Lorsque nous fêtons tous les saints, canonisés ou non, c’est-à-dire tous les élus qui sont pelotonnés dans le Cœur de Dieu, nous les regardons trop souvent de loin, les négligeant la plupart du temps, et les descendant de leur étagère pour les épousseter une fois par an. Il semble que nous fassions facilement notre deuil, non seulement de ne pas devenir saints à notre tour, mais aussi de ne même pas essayer d’en rencontrer, d’en découvrir, comme s’ils n’appartenaient plus qu’à une race disparue, à des réserves oubliées de musées. Les saints ne seraient-ils donc que d’antan ?
Les saints aiment leur prochain
Les saints vivants, en chair et en os, sont plus facilement reconnus par les grands pécheurs et les miséreux que par les tièdes et les médiocres. Les gueux, les "sans-dents", au cours des siècles, dans leur déréliction, ont toujours développé une sensibilité extraordinaire pour être attirés par ceux qui les aimaient, telles les foules romaines proclamant la sainteté du pouilleux Benoît Labre à son dernier soupir. Quel est donc le pathos propre à tous les saints ? Il est simple à énoncer mais c’est une montagne à franchir : aimer son prochain de tout son cœur, de toute son âme et porter sa propre croix afin d’aider les autres à supporter la leur.
Il est vrai que notre époque répugne généralement à aimer le prochain à l’image de Dieu, et encore plus à embrasser la Croix et toute forme de souffrance, car cela va à l’encontre de l’idéal contemporain de réussite, de profit, de succès, de progrès. Le Christ s’est laissé dépouiller de tout et ses disciples ne peuvent pas suivre un autre chemin, sauf à se tromper et à s’égarer. Il faut bien confesser qu’en présence des saints, ces étoiles, nous ne sommes que des vers de terre, parfois amoureux transis de ces astres inabordables. Il est vrai que la galerie des saints est brillante et lumineuse et que son éclat est parfois insupportable pour nos yeux intérieurs habitués à se reposer dans l’ombre ou les ténèbres.
Des éclairs qui nous secouent
Les saints sont des éclairs qui nous secouent, nous transpercent, nous tétanisent : Bernard de Clairvaux, intransigeant amoureux de la Très Sainte Vierge, familier des princes et mobilisateur pour délivrer la Terre sainte ; François de Paule qui faisait trembler le pieux et impitoyable Louis XI ; Ignace de Loyola prêt à tous les combats contre les infidèles, les hérétiques et les païens ; Thérèse d’Avila, infatigable voyageuse pour semer la pénitence, la contemplation et la joie dans ses "petits pigeonniers" mariaux du Carmel ; Jeanne d’Arc, héroïque, martyre, guerrière sans autres armes que celles de la foi ; Vincent Ferrier, cet ennemi du péché et ce convertisseur de pécheurs ; Louis de Gonzague se sacrifiant dans sa pureté en prenant soin des pestiférés "sans masque" et "sans gestes barrière" ; Antoine de Padoue dont l’ordinaire fut composé de miracles ; Jean-Marie Vianney, épouvanté par l’état de son âme, lui qui se chargeait de tous les péchés de ses pénitents ; Maximilien Kolbe, apôtre de l’Immaculée, offrant sa vie sans réserve ; Claude La Colombière, choisi par le Christ Lui-même pour être l’apôtre privilégié de son Cœur ; Catherine de Sienne apostrophant papes et rois pour leur rappeler leur devoir d’état ; Vincent de Paul, proches des grands et amoureux des petits, lanterne de charité… etc.
