Ancien collaborateur de Jacques Chirac, Xavier Patier raconte l’homme d’État qu’il a connu. Un homme sans cesse dans l’action, attachant et pudique, habité de convictions profondes et contradictoires.À présent que Jacques Chirac est mort, que tout à coup l’homme public s’est transformé en géant dans l’esprit du peuple, comme il arrive toujours quand un véritable homme d’État nous quitte, il est temps de le regarder tel qu’il fut. C’est difficile. J’essaie de m’y employer, en mesurant la gratitude que je dois à ce patron qui, bien que croisé peu de temps, a tant marqué ma vie professionnelle et donc ma vie tout court. Comme nous étions fiers de l’avoir pour patron ! Comme un esprit d’aventure nous accompagnait !
« Je sais que je vous embête »
Il y avait d’abord la stature, ce corps impressionnant au sommet duquel une tête bronzée lançait des sourires du genre OSS 117, et ces mains larges comme des battoirs qu’il vous tendait avec une empathie si rayonnante qu’un salut suffirait à illuminer la journée de ses collaborateurs. Il y avait ce saint Bernard toujours préoccupé de rendre service à un inconnu. Il y avait aussi, chose moins connue, le travailleur méticuleux, à l’intelligence précise et parfois cruelle, presque maniaque, qui avait le travers d’organiser des réunions à l’Élysée le dimanche après-midi pour relire des discours autour d’une table où il avait aligné une rangée de stylos feutres. « J’ai besoin de vous. Je vous embête. Je sais que je vous embête. » Il n’était pas imaginable de résister. Ce charmeur pouvait être brutal. Cet expansif était d’une extrême pudeur. Peu après son élection de 1995, la cellule diplomatique de la présidence de la République lui avait suggéré de prendre un petit déjeuner de travail avec Helmut Kohl « pour afficher votre complicité ». Chirac avait bondi : « Un petit déjeuner, jamais ! Pourquoi pas prendre un bain de travail dans la même baignoire ? »
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Il y avait aussi ce paradoxe d’un homme sans cesse dans l’action (il ne débriefait pas, il préparait la suite) et à la fois dans l’extrême recul à l’égard des hommes et des choses, égaré dans des pensées sur la préhistoire, dont il lâchait parfois un mot à son interlocuteur. Était-il de droite ? Était-il gaulliste ? Était-il libéral ? Était-il dupe de lui-même ? Avait-il la foi ? Tous, en certaines heures, s’interrogeaient. Un jour que j’essayais de le questionner pour savoir s’il éprouvait de la nostalgie de l’époque Pompidou et de ses premiers triomphes, il me coupa : « Je ne raconte jamais mes guerres. »
Respectueux de l’histoire de chacun
Son attitude au moment de savoir s’il fallait mentionner les racines chrétiennes dans le préambule de la constitution européenne fut un récapitulatif de tout ce qu’il était : il traita le sujet exclusivement en politique. Il était convaincu que la société française était un édifice fragile qu’un rien pouvait abîmer. Il s’en ouvrit dans un projet de livre commencé au printemps 2002, qui ne fut jamais publié. On y aurait découvert un Chirac expert en humanité nationale, habité de convictions profondes et contradictoires, plutôt libertaires sur les sujets sociétaux, plutôt régulateur en économie, mais dans un extrême respect de l’histoire de chacun.
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Sur la laïcité, il était convaincu qu’elle était le meilleur rempart contre les menaces islamistes. Il croyait par ailleurs à un islam libéral. Il pensait que mettre en avant les racines chrétiennes de l’Europe ne ferait qu’ajouter des conflits inutiles à une société déjà fragmentée. Il se trompait peut-être, mais sur ce point il ne doutait pas. Il s’en expliqua par un exemple, dans le livre inabouti de 2002 : « C’est, dit-il, comme le match de foot France-Algérie au stade de France en octobre 2001. Cela ne pouvait que mal se passer. Je l’avais dit à Jospin. Je n’y suis pas allé. Lui, il est tombé dans le panneau. Un match de foot France-Algérie, oui, mais il fallait l’organiser à Alger. Là-bas, je peux vous garantir que tout aurait été fait pour que ça se passe bien. Personne n’aurait sifflé la Marseillaise. Plus tard, on aurait pu avoir un match retour sans complications, et à Marseille plutôt qu’à Saint-Denis. Les racines chrétiennes, c’est pareil. Il y a des moments où il ne sert à rien d’agiter le drapeau. » On peut n’être pas d’accord, mais c’était son raisonnement.
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