La philosophe Nietzsche nourrissait le projet d’une transvaluation des valeurs, c'est-à-dire d'une inversion des valeurs en honorant comme bien ce qui était méprisé et vice versa — par exemple en considérant le devenir, le changement, comme supérieur à l’être et à ce qui est permanent. Or, dans l'histoire, il n'y eut qu'une seule inversion positive des valeurs : la Croix. Par elle, un instrument de haine devint un instrument d'amour. Ce qui était destiné à donner la mort, donna la vie. Enfin, la Croix, sommet du refus de Dieu, fut transformée par Jésus en lieu privilégié de communion avec son Père !
De la haine à l'amour
En intercédant pour les hommes, en demandant à son Père de pardonner à ses bourreaux, Jésus retourne la haine en amour. Par la Croix, les hommes vivent désormais sous le régime du pardon divin. Il n’a pas suffi au Christ de se donner : il a voulu impliquer son Père dans son offrande afin d’y mettre le comble. "Pardon" signifie en effet étymologiquement surabondance du don, "par-don", don "par-dessus".
De l'esclavage du péché à la filiation divine
Avant Jésus, les hommes ignoraient qu'ils étaient frères les uns des autres et fils du Père. En priant pour eux sur la Croix, Jésus a reconnu en eux des frères. De plus, en prêchant durant sa vie publique l'amour des ennemis et en invoquant pour cela la perfection de "votre Père céleste qui est parfait" (Mt 5,48), Jésus avait sous-entendu par là que nos ennemis étaient eux aussi des fils de Dieu au même titre que nous. Voilà pourquoi il intercéda pour ses bourreaux sur le Calvaire. Aussi la Croix est-elle la révélation de la filiation divine de l'humanité. Le Fils éternel prie pour les fils adoptifs de son Père afin qu’ils ne soient plus esclaves de leurs passions mauvaises nées de leurs jalousies et de leurs envies, elles-mêmes issues de leur ignorance de leur fraternité essentielle. Contempler le Crucifié qui intercède pour ses ennemis, c’est nous reconnaître frères dans le Frère et fils dans le Fils qui prie le Père en notre faveur.
De la mort à la vie
Troisièmement, la Croix fait advenir la vie au milieu de la mort. La mort est séparation d'avec Dieu. Sur le Golgotha, le Père semble absent, ce qui n'empêche pas Jésus de continuer à L'invoquer. Il surmonte la séparation par la prière. Ainsi, il nous gagne la communion avec Dieu. Là où il y avait un terrible sentiment d’abandon, il a mis l'invocation et la prière. Au plus fort de l'absence de Dieu, il L'a rendu plus présent que jamais en ne cessant de clamer vers Lui ! L'instrument de mort devient de la sorte instrument de vie : aussi bas que pourront désormais tomber les hommes, une porte restera ouverte vers le Ciel et donc vers la vie. Le lieu de la rébellion et de la solitude, la Croix, est devenu celui de l’invocation et de la certitude du soutien divin dans l’épreuve !
Réciprocité de l'amour
Enfin, la Croix, don de Dieu à l'humanité, est d'autant plus source de vie que cet échange n'est pas à sens unique. Dieu nous désire vivants. Son vœu le plus cher est que nous Lui rendions amour pour amour. L'effusion de l'Esprit saint, fruit de la Croix, nous pousse à redonner notre amour au Père et au Fils, de même qu'en Dieu, le Fils se donne en retour au Père qui s'est donné initialement à lui. La vie de l'amour se manifeste en effet dans la réciprocité. Le Père a donné sa divinité au Fils : en retour, le Fils lui redonne sa vie sur la Croix comme il lui rend grâce dans l'éternité.
À notre tour, à l’image de Jésus, nous sommes invités à donner notre amour à la Sainte Trinité pour le bienfait incommensurablement et inouï de la Croix. Ainsi, ce qui avait été signe d’ignominie de notre part deviendra source de notre reconnaissance et de grâce ! Oui, la Croix est bien la plus formidable subversion positive des valeurs de l’histoire, la sublime transformation du mal en bien !