Pourquoi donc nous attirent-ils tant, dans leur diversité, et pourquoi, malgré tout, nous tenons-nous à distance, bien conscients que nous vivons, agissons à des années-lumière de ce qu’ils sont et furent ? Le prêtre poète Leonardo Castellani, cette sorte de saint crucifié argentin, exprime ainsi ce sentiment d’étrangeté et de familiarité :
"Cette sorte de saints ne fait plus loi à notre époque. On ne trouve aucun spécimen vivant de leur race, visible à l’œil nu en tout cas. Ils ne sont plus que fables et figures de plâtre, doucereuses biographies en latin, lointains champions folkloriques aperçus sur l’écran, entre un western et un mélo. Devant eux, je reste bouche bée, dans un silence idiot. Je ne peux leur parler comme à des amis. Ils me passent très au-dessus, et je regarde défiler ces êtres miraculeusement beaux, forts et lumineux, avec leurs armures, leurs houppelandes et leurs auréoles, comme si leurs poumons n’avaient jamais été souillés par l’air que je respire. Quand je suis triste, ils ne me consolent pas, car ils n’étaient pas tristes. Quand je suis heureux, ils ne se réjouissent pas, parce que ma joie de vieux chien crevé n’a rien à voir avec leur extase. Ils étaient des veilleurs et des matinaux, et moi, tout ce que je veux, c’est dormir" (La Vérité ou le Néant).
Cet idéal est vrai
En effet, souvent, et peut-être à tort, nous pensons que les saints sont étrangers à nos difficultés, beaucoup plus prosaïques ou boueuses que les leurs. Par exemple, il est rapporté qu’une moniale en proie à des tentations de la chair s’en ouvrit à la grande Thérèse et que cette dernière répondit en fronçant les sourcils — non pas par sévérité mais par surprise — d’aller voir une autre mère car elle, elle ne comprenait rien à ces choses. Certes, ce n’est pas vrai de tous les saints qui, bien avant d’avoir marché à la suite du Christ, avaient passablement divagué sur des voies incertaines. Même si demeure cette ambivalence à leur égard, il est plus sage de se mettre à leur côté et de suivre, y compris d’une façon distraite comme des élèves un peu cancres, leurs leçons de vie. Leur idéal ne peut être que le nôtre, quand bien même nous en serions à cent lieues. Nous savons que cet idéal est vrai, qu’il n’existe, qu’il n’est pas utopique puisque toutes ces légions de bienheureux l’ont réalisé dans leur chair, leur sang, leur âme.
Au contact de ce qui est le plus proche de Dieu, nous sommes plongés dans les ténèbres par excès de lumière.
Si les fournées de canonisations et de béatifications officielles en laissent parfois certains pensifs et dubitatifs, car peu inspirés par des bataillons de fondateurs et de fondatrices de congrégations aujourd’hui moribondes, par des figures plus politiques que spirituelles, il ne faut pas pour autant négliger cet effort déployé pour nous rappeler que l’étroit chemin de la foi s’emprunte seul et qu’il dépend de chacun d’en faire le choix ou de s’en détourner. Si nous avons tant de mal à comprendre la sainteté, et à l’imiter c’est parce que, au contact de ce qui est le plus proche de Dieu, nous sommes plongés dans les ténèbres par excès de lumière. Aristote le soulignait déjà : "Nos yeux, par rapport à Dieu, sont semblables aux yeux de la chauve-souris par rapport au soleil" (Histoire des animaux).
Des cœurs brisés
La caractéristique des saints est d’être des cœurs brisés, ce sacrifice qui plaît à Dieu comme le chante le Psalmiste. Celui qui veut être tout d’un bloc, sans fissure, ne pourra jamais épouser la sainteté ou même simplement l’idée de la sainteté. Il demeure imperméable dans sa cuirasse, enveloppé de sa justice et de sa suffisance, puisqu’il se croit inaltéré. Le saint est un naufragé qui se sait sauvé. Le saint est, selon la belle image de la petite Thérèse, "une petite balle de nulle valeur que l’Enfant-Jésus pouvait jeter par terre, pousser du pied, percer, laisser dans un coin ou bien presser sur son cœur si cela Lui faisait plaisir" (Manuscrit A). Les saints sont tous des derniers temps, c’est-à-dire qu’ils souffrent des prémices des ténèbres versées par la cinquième coupe de l’Apocalypse. Ils voient ce qui nous échappe, ils ressentent ce dont nous ne faisons pas l’expérience, ils communient à ce qui nous est étranger. Lorsque Léon Bloy, à la fin de La Femme pauvre, affirme qu’ "il n’y a qu’une seule tristesse : c’est de ne pas être des saints", il remue au fond de nos cœurs une nostalgie et il ravive un désir étouffé sous la cendre. La Toussaint repeint de couleurs vives les portes de notre âme et les ouvre à cet appel qui demeure actuel et possible : devenir un saint.