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Pourquoi le pape François veut-il libérer la piété populaire ?

Pape François en Corse

Le pape François se recueille devant La Madonuccia à Ajaccio, le 15 décembre 2024.

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Paul Airiau - publié le 21/12/24
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Derrière le soutien apporté par le pape François aux dévotions populaires, analyse l’historien Paul Airiau, demeure l’idée "libérer la croyance" et de permettre au politique de ne pas "instrumentaliser la religion".

Indéniablement, dans l’Église, il y en a encore qui osent tout, et on les reconnaît, surtout lorsqu’ils ont une calotte rouge, parce qu’ils n’hésitent pas à marcher sur les platebandes présidentielles et qu’ils s’arrangent pour le faire savoir. Ainsi du franciscain basco-navarrais devenu évêque corse, qui a empêché un président de la République de se prendre pour Napoléon en invitant un pape à faire la potiche à Notre-Dame, et a vendu l’idée à ce dernier qu’il était largement préférable de visiter la ville natale du susdit empereur, car c’était une vraie périphérie. Chapeau l’artiste — d’autant plus que dire aux Corses qu’ils sont une périphérie, il faut oser : on sait pourtant qu’ils sont susceptibles.

Le coup porté au narcissisme républicain (ou présidentiel ?) est d’autant plus grand qu’il s’accompagne de la tenue d’un colloque dont le programme montre qu’il n’est qu’un prétexte ne se cachant même pas derrière son petit doigt scientifique. Réduire la Méditerranée à trois îles et deux diocèses très occidentaux (Nîmes, Valence), faire parler pendant une journée deux universitaires, un responsable de confrérie et quatre ecclésiastiques, puis oser conclure le lendemain par une seule communication, la seule importante en fait, car faite par le pape, et baptiser le tout « colloque », il faut saluer l’audace !

L’ouverture aux dévotions du peuple

On a donc eu finalement non une manifestation scientifique, mais une autocélébration catholico-catholique prétendant traiter magistralement, voire magistériellement, d’une fort classique question de pastorale : la piété-dévotion populaire, ou les dévotions populaires. Fort classique, mais assez négligée en Occident depuis une bonne soixantaine d’années, sauf depuis que François a jugé qu’il devait en être autrement et qu’il fallait se situer "à hauteur des gens". Cette posture pastorale, enracinée dans la "théologie du peuple" latino-américaine, explique une partie des choix pontificaux, notamment l’ouverture très large de la pratique des bénédictions avec Fiducia supplicans et les nouvelles normes sur les révélations privées (2024) permettant de récupérer tant que faire se peut tout ce qui bouillonne toujours chez les fidèles — et notamment le cas épineux de Medjugorje, où la sainte Vierge continuerait à parler à jour et heure fixe, mais désormais sous contrôle du Saint-Siège : c’est dire son humilité.

À Ajaccio, l’ensemble aboutit à un discours papal lisant plus ou moins la piété populaire comme Jean Paul Ⅱ lisait la nation chrétienne : une modalité particulière de l’Incarnation. Mais comme on passe de la nation au peuple, on peut ainsi dépolitiser la question et empêcher qu’elle soit instrumentalisée par des intérêts politico-idéologiques — sans se confronter cependant à la question de la patrimonialisation : mais on n’est pas à Notre-Dame...

La rencontre patiente avec Dieu

Demeure l’idée que cette incarnation, cette inculturation en fait, permet la rencontre patiente et progressive de Dieu. On y ajoutera qu’elle est aussi comprise comme relevant d’une demande spontanée de quête d’une proximité avec Dieu, à rebours des approches intellectualisantes d’un certain nombre de clercs. Bref, François se situe dans la lignée du Paul Ⅵ de Evangelii nuntiandi n. 48 (1975) auquel il renvoie explicitement. Avec la référence au "levain dans la pâte" comme modalité de vie actuelle des catholiques, on a là un univers très "années 1960-1970", qui situe le pape dans une sorte de rupture-continuité complexe.

Rupture d’abord avec nombre de concepteurs et praticiens de Vatican Ⅱ, qui voulurent élever brutalement le niveau spirituel des fidèles en les forçant à s’arracher aux multiples béquilles de leur religiosité, dévotions, pratiques privées, formes esthétiques, considérées comme plus ou moins superstitieuses. Cet arasement esthético-dévotionnel pouvait se revendiquer d’une légitimité ancienne. C’est ainsi qu’avait agi, dans les années 1250, après le concile Latran Ⅳ (1215), le dominicain Étienne de Bourbon qui lutta (sans succès) contre la dévotion à un saint lévrier lié à "sanctuaire à répit" où l’on tentait d’obtenir la guérison/résurrection des enfants malades/morts (Jean-Claude Schmitt, Le saint lévrier. Guinefort, guérisseur d'enfants depuis le ⅩⅢe siècle, 1979, éd. aug. 2004). C’est ainsi aussi que pensait l’abbé Jean-Baptiste Thiers dans son Traité des superstitions (1679, édition complète en 1777), qui catégorisait selon leur degré de déviance toute une série de pratiques qu’il avait observées chez les fidèles — par exemple « qu’il ne faut pas qu'une femme grosse voit habiller un prêtre à l'autel et particulièrement lorsqu'il met la ceinture de son aube, de crainte que son enfant ne naisse le boyau au cou, comme l’on parle d'ordinaire ». Est-ce à dire qu’il faudrait laisser foisonner le religieux dans tous les sens ? Certainement pas, l’autorité de l’Église, seule interprète authentique du rapport avec Dieu, et donc l’autorité du pape, doit demeurer sauve — y compris lorsqu’elle/il (c’est tout un...) impose à la hache des modalités liturgiques exclusives.

Libérer la croyance

Mais continuité aussi, d’abord avec une posture théologique héritée des années 1930-1970, celle du renoncement à la chrétienté et aux bastions catholiques. Continuité aussi avec une attitude pastorale, celle des activités de piété (confréries, rosaire) longtemps et massivement investies par les jésuites — spontanéité populaire, certes, mais cléricalement canalisée. Continuité enfin en liant ces deux aspects, suivant la logique de l’Action catholique de Pie Ⅺ, afin que se réalise non d’abord une submersion politico-sociale par l’Église, mais bien une subversion religioso-civique par les catholiques.

À terme, l’objectif demeure de bousculer la sécularisation y compris politique, en obtenant des pouvoirs publics une volontaire collaboration avec l’Église au service du bien commun. Et, en citant Benoît ⅩⅥ, c’est la théologie des deux natures du Christ (union sans confusion, distinction sans séparation) du concile de Chalcédoine (451) qui est transférée en théologie politique, au profit du catholicisme, puisqu’il s’agit bien de "libérer la croyance" et de permettre au politique de ne pas "instrumentaliser la religion". Les militants laïques passant leur temps à contester l’installation de crèches dans certains bâtiments municipaux apprécieront — ou pas.

Au total, c’est donc bien un pape qui a parlé : un homme qui fut jeune et formé au moment de Vatican Ⅱ et en embrassa les espoirs et l’univers, un jésuite latino-américain qui n’a pas rallié la théologie de la libération, un monarque absolu élu maintenant la position de l’institution face à la modernité politique. Le cardinal invitant peut donc se réjouir, c’est bien François qui est venu, et les Corses peuvent être fiers, leur sociabilité a été validée — celle des confréries bien sûr, pas celle de la Brise de mer ou des nuits bleues et du maquis. Pour un moment, un moment seulement, il y eut ainsi de l’unité. Et ça, en Corse, n’est-ce pas un miracle ?

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