Il est de bon ton ces temps-ci de déplorer que l’histoire soit écrite par les vainqueurs. Cette idée reçue a de fait été formulée par un vaincu dans sa prison : Robert Brasillach (1909-1945), écrivain de talent et journaliste antisémite, sur le point d’être sommairement jugé, condamné et fusillé pour « intelligence avec l’ennemi ». Est-ce là le constat d’une réalité qu’il n’y a qu’à reconnaître, soit en s’y résignant, soit pour la corriger ?
Commençons par relever qu’il y a des exceptions, sous forme de défaites déclarées plus tard glorieuses. La vaine résistance des Spartiates aux Thermopyles a contribué à former l’identité grecque. La noble (et légendaire) reddition de Vercingétorix à Alésia a doté au XIXe siècle le nationalisme français de racines gauloises et préromaines. La Chanson de Roland a fait d’une embuscade fatale à quelques chevaliers de Charlemagne une épopée stimulante pour la chrétienté franque au temps des croisades. La chute de Fort Alamo face au Mexicains en 1836 est devenue une page héroïque de l’histoire du Texas et des États-Unis d’Amérique. Quand les vaincus sont proclamés des martyrs, leur échec devient à terme une victoire. C’est le destin de Jeanne d’Arc.
Dans un premier temps, il est vrai, les vainqueurs imposent leur point de vue, car les vaincus n’ont plus — ou n’ont encore jamais eu — la parole. Howard Zinn (1922-2010), universitaire américain, juif, engagé volontaire en 1943, devenu pacifiste et pourfendeur des injustices et discriminations dans son pays, a enseigné que « tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs ». C’est peut-être moins simple. Car il n’est nullement évident qu’il n’y ait que deux catégories d’humains : les lapins (innocents et analphabètes) et les chasseurs (coupables et monopolisateurs du verbe). Et il n’est pas sûr non plus que l’histoire soit écrite par les seuls historiens.
Depuis la préhistoire, toute société s’installe et se développe sur un territoire qu’elle s’approprie en asservissant ou éliminant ceux qui étaient déjà là, avant d’affronter de nouveaux arrivants. Elle pourra les absorber s’ils s’y prêtent, ou bien s’efforcer de les refouler, et si elle n’y arrive pas, elle devra se soumettre à eux. Les chasseurs se retrouvent donc tôt ou tard dans la peau de lapins. Les Romains ont ainsi dominé le pourtour du bassin méditerranéen, puis se sont eux-mêmes avérés incapables de résister à des envahisseurs pourtant moins « évolués », venus du nord et de l’est.
Pour compliquer l’affaire, les conquérants ne démolissent pas toujours tout. Ils gardent quelque chose (et parfois beaucoup) de ce qui a suscité leur convoitise et s’y coulent même. Par exemple, Alexandre détruit l’Empire perse, pousse jusqu’à l’Inde et… s’orientalise ! Les « barbares » qui déferlent sur l’Europe finissent par y adopter le christianisme qui sauvegarde la « latinité ». Les Mongols prennent le contrôle de la Chine et consolident le mandarinat. Les Turcs (Seldjoukides puis Ottomans, également venus d’Asie centrale) s’emparent du Moyen-Orient musulman et s’islamisent au lieu d’imposer leur religion « primitive » (chamaniste).
Un phénomène qui ne s’était guère produit jusque-là qu’avec l’expansion romaine se développe toutefois aux « Temps modernes ». Les colonisateurs européens ne sont pas des guerriers culturellement arriérés. Ils imposent leurs langues, leurs coutumes et leurs principes, mais sur une échelle sans précédent : un peu partout sur les quatre autres continents. Du coup, et aussi à cause de préjugés raciaux, entre eux et les populations assujetties, l’osmose ne s’opère pas comme dans l’Empire des Césars. Une contradiction apparaît alors entre le comportement des « maîtres » et les vertus dont ils s’honorent et qui, estiment-ils, expliquent et justifient leur suprématie sur des sociétés qu’ils jugent de sauvages ou décadentes. C’est ce que raconte le poème de Rudyard Kipling, « Le fardeau de l’homme blanc ».
Il y a surtout le besoin d’être libéré du passé, en rejetant toute culpabilité sur autrui, pour aller de l’avant.
Or ces idéaux à prétention universelle enseignent aux opprimés qu’ils ne sont pas des vaincus, mais des victimes, en droit de demander justice et même des réparations. Cette révolte est facilitée par les rivalités entre les nations dominatrices et au sein de la plupart d’entre elles. Deux guerres mondiales et la Guerre froide mettent à mal leur supériorité morale, et celle-ci est mise en cause jusque de l’intérieur, où les inégalités ne manquent pas et où la colonisation n’est bientôt plus considérée a priori comme le généreux partage du Progrès. C’est ainsi que l’histoire commence, dans la seconde moitié du XXe siècle, à n’être plus écrite uniquement par les dominants, qui perdent le monopole du verbe.
Cependant, rebelles et contestataires sont-ils forcément de meilleurs historiens que les panégyristes de l’impérialisme ? Certes, les faits qu’ils présentent à l’appui de leurs accusations étaient occultés. Mais ils ignorent ce qui pourrait être à décharge, car leur but n’est pas d’établir une vérité scientifique. Une histoire d’une objectivité et impartialité parfaites (en admettant qu’elle soit possible) ne passionnerait pas grand-monde, tant le tableau serait complexe, contrasté et chaotique. Il y a surtout le besoin d’être libéré du passé, en rejetant toute culpabilité sur autrui, pour aller de l’avant.
C’est pourquoi la mémoire collective, quand elle ne s’égare pas dans de vaines curiosités anecdotiques, sélectionne comme symboles référentiels des événements — victoires ou défaites — qui, en rappelant d’où l’on vient, font entrevoir où l’on en est. Le danger est alors de s’enfermer dans le ressentiment, si le triomphe n’inspire qu’une nostalgie impuissante ou si l’on ne rêve que de vengeance. Il est à remarquer que les échecs évoqués plus haut (les Thermopyles, Alésia, Roncevaux, Jeanne d’Arc, Alamo) ont été rendus glorieux par des épanouissements ultérieurs. L’histoire lue n’est finalement pas celle qu’écrivent les historiens de métier. C’est plutôt ce qui en est retenu dans la culture, par la littérature, les arts et aussi les médias vulnérables au sensationnel de la propagande (politique ou commerciale).
Ce qui reste à méditer, en un temps où l’histoire sert surtout à régler des comptes ou marquer des points, est l’engrenage de la rivalité, de la haine et de la violence dont l’acharnement va au-delà de la crudité de la loi du plus fort dans la jungle. Quelle justice rendre dans des conflits qui s’aggravent en durant et où il serait présomptueux de décider que tous les torts sont d’un seul côté ? Qui a commencé et est donc responsable ? On peut bien sûr — il faut même — pointer les incompréhensions mutuelles et appeler au dialogue qui peut apaiser des peurs et frustrations que ne connaît aucun autre animal que l’homme.
Reste qu’il n’y a pas de réconciliation sans pardon (à ne pas confondre avec l’oubli) et que la page la plus décisive de toute l’Histoire — celle qui a rendu le pardon possible — n’a pas été écrite par des vainqueurs (ni par des historiens), mais par des types très ordinaires qui, à la suite du Christ, n’avaient plus peur de ce que les hommes redoutent le plus, à savoir la mort.