Chaque année la liturgie nous prépare a célébrer Noël par trois grand guides : Isaïe, Jean Baptiste et Marie : le prophète, le précurseur, la mère. Le premier l’annonça de loin, le second le montra présent dans le monde, la dernière le porta dans son sein. Pour l’Avent de cet an il m’a semblé bon de nous confier entièrement à la Mère. Personne, mieux qu’elle peux nous disposer à célébrer fructueusement la naissance de notre Rédempteur. Marie n’a pas célébré l’Avent, elle l’a vécu dans sa chair. Comme chaque femme enceinte elle sait bien qu’est-ce-que signifie être « dans l’attente » et peut nous inspirer à marcher ver Noël avec une foi pleine d’attente. Contemplerons Marie dans les trois moments dans lesquels l’Écriture nous la montre au centre des événements : l’Annonciation, la visitation et Noël.
« Je suis la servante du Seigneur... »
Commençons avec Marie dans l’Annonciation. À son arrivée chez Élisabeth, Marie fut accueillie avec grande joie et, « remplie de l’Esprit saint », Élisabeth s’écria : « Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira » (Lc 1, 45). La grande chose arrivée à Nazareth, après la salutation de l’ange, c’est que Marie « a cru » et qu’ainsi elle est devenue la « Mère du Seigneur ». Sans aucun doute le mot « a cru » se rapporte à la réponse de Marie : « Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit » (Lc 1, 38). Par ces paroles brèves et simples s’est exprimé l’acte de foi le plus grand et le plus décisif de l’histoire du monde. Cette réponse de Marie représente « le sommet de tout comportement religieux face à Dieu, puisqu’il exprime, de la manière la plus élevée, la disponibilité passive unie à une promptitude active, le vide le plus profond qui s’accompagne de la plus grande plénitude ». Par cette réponse, écrit Origène, c’est comme si Marie disait à Dieu : « Me voici, je suis une tablette à écrire : que l’Écrivain écrive ce qu’il veut, que le Seigneur de toutes choses fasse de moi ce qu’il veut. » Il compare Marie à la tablette de cire que l’on utilisait de son temps pour écrire. Marie, dirions-nous aujourd’hui, s’offre à Dieu comme une page blanche où il peut écrire tout ce qu’il veut.
« En un instant qui n’aura jamais plus de couchant et qui reste valable pour toute l’éternité, la parole de Marie fut la parole de l’humanité et son “oui”, l’amen de toute la création au “oui” de Dieu » (K. Rahner). En elle, c’est comme si Dieu interpellait à nouveau la liberté créée, lui offrant une possibilité de rachat. C’est le sens profond du parallélisme Ève-Marie, si cher aux Pères et à toute la Tradition. « Ce qu’en effet la vierge Ève avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l’a délié par sa foi. »
Les paroles d’Élisabeth — « Bienheureuse celle qui a cru » — nous montrent comment déjà dans l’Évangile la maternité divine de Marie n’est pas seulement comprise comme une maternité physique, mais beaucoup plus comme une maternité spirituelle, fondée sur la foi. C’est bien aussi la pensée de saint Augustin quand il écrit : « La Vierge Marie enfanta en croyant ce qu’elle avait conçu en croyant... Après que l’ange eut parlé, elle, pleine de foi (fide plena), concevant le Christ dans son cœur avant que de le concevoir dans son sein, répondit: “Me voici, je suis la servante du Seigneur, qu’il m’advienne selon ta parole” ». À la plénitude de grâce de la part de Dieu, correspond la plénitude de foi de la part de Marie ; au gratia plena, le fide plena.
Seule avec Dieu
À première vue, l’acte de foi de Marie fut un acte facile et qui allait de soi. Devenir mère d’un roi qui régnerait pour toujours sur la maison de Jacob, la mère du Messie ! N’était-ce pas le rêve de toute jeune fille juive ? Mais c’est là une manière de raisonner tout humaine et charnelle. La vraie foi n’est jamais un privilège ou un honneur, c’est toujours une certaine forme de mort. Ainsi en fut-il surtout de la foi de Marie à cette heure-là. Dieu ne trompe jamais, il n’arrache jamais subrepticement le consentement de ses créatures, en leur dissimulant les conséquences, les difficultés à venir. Tous les grands appels de Dieu le montrent bien. À Jérémie il déclare : « Ils te combattront » (Jr 1, 19) et au sujet de Saul, il prédit à Ananie : « Moi-même je lui montrerai tout ce qu’il faudra souffrir pour mon nom » (Ac 9, 16). Avec Marie seulement, pour une mission comme la sienne, aurait-il agi différemment? Dans la lumière de l’Esprit saint, qui accompagne l’appel de Dieu, elle a certainement entrevu que son chemin ne serait pas différent de celui de tous les autres appelés. D’ailleurs, bien vite, Siméon donnera une forme à ce pressentiment en lui annonçant qu’un glaive transpercera son âme.
