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Entre acculturation et inculturation, la leçon de trois artistes vietnamiens

Paysage du Tonkin Hanoï, entre 1932 et 1934. Paravent en trois panneaux de bois laqué Collection de la famille Lam

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Pierre Téqui - publié le 12/04/25
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Le musée Cernuschi, à Paris, rend hommage jusqu’au 4 mai à trois peintres vietnamiens témoins d’une rencontre discrète, patiente et humble entre la foi et leur culture. L’historien de l’art Pierre Téqui y a vu davantage que la naissance d’un art moderne vietnamien : une forme d’inculturation profonde et subtile entre Orient et Occident.

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Au musée Cernuschi, trois artistes venus du Vietnam insufflent un éclat lumineux à ce printemps parisien. Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam : leurs noms racontent une histoire à trois voix — celle d’hommes formés dans l’Indochine coloniale qui choisirent la France comme terre d’exil et de création. Leurs œuvres, d’une élégance saisissante, déploient un Vietnam fait de visages féminins sans âge, de gestes suspendus, de tuniques flottantes et de maternités silencieuses. Tout y murmure le souvenir d’un pays rêvé, perdu, recréé sur la soie dans un geste où la modernité n’efface jamais la tradition. Ce que raconte cette exposition du musée Cernuschi, ce n’est pas seulement la naissance d’un art moderne vietnamien. C’est une forme d’inculturation profonde, un tissage subtil : entre Orient et Occident, classicisme confucéen et avant-garde parisienne, soie et huile, silence et couleur.

Une pédagogie féconde

Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam furent tous trois formés à l’École des Beaux-Arts de l’Indochine, fondée à Hanoï en 1925 dans le contexte du régime colonial. Son fondateur, Victor Tardieu, peintre français issu des Beaux-Arts de Lyon puis de Paris, y porta une ambition singulière : initier les artistes vietnamiens aux techniques occidentales sans les détourner de leur génie propre. Bien au contraire, l’enseignement encourageait l’usage des matériaux locaux — soie, encre, laque —, la réappropriation des motifs traditionnels et l’ancrage dans la culture visuelle du pays. Il ne s’agissait pas d’européaniser l’art vietnamien, mais de faire advenir une modernité qui demeure enracinée.

Cette pédagogie féconde porta ses fruits. Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam quittèrent l’Indochine à la fin des années 1930. Ils traversèrent la guerre, l’exil, les remous de l’histoire, et s’installèrent en France — à Nice, à Paris — où ils développèrent une œuvre originale.

Des soldats tournés vers la Vierge

Anne Fort, conservatrice au musée Cernuschi et commissaire scientifique de l’exposition, retrace avec finesse leurs parcours. Elle donne à voir leurs portraits sur soie, leurs scènes de la vie quotidienne, leurs compositions stylisées et poétiques. On y devine l’héritage de la peinture vietnamienne autant que l’influence diffuse de la modernité française. Entre les deux, un équilibre fragile, une respiration subtile. L’exposition est une leçon de beauté.

Mais le musée Cernuschi ne fut pas le premier à leur rendre hommage. Le musée des Ursulines, à Mâcon, avait déjà consacré à Mai-Thu une exposition touchante, révélant un art longtemps relégué aux marges d’une histoire des avant-gardes trop souvent ânonnée. À cette occasion, l’office de tourisme rappela que l’église Saint-Pierre de Mâcon abrite une fresque signée de sa main, réalisée en 1941. Hommage aux combattants de la Première Guerre mondiale, elle montre des soldats tournés vers la Vierge, le regard levé vers le Sacré-Cœur. On y retrouve le style de Mai-Thu : des formes épurées, une tendresse discrète, une composition où la prière affleure. Ce n’est pas une simple anecdote patrimoniale, mais un signe : celui d’une Église capable d’ouvrir ses murs à un art venu d’ailleurs. Car c’est bien cela, l’enjeu : permettre à chaque culture d’exprimer, dans sa langue propre, la beauté du mystère chrétien.

La délicatesse d’une évangélisation inculturée

À visiter l’exposition du musée Cernuschi, on ressort frappé par l’intuition de Victor Tardieu. Une synthèse esthétique rejoint ici les ambitions d’un syncrétisme habité — car l’acculturation artistique que l’on y observe fait écho, en creux, à la délicatesse d’une évangélisation inculturée. Ce mot, "inculturation", n’est pas si ancien. Il désigne le processus par lequel l’Évangile entre dans une culture, non pour l’effacer mais pour la féconder. Ce n’est pas un syncrétisme : c’est une incarnation. Le Christ se fait vietnamien, comme il s’est fait grec, romain, celte ou peul. On avait eu l’occasion d’évoquer cette question il y a quelques semaines dans les colonnes d’Aleteia. Dans l’art, l’inculturation est une tension féconde entre fidélité à la foi et accueil du langage de l’autre. Et c’est ce que ces artistes ont su faire. Même sans explicitement représenter la foi, ils traduisent une douceur, une intériorité, un silence qui touche profondément le cœur croyant.

Notre-Dame du Vietnam, à l'entrée du restaurant Ba Mien, avenue de Choisy, à Paris.

Je crois que si cette exposition m’a tant ému, c’est qu’elle m’a rappelé une Vierge rencontrée dans un restaurant du 13e arrondissement de Paris, chez Ba Miên. Perchée sur une étagère, elle trône paisiblement : une Vierge Marie habillée comme une femme vietnamienne, chapeau conique au coude, tenant l’Enfant dans ses bras. Il s’agit de Notre-Dame de La Vang. Cette figure mariale est née à la fin du XVIIIe siècle, dans un contexte de persécutions. En 1798, dans la forêt de La Vang, au centre du Vietnam, la Vierge serait apparue à des chrétiens réfugiés, leur promettant sa protection. Depuis, elle est devenue un emblème pour les catholiques vietnamiens. Elle est fêtée le 15 août, comme l’Assomption. Et bien que ses apparitions n’aient jamais été reconnues par Rome, Jean Paul II évoqua son culte avec émotion lors d’une messe en 1998.

Les témoins d’une rencontre discrète 

Cette statue croisée avenue de Choisy, dans un quartier souvent réduit à tort à un simple "Chinatown", témoigne d’une présence discrète : celle de catholiques vietnamiens venus en France dans les années 1970, fuyant le régime communiste. Une communauté intégrée, fervente, accueillie dans des paroisses comme Saint-Hippolyte, et dont les enfants grandissent dans un pays qui ne sait plus toujours nommer les visages de la sainteté. 

Notre-Dame de La Vang est une icône d’inculturation. Elle n’impose rien : elle épouse. Elle n’efface pas la culture vietnamienne ; elle la reçoit et la transfigure. Sa robe, son port de tête, ses traits : tout en elle dit à ceux qui la regardent qu’ils ont leur place dans la foi chrétienne. Comme elle, Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam sont les témoins d’une rencontre discrète, patiente, humble — mais ô combien féconde. Puissions-nous, dans nos églises, nos musées, nos cœurs, faire place à ces arts venus de si loin et de si proche et à ces visages du Christ et de Marie qui ne nous ressemblent pas. Car ces images révèlent le plus grand mystère de notre foi : un Dieu qui se fait tout à tous, pour que tous soient sauvés.

Pratique

Lê Phô, Mai-Thu, Vu Cao Dam. Pionniers de l’art moderne vietnamien en France, au musée Cernuschi, du mardi au dimanche de 10h à 18h jusqu’au 4 mai 2025.
Un catalogue d’exposition richement illustré de 208 pages sous la direction d'Anne Fort l’accompagne. Il est publié aux éditions Paris-Musées.
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