Un arbre est devenu le repère de mon "jardin intérieur". J'emprunte cette métaphore botanique de la prière à Marlène Goulard, une jeune artiste bourrée de talents et membre du tiers-ordre carmélitain. Elle a écrit un beau livre sur Les neuf Fruits de l'Esprit saint, rempli de suggestions décapantes et stimulantes pour sortir de sa torpeur... Depuis cinquante ans, ce vieil hêtre est donc devenu le but de mes promenades champêtres. Depuis plus longtemps encore, il contemple en solitaire, au sommet d'une colline, la vallée verdoyante où je vis, aux confins de l'Artois et de la Picardie. Des champs de maïs et de blé tout juste moissonnés lui servent de tapis. Et je jalouse souvent les perdrix, les lapins et les chevreuils qui viennent s'y abriter au clair de lune...
La joie olympique
À l'heure où la brume se lève, j'aime aller m'asseoir sous sa parure un peu échevelée parle vent du Nord. C'est un lieu idéal pour lire l'Évangile du jour et pour noter sur mon smartphone quelques idées avant qu'elles ne s'envolent comme des moucherons dans l'air odorant de l'été. Mon regard pointé sur la vallée, je laisse mes pensées vagabonder où bon leur semble. Elles ne souhaitent pas, semble-t-il, que les lampions de la fête olympique s'éteignent. Elles font ainsi défiler dans ma tête des images qui ont fait chavirer les cœurs de millions de mes compatriotes : je revois couler des larmes de joie sur les joues de nos athlètes recevant leurs médailles. Je ré-entends les Marseillaises chantées à tue-tête par des foules bigarrées en liesse. C'est beau de voir tout un pays, son pays, retrouver le chemin de l'enthousiasme ! Même si ce ne fut qu'une parenthèse, une trêve, ce moment aura eu le mérite d'exister et de rappeler que c'est possible de sortir de son quant-à-soi, de se dépasser et de connaître l'harmonie. Ce temps des Jeux olympiques (JO) aura été du bon temps à prendre. Et une bonne fabrique de souvenirs à raviver quand la flamme de l'enthousiasme retombera forcément avec le retour au quotidien.
Ces JO de Paris resteront certainement dans les annales. Mais ils ont également alimenté une impressionnante controverse. Beaucoup de spectateurs ont été choqués, meurtris même, par les invectives personnelles auxquelles ont donné lieu la polémique sur le tableau Festivité de la cérémonie d’ouverture sur la Seine. Sans souhaiter le moins du monde relancer cette dispute, je voudrais simplement faire part ici de quelques observations et convictions fortes que m'inspirent cette désolante affaire.
La règle du jeu social
Les mots font vivre quand ils sont inspirés par l’empathie, la poésie, l’émerveillement, l’espérance et la bienveillance. Mais les mots tuent aussi. Ils ne blessent pas seulement. Ils tuent les plus fragiles, les plus exposés, les plus vrais aussi. D’accord ou pas d’accord, rien ne justifie qu’on porte atteinte à l’intimité de quelqu’un en le caricaturant, en l’injuriant, en le vomissant. La polémique des JO a rappelé que la religion avait pignon sur rue et qu’elle n’échappait pas à une diversité d’interprétations, de critiques et parfois de caricatures. Elle a rappelé aussi sa persistance. Et sa vivacité. Mais attention, fragile ! La religion relève aussi de l’intimité, de la conscience, du mystère de chaque personne.
Il y a sans doute urgence à apprendre de nouveau à argumenter nos "pour" et nos "contre".
Il y a sans doute urgence à apprendre de nouveau à argumenter nos "pour" et nos "contre". À discerner ce qui est du premier et du second degré. À faire la distinction entre ce qui relève de la création artistique et du sabotage ; à discerner l’humour du sarcasme… Le désaccord est un droit naturel et légitime dans notre biodiversité humaine. Mais quand il dérive en attaque ad hominem, on sort alors de la civilité, de la règle du jeu social de la discussion et de la conversation, pour entrer dans l’arène du pugilat. Il est vrai, une pratique de plus en plus courante des réseaux sociaux qui veut enfermer les gens dans ce perpétuel jeu de massacre.
La part de lumière
Certaines discussions font en effet penser aux lapidations d’antan : on traînait des personnes accusées de tous les maux au milieu d’une place et on leur jetait dessus des pierres, jusqu’à ce que mort s’en suive. Est-ce ainsi que des sociétés dites civilisées règlent leurs différends, en lapidant celles et ceux qui sortent du rang, parce qu’ils pensent, prient ou vivent autrement ? Assis au pied de mon arbre, je me souviens d’avoir eu envie de dégainer ma langue comme une arme destructrice contre quelqu’un qui pensait, priait, votait différemment de moi et avait l’heur de m’agacer au plus haut point en essayant d’avoir le dernier mot. Mais qui suis-je pour penser avoir toujours raison ?
Qui suis-je pour chercher à clouer le bec de mon contradicteur en l’humiliant, en l’agressant ? Qui suis-je pour faire de mon opposant le bouc-émissaire de mes répulsions, de mes propres incohérences intérieures ? Qui suis-je pour ne pas mesurer la portion congrue de ma capacité à tout comprendre, à tout expliquer ? Qui suis-je pour jouer au grand méchant loup avec tous ceux — innombrables — qui ne partagent pas mon point de vue ? Qui suis-je pour être si bête en ne voyant pas chez autrui la part de lumière qui me manque pour mieux voir clair dans le monde où je vis ?
Mon vieux hêtre…
Mon vieux hêtre a toujours été un ami qui me veut du bien. Au terme de ma méditation, je m’en suis séparé pour continuer mon chemin avec un sentiment de liberté et même de libération qui rivalisait avec le bleu du ciel, moucheté de nuages blancs, orientant mes pas…