Ô Sapientia, quae ex ore Altissimi prodisti, attingens a fine usque ad finem, fortiter suaviter disponensque omnia : veni ad docendum nos viam prudentiae —
« Ô Sagesse, sortie de la bouche du Très-Haut, Toi qui enveloppes tout l’Univers d’un bout à l’autre et qui disposes toutes choses avec force et douceur, viens nous enseigner le chemin de la prudence. »
La Sagesse, c’est le Verbe
Pour inaugurer le cycle des "grandes Ô", la liturgie de l’Église invoque le Christ sous le titre de Sagesse, sortie de la bouche du Très-Haut. La référence est claire : "Je [la Sagesse] suis issue de la bouche du Très-Haut et comme une vapeur j'ai couvert la terre" (Si 24, 3). Dans les écrits sapientiaux (en particulier l’Ecclésiastique, les Proverbes et la Sagesse), la sagesse de Dieu est hypostasiée. Elle est décrite à la manière d’une personne, dont la proximité avec Dieu est telle qu’elle était à ses côtés lors de la Création du monde, y participant à sa mesure.
Les exégètes peinent à donner la signification exacte que pouvait avoir ces textes dans la mentalité des rédacteurs. Ce qui est certain, c’est que la Tradition y a discerné rétrospectivement une figure du Verbe de Dieu, voire de l’Esprit-Saint. Ici, le choix de l’auteur de l’antienne est clair. C’est bien du Fils qu’il s’agit. L’affinité entre la Sagesse et le Verbe est évidente, qui éclate dans la richesse du terme de λογοσ (logos, c’est-à-dire discours, raison, parole) par lequel saint Jean décrit la personne du Fils. Le Fils est le Verbe de Dieu. C’est-à-dire la Sagesse du Père en tant qu’Il l’exprime dans une parole. Et cette Parole du Père est à ce point adéquate à ce qu’Il est qu’elle est elle-même une Personne divine.
Un rôle dans la Création et dans la Providence
L’antienne poursuit : "Toi qui enveloppes tout l’Univers d’un bout à l’autre et qui disposes toutes choses avec force et douceur." Là encore, la référence aux écrits sapientiaux est claire. "Elle [la Sagesse] s’étend avec force d’un bout du monde à l’autre et elle gouverne l’univers pour son bien" (Sg 8, 1) ; "Car plus que tout mouvement la Sagesse est mobile ; elle traverse et pénètre tout à cause de sa pureté" (Sg 7, 24).
Ainsi le Verbe éternel, qui est la Sagesse de Dieu, s’étend d’un bout du monde à l’autre. Le latin porte : attingens a fine usque ad finem. Ce qui est désigné est donc le rôle du Verbe à la fois dans la Création et dans la Providence. Il crée tous les êtres, et les ordonne à leur fin, qui est Dieu. Cela convient particulièrement au Fils sous le rapport où Il est la Sagesse de Dieu, car selon l’adage aristotélicien, "le propre du sage est d’ordonner".
C’est d’ailleurs parce qu’Il est créateur qu’Il peut être provident. En conférant à chaque étant son esse, c’est-à-dire son acte d’être, ce qu’il y a de plus intime dans chaque être, Dieu peut conduire toute chose à lui, à la fois infailliblement et de l’intérieur, sans violence, selon le mode propre à chacun. C’est bien "avec force et douceur" que Dieu gouverne l’Univers. Avec saint Augustin, il faut s’extasier de ce Dieu "plus intime à moi que moi-même", qui traverse et pénètre tout homme et plus largement tout étant, le soutenant dans l’être, et le conduisant à sa perfection. Ce gouvernement divin sur l’Univers, ici approprié plus spécialement au Fils, est d’une extension totale à la fois dans le temps (depuis la Création jusqu’au Jugement dernier) et dans l’espace (rien n’y échappe, des hommes aux animaux et aux plantes ; et parmi les hommes, des croyants aux païens).
Avec force et douceur
Il faut noter que si le Fils, comme Sagesse du Père, a créé l’ordre de l’Univers lors de la Création et le maintient depuis lors, cet ordre a été ruiné par le péché originel. Par le péché d’Adam, le désordre a été semé dans le cœur de l’homme et dans la nature. C’est pour remettre l’ordre au sein du chaos causé par le péché que le Verbe éternel s’est incarné, envoyé par le Père pour sauver les hommes.
La Providence s’exerce alors non pas seulement de loin, mais au plus près de chaque homme, le Fils allant jusqu’à épouser la condition humaine pour mieux la restaurer. Et Jésus-Christ, Verbe incarné, poursuit durant sa vie terrestre ce gouvernement des hommes avec force et douceur : la force lorsqu’il résiste aux tentations du démon au désert ou qu’il chasse les marchands du Temple ; la douceur lorsqu’il accueille les pécheurs, les enfants, et invite chacun à se mettre à son école, lui qui est "doux et humble de cœur" (Mt 11, 29).
La voie de la prudence
L’antienne supplie enfin le Verbe incarné, Sagesse de Dieu, de nous enseigner la voie de la prudence. Là encore, ce n’est pas sans écho dans les écrits sapientiaux. "Car c’est Dieu qui donne la Sagesse, de sa bouche sortent le savoir et l’intelligence [prudentia dans la Vulgate]" (Pr 2, 6) ; "Quittez la niaiserie et vous vivrez, marchez droit dans la voie de l’intelligence [prudentia]" (Pr 9, 6). Ici, il ne s’agit pas de la prudence au sens moderne, cette espèce de réserve dans l’engagement qui confine à la pusillanimité. La prudence est en réalité cette vertu qui donne de savoir bien agir selon la droite raison, non pas en général, mais précisément dans une situation donnée.
Ce n’est donc pas une vertu de réserve, mais bien une vertu d’action, comme l’indique le terme de via. C’est la vertu de l’à-propos, de l’action ciblée, adaptée aux circonstances. Saint Thomas situe la prudence à la charnière entre les vertus intellectuelles et les vertus morales, assurant la bonne liaison des deux. C’est donc une prière excellente que de demander la prudence au Christ. Pour un chrétien, la prudence consiste principalement à discerner toute situation et événement à la lumière du Christ, en vue de Dieu, et finalement de conformer notre agir à notre être de fils adoptif. La prudence rejoint ici le don de sagesse, et c’est donc avec pertinence que cette supplication s’adresse au Christ Sagesse de Dieu.
Pour en savoir plus : Angelicum.