Le Premier ministre François Bayrou se revendique sans fard comme catholique, ce qui ne l’empêche nullement, comme quelques-uns de ses coreligionnaires, de se montrer fort ombrageux quand il s’agit de laïcité. Tellement ombrageux d’ailleurs qu’on finit par ne pas bien comprendre ses prises de position.
En 2005, au moment de la mort du pape Jean Paul II, qui pour ma génération a été le pape d’une vie, je me souviens que le Béarnais catholique s’était opposé fermement à la mise en berne des drapeaux décrétée par le président laïque Jacques Chirac. Pas de deuil républicain pour le Pape, foi de François Bayrou ! L’agrégé qui allait à la messe avait oublié — ou peut-être ne voulait pas se rappeler — que les gouvernements “bouffeurs de curés” de la IIIe République n’avaient jamais omis de célébrer le deuil des papes défunts par une mise en berne du drapeau, qu’il s’agît de Léon XIII, de Pie X ou de Benoît XV et que, s’agissant de la disparition de Jean Paul II, le leader maximo Fidel Castro en personne avait décrété trois jours de deuil national à La Havane.
Une République laïque ne se renie ni ne se déshonore à témoigner son respect à un pape défunt. Au vrai, nul ne se grandit en refusant une courtoisie. La laïcité n’empêche pas la politesse. La politesse n’a jamais compromis personne. En 2005, François Bayrou a parlé comme Jean-Luc Mélenchon, mais sans avoir comme lui l’excuse de la cohérence. Hélas, cela ne s’est pas arrêté en 2005. En 2008, le même François Bayrou s’est offusqué que Benoît XVI fut reçu à l’Élysée. Il déclarait que pour lui, “le Pape n’est pas un chef d’État”. Oui, notre agrégé qui va à la messe a dit cela.
En 1924, les accords Poincaré-Cerretti
Je n’insiste pas. Je préfère me réjouir de voir que le même François Bayrou devenu Premier ministre de la République a évolué au point de recevoir cette semaine dans son bureau très laïque de l’hôtel de Matignon le secrétaire d’État du Saint-Siège. À quel titre ? En tant que représentant de l’État du Vatican. Pour quoi faire ? Pour parler de questions internationales. Le cardinal Pietro Parolin était de passage à Paris pour un colloque sur l’accord Poincaré-Cerretti qui, en 1924, avait permis de sortir de l’impasse juridique dans laquelle la loi de 1905 avait enfermé nos diocèses. Tout un symbole.
L’accord de 1924 (en réalité, un échange de lettres entre le président du Conseil et le Nonce apostolique, mais que le Conseil d’État a qualifié de traité international créateur de droits) n’a fait que traduire en mesures concrètes la fin de la guerre anticatholique conduite rageusement par Émile Combes vingt ans plus tôt. Il est vrai que dans l’intervalle, l’Église spoliée et humiliée avait versé son sang pour la République. Les sources de l’État indiquent que 6.394 prêtres ont été tués dans les tranchées. C’est presque autant qu’il y a aujourd’hui de prêtres en exercice dans nos paroisses !
Bienheureuse mais impossible séparation
Les accords Poincaré-Cerretti ont permis de créer des associations diocésaines. En ce sens, ils ont mis enfin en œuvre la véritable séparation de l’Église et de l’État. Car les lois de 1903 et de 1905 ainsi que les textes réglementaires qui les ont accompagnées n’étaient pas véritablement des règles de séparation, mais par bien des aspects des lois de conquête de la sphère religieuse par l’idéologie de l’État. Les chartreux par exemple, qui vivaient séparés du monde, l’État garant de la propriété privée a prétendu les y remettre de force, lors de l’expulsion de 1903. Folie, assurément.
L’Église n’en a jamais fini de se débarrasser de ses obsessions séculaires. Elle n’est jamais si pitoyable que lorsque pour son malheur elle dispose de pouvoirs temporels.
Contrairement à l’idée reçue de la plupart des catholiques d’aujourd’hui — décidément sans rancœur — la séparation n’est pas née d’une volonté angélique de progrès de la part d’un gouvernement visionnaire, mais d’un désir violent de règlement de compte par un ancien séminariste défroqué. Et si le dépouillement que la loi de 1905 a imposé à notre Église a tourné à sa sanctification, c’est parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. L’Église n’en a jamais fini de se débarrasser de ses obsessions séculaires. Elle n’est jamais si pitoyable que lorsque pour son malheur elle dispose de pouvoirs temporels.
Émile Combes a puissamment aidé l’Église de France à grandir. Il l’a poussée vers davantage de sainteté. Mais il n’a pas pu la tuer comme il en rêvait. C’était d’ailleurs impossible : nous savons de source sûre que notre Église ne passera pas et que les forces de la mort ne l’emporteront pas sur elle. De Gaulle, chef de l’État, a osé affirmer dans un discours prononcé à la villa Bonaparte cette belle phrase : “L’Église est éternelle et la France ne mourra pas !” De quoi faire bondir un François Bayrou. Le général savait d’expérience que la séparation de l’Église et de sa fille aînée est un vœu impossible.
Un inépuisable sujet de querelle
Quand tout va mal, plus personne ne parle de séparation. Un exemple ? Le 19 mai 1940, au seuil du désastre, le gouvernement Raynaud court comme un seul homme à Notre-Dame de Paris. Le clergé parisien les attend. Le franc-maçon Chautemps est là, et aussi Albert Sarraut, dont le journal était à l’index. Et encore Daladier et Marin. Bref, tout ce que la IIIe République compte de positiviste à barbichette et chapeau haut de forme, tous les anticléricaux officiels accourent au pied de Notre Dame à l’Enfant. Et que font-ils ? Ils prient : "Dieu de clémence, Ô Dieu vainqueur, Sauvez la France au nom du Sacré Cœur". Mgr Beaussart, vicaire capitulaire de Notre-Dame, lance : "Nous sommes assemblés pour remettre la France entre les mains du Christ. Notre Dame, gardez à la France la foi de son baptême." Et les ministres radicaux reprennent après lui. "Notre Dame, nous avons confiance en vous !" Pour finir, le grand orgue interprète la Marseillaise. Ce n’est pas du roman. Cet épisode refoulé par les historiens est largement décrit dans la presse de l’époque dans le quotidien Le Petit Parisien du 20 mai, par exemple.
La laïcité à la française est un inépuisable sujet de querelle. On a reproché à Nicolas Sarkozy sa laïcité positive. On reprochera bientôt à François Bayrou sa laïcité négative. Mais il existe un combat autrement plus important que celui de la laïcité, celui de notre propre conversion.