Achevons ce bref compagnonnage avec Baudelaire par une leçon qui peut être méditée spécialement pendant des vacances, qu’on estime ou non que l’oisiveté est la mère de tous les vices. Dans l’adresse au lecteur qui ouvre Les Fleurs de Mal, Baudelaire évoque les péchés commis par chacun, qu’il transforme en un bestiaire terrifiant. Dans cette « ménagerie infâme de nos vices », on trouve chacals, scorpions, vautours et autres « monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants ».
La métaphore est assez cohérente, puisque, selon le principe des deux postulations que nous rappelions dans le premier volet de cette série, la « joie de descendre » est « animalité ». Toutefois, de même que le diable de Baudelaire gagne en capacité de nuisance ce qu’il perd en grandiloquence, le vice le plus destructeur n’est pas le plus ostensiblement bestial. Comme à propos de Satan, Baudelaire voit au-delà des gesticulations :
Ce vice est l’Ennui. Il ne figure pas dans la liste officielle des péchés capitaux, mais il est chez Baudelaire l’ennemi majuscule de la vie spirituelle. On objectera peut-être que nul ne s’ennuie volontairement et que le péché suppose un consentement au mal. Ce serait mal comprendre Baudelaire, chez qui l’ennui n’est jamais un simple sentiment passager de désœuvrement. L’Ennui, un des grands péchés modernes, tient à la fois de la traditionnelle acédie (l’absence de goût pour les choses spirituelles) et de la révolte prométhéenne. Par son Ennui, l’homme crie à Dieu que la Création est insuffisante pour la créature. Un bâillement qui avale le monde, écrit Baudelaire : la formule est terrible dans sa clarté concrète. Au plan individuel, qui n’a jamais senti ses paroles annihilées par la bouche ouverte d’un bâilleur ? Qui n’a, à l’inverse, jamais été tenté d’envoyer au tapis un bavard ennuyeux, en ne retenant pas son bâillement.
Les parents qui apprennent à leur enfant à mettre la main devant la bouche ne lui enseignent pas seulement la politesse. Ils font, sans le savoir, un acte métaphysique. Étendu aux dimensions de l’univers, l’Ennui baudelairien est un déicide, car il tend à faire triompher le néant. Plus que l’oisiveté, il est à l’origine de tous les vices. Dans Les Fleurs du Mal, l’Ennui inaugural débouche sur la quête de remèdes qui ne sont que des pis-allers et, finalement, sur l’indifférence au Salut.
Les remèdes trompeurs peuplent la fin du recueil, comme une suite de tentatives illusoires pour pimenter une existence rongée par le spleen : le vin, le voyage, la drogue (le haschich ou l’opium), la révolte et enfin le suicide. L’Ennui baudelairien mène à la recherche désespérée d’une ivresse, d’un « Idéal artificiel », qui donne l’illusion d’échapper à la condition humaine. Baudelaire n’est lui-même guère dupe de ses échappatoires. Lucide, il note à propos des Confessions d’un mangeur d’opium de Thomas de Quincey : « La partie la plus dramatique de son livre est celle où il parle des efforts surhumains de volonté qu’il lui a fallu déployer pour échapper à la damnation à laquelle il s’était imprudemment voué lui-même. » Baudelaire ne parle pas de damnation par simple analogie. Son œuvre n’ignore jamais l’enjeu d’éternité de toute existence. C’est même sans doute là que l’Ennui trouve sa racine la plus profonde : l’incapacité à vivre le temps humain en y percevant de l’éternel.
En cela, l’ennui est toujours un peu suicidaire, car il cherche dans la mort l’aventure que l’homme n’a pas su trouver dans la vie : « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !/ Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! » Chez Baudelaire, « mourir d’ennui » n’est pas une simple expression figée, c’est une tentation spirituelle. Sur ce point, l’ultime volonté exprimée par le poète dans les Fleurs du Mal est frappante : « Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?/ Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »
C’est bien l’indifférence au Salut et aux fins dernières qu’on boit dans la coupe de l’Ennui, dans un culte du « nouveau » devenu une valeur à part entière. L’obsession de la nouveauté, qui unit aujourd’hui les consommateurs de smartphones et les buveurs de Beaujolais, est née là. Produit dérivé du culte du Progrès, le nouveau continue à régner, même quand son maître a du plomb dans l’aile. On mesure l’écart de cette divinité en toc avec le Nouveau Testament, qui n’abolit pas l’Ancien mais l’accomplit. Lucide sur les naïvetés philanthropiques et scientistes de son siècle, Baudelaire projette malgré tout un peu de dix-neuvièmisme dans son au-delà : son nouveau sacralisé témoigne du même mépris du réel que l’idolâtrie de la machine qui transforme et broie.
C’est pourquoi, à l’issue de ce parcours, nous ne suivrons pas Baudelaire jusqu’au bout. À son diable « joueur généreux », qui fait oublier le surnaturel en luttant contre la superstition, nous avons préféré celui de Huysmans qui ramène à Dieu. Plus que la charité baudelairienne provocatrice, qui assomme les pauvres pour les traiter en égaux, nous avons ensuite loué celle de Bloy, qui vocifère pour arracher le pécheur à son poison mortel. Quant à cet Ennui qui pousse à plonger « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau », nous lui répondrons en empruntant la belle formule de Claudel : « Au fond du connu pour trouver de l’inépuisable. » Tel est le plus sûr remède à l’Ennui : la capacité à un émerveillement qui n’est pas fuite du réel, mais ouverture toujours renouvelée à ses multiples facettes et ses infinis reflets. Devant la Création, comme devant la personne aimée, heureux celui qui peut se dire à la suite de Verlaine — autre admirateur de Baudelaire ayant emprunté une autre voix — que ce n’est « jamais ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ». Sans doute cela suppose-t-il de pressentir qu’« Enfer ou Ciel » ne sont ni lointains ni indifférents, mais qu’ils se jouent dès ici-bas.
Préférer changer de guide, à l’instant où Baudelaire nous mène au gouffre, n’empêche pas de lui rendre hommage pour sa lucidité sur les fausse routes du XIXe siècle, souvent devenues les ornières dans lesquelles s’enlise notre temps. Bon programme, en tout cas, pour les mois d’été : quitter les sirènes du nouveau pour renouer avec le chant de l’inépuisable.