Déjà sur le seul plan humain, Marie se trouve dans une totale solitude. À qui peut-elle expliquer ce qui est arrivé en elle ? Qui la croira lorsqu’elle dira que l’enfant qu’elle porte dans son sein est l’« œuvre de l’Esprit saint » ? Cela n’est jamais arrivé avant elle et n’arrivera jamais après elle. Marie connaissait certainement ce qui était écrit dans le livre de la Loi, à savoir que si la jeune femme, au moment des noces, n’était pas trouvée vierge, elle devait être amenée à la porte de la maison de son père et lapidée par les hommes de sa ville (Dt 22, 20).
De nos jours nous parlons volontiers du « risque de la foi », entendant, en général, par cela, le risque intellectuel ; mais pour Marie il s’agit d’un risque bien concret ! Carlo Carretto, dans son petit livre sur la Vierge Marie, raconte comment il arriva à découvrir la foi de Marie. Vivant dans le désert, il avait appris de quelques-uns de ses amis Touaregs qu’une jeune fille du campement avait été promise en mariage à un jeune homme, mais étant trop jeune, elle n’était pas encore allée habiter chez lui. Il avait mis en relation ce fait avec ce que Luc dit de Marie. C’est pourquoi repassant, deux ans après, dans ce même campement, il demanda des nouvelles de la jeune fille. Il remarqua chez ses interlocuteurs un certain embarras et plus tard l’un d’eux, venant à lui en grand secret, fit un signe : il passa sa main sur la gorge avec le geste caractéristique des arabes quand ils veulent dire : « Elle a été égorgée ». Elle avait été découverte enceinte avant le mariage et l’honneur de la famille exigeait cette fin. Alors il repensa à Marie, aux regards impitoyables des gens de Nazareth, aux clins d’œil, il comprit la solitude de Marie, et cette nuit même il la choisit comme sa compagne de route et comme éducatrice et modèle de sa foi.
Marie est l’unique à avoir cru « en situation de contemporanéité », c’est-à-dire alors que cela arrivait, avant toute confirmation et toute assurance de la part des événements et de l’histoire. Elle a cru dans une solitude totale. Jésus dit à Thomas : « Parce que tu m’as vu, tu as cru : bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » ! (Jn 20, 29) : Marie est la première de ceux qui ont cru sans avoir encore vu.
Au sujet d’Abraham, dans une situation semblable, lorsqu’il lui fut promis aussi un fils malgré son âge avancé, l’Écriture dit, sur un ton presque de triomphe et d’émerveillement : « Abram eut foi dans le Seigneur, et pour cela le Seigneur le considéra comme juste » (Gn 15, 6). Oh, combien maintenant peut-on reprendre plus triomphalement ce cri à propos de Marie ! Marie eut foi en Dieu et pour cela le Seigneur la considéra comme juste ! Le plus grand acte de justice jamais accompli sur la terre par un être humain, après celui de Jésus. Mais lui est aussi Dieu.
Saint Paul dit que Dieu aime celui qui donne avec joie (2 Co 9, 7) et Marie a dit son « oui » à Dieu avec joie. Le mot qui exprime le consentement de Marie, et qui est traduit par fiat ou par « qu’il me soit fait », est à l’optatif (génoito) dans le texte grec original. Il n’exprime pas une acceptation résignée, mais un vif désir, comme si Marie disait : « Je désire de tout mon être, ce que Dieu désire; que s’accomplisse promptement ce qu’il veut. » Vraiment, comme le remarquait saint Augustin, avant même de concevoir dans son corps elle conçut le Christ dans son cœur.
Certes Marie n’a pas dit fiat qui est un terme latin ; ni non plus génoito qui est un terme grec. Qu’a-t-elle dit alors ? Quel est le terme qui, dans la langue parlée de Marie, correspond le mieux à cette expression ? Que disait un juif quand il voulait dire « qu’il en soit ainsi » ? Il disait « amen ! ». S’il est permis d’essayer de remonter, par une pieuse réflexion, à la ipsissima vox, au terme exact sorti de la bouche de Marie — ou au moins au terme qui existait, à ce moment-là, dans la source sémitique utilisée par Luc —, ce dut être justement le terme « amen ». Amen — terme juif, dont la racine signifie solidité, certitude — était utilisé dans la liturgie comme réponse de foi à la parole de Dieu. Chaque fois que, à la fin de certains psaumes, nous lisons dans la Vulgate fiat, fiat (dans la version des Septante : génoito, génoito), l’original juif, connu par Marie, porte : « Amen, amen ! »
Par l’« amen » on reconnaît que ce qui vient d’être dit est une parole ferme, stable, solide et engagée. Sa traduction exacte, quand il s’agit d’une réponse à la parole de Dieu est : « Ainsi en est-il et ainsi soit-il ». Elle indique en même temps la foi et l’obéissance ; on reconnaît que ce que Dieu dit est vrai et l’on s’y soumet. C’est dire « oui » à Dieu. C’est dans ce sens que nous le trouvons sur la bouche même de Jésus : « Oui, amen, Père, car tel a été ton bon plaisir... » (Mt 11, 26). Il est même l’Amen personnifié: « Ainsi parle l’Amen » (Ap 3, 14) et c’est par lui que tout autre « amen » prononcé sur la terre s’élève désormais jusqu’à Dieu (2 Co 1, 20). Comme le fiat de Marie devance celui de Jésus à Gethsémani, ainsi son « amen » devance celui de son Fils. Marie est vraiment un « amen » personnifié à Dieu.
