mines. En une ou deux générations, cela a évolué. Aujourd'hui, il y a moins de couples. L'amour est perçu comme un plaisir intense, mais notre culture du développement personnel ne laisse plus le temps à l'attachement de se tisser. Le développement personnel est devenu prioritaire. Les enfants sont entourés de confort matériel, mais moins sur le plan psychologique. Lorsqu'ils sont désinvestis, ils n'apprennent pas à aimer, or on apprend à aimer en parlant, en jouant, à travers une vie quotidienne riche. Et quand les parents sont malheureux, que la mère est morte, que le père est violent, ou en période de guerre, les enfants sont négligés affectivement. Les mille premiers jours de l'enfant sont donc essentiels pour qu'il devienne un amoureux épanoui plus tard.
Comment remédier à cette situation ?
Pour développer les niches affectives et sensorielles du bébé, il est essentiel de créer autour de lui un "village" : des lieux de rencontre et de solidarité entre jeunes parents, permettant d'élargir les figures d'attachement et de sécuriser la mère. Enceinte, elle transmet des substances émotionnelles à l'enfant : par exemple, les substances du stress arrivent dans le liquide amniotique que le bébé déglutit. À sa naissance, il présente déjà des dysfonctions cérébrales provoquées par le malheur de sa mère, qu'il s'agisse de pauvreté, de catastrophes naturelles ou d'un environnement stressant. Il est également important, selon moi, d'augmenter le congé paternité : lorsque celui-ci est prolongé, les mères sont moins stressées car elles ne sont pas seules, ce qui réduit de 50% le risque de dépression postnatale. Ainsi, les enfants développent plus facilement un attachement sécure. Par ailleurs, actuellement, des couples se séparent pendant la grossesse ou la première année de l'enfant, ce qui empêche son acquisition d’attachement sécure. Il faut donc faire durer les familles, faire durer le couple.
Pratique