Dans le sillage de Marie
Pensons au sillage d’un vaisseau : il va en s’élargissant jusqu’à disparaître et à se perdre à l’horizon, mais il commence par une pointe qui est la pointe même du navire. Ainsi peut-on voir l’immense sillage des croyants qui forment l’Église : il commence par une pointe et c’est la foi de Marie, son fiat. La foi, avec sa sœur, l’espérance, est la seule réalité qui ne commence pas avec le Christ, mais avec l’Église et donc avec Marie, qui en est le premier membre dans l’ordre du temps et de l’importance. Jamais le Nouveau Testament n’attribue à Jésus la foi ou l’espérance. La lettre aux Hébreux donne une liste de ceux qui ont eu la foi : « Par la foi, Abel... Par la foi, Abraham... Par la foi, Moïse... » (He 11,4). Cette liste n’inclut pas Jésus qui est appelé « l’auteur de la foi et celui qui la mène à son accomplissement » (He 12, 2). Il ne peut pas être le sujet de la foi chrétienne parce qu’il en est l’objet.
Par le seul fait de croire, nous nous trouvons donc dans le sillage de Marie. Cherchons à approfondir ce que signifie suivre vraiment un tel sillage. Pour lire ce qui concerne la Vierge Marie dans la Bible, l’Église a tenu, depuis l’époque des Pères, un critère qui peut s’exprimer ainsi : Maria, vel Ecclesia, vel anima, Marie, ou bien l’Église, ou bien l’âme. Ce qui signifie que, dans l’Écriture, tout ce qui est dit spécialement de Marie se comprend universellement de l’Église et tout ce qui est dit universellement de l’Église se comprend particulièrement de chaque âme croyante.
Tenons-nous-en à ce principe et voyons ce que la foi de Marie dit d’abord à l’Église prise dans son ensemble et ensuite ce qu’elle dit à chacun de nous, à chaque âme en particulier. Mettons d’abord en lumière les implications ecclésiales ou théologiques de la foi de Marie et ensuite celles personnelles ou ascétiques. Ainsi, la vie de la Vierge Marie ne servira pas uniquement à accroître notre dévotion privée, mais aussi notre compréhension profonde de la Parole de Dieu et des problèmes de l’Église.
En premier lieu Marie nous parle de l’importance de la foi. Il n’y a ni son ni musique là où il n’y a pas une oreille capable d’écouter, aussi sublimes que soient accords et mélodies. Il n’y a pas la grâce, ou du moins la grâce ne peut agir, si elle ne trouve pas la foi pour l’accueillir. De même que la pluie ne peut rien faire germer tant qu’elle ne trouve pas une terre pour l’accueillir, ainsi la grâce si elle ne trouve pas la foi. C’est par la foi que nous sommes « sensibles » à la grâce. La foi est la base de tout. Elle est la première et la meilleure des œuvres à accomplir. L’œuvre de Dieu, dit Jésus, c’est que vous croyiez (Jn 6, 29). La foi revêt une telle importance parce que seule elle garde à la grâce sa gratuité. Elle n’essaie pas d’intervertir les rôles, en faisant de Dieu un débiteur et de l’homme un créancier. C’est pourquoi elle est si précieuse aux yeux de Dieu qui fait pratiquement tout dépendre de la foi dans ses relations avec l’homme.
La grâce et la foi : ce sont comme les deux piliers du salut. Elles sont données à l’homme comme les deux pieds pour marcher ou les deux ailes pour voler. N’y voyons pas cependant deux réalités parallèles comme si la grâce venait de Dieu et la foi de nous, et que le salut dépende ainsi, à parts égales, de la grâce et de la liberté. Malheur à celui qui penserait ainsi : la grâce dépend de Dieu, mais la foi dépend de moi, c’est Dieu et moi qui ensemble réalisons le salut ! Nous ferions de Dieu un débiteur, quelqu’un qui dépendrait de nous, et devrait partager avec nous le mérite et la gloire. Saint Paul élimine tout doute sur ce point quand il écrit : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés par le moyen de la foi et cela (c’est-à-dire croire, ou, plus globalement, être sauvés par la grâce par le moyen de la foi, qui est la même chose) ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu... afin que nul n’en tire orgueil » (Ep 2, 8). En Marie aussi l’acte de foi fut suscité par la grâce de l’Esprit saint.
Et désormais ce qui nous intéresse c’est de mettre en lumière dans la foi de Marie les aspects en mesure d’aider l’Église d’aujourd’hui à croire plus pleinement. L’acte de foi de Marie est un acte absolument personnel et unique. C’est l’acte de se fier à Dieu et de se confier complètement à lui. C’est une relation de personne à personne, et qu’on appelle la foi subjective. L’accent porte ici sur le fait de croire, plus que sur le contenu de la foi. Mais la foi de Marie est aussi très objective, communautaire. Elle ne croit pas en un Dieu subjectif, personnel, détaché de tout, qui ne se révélerait qu’à elle seule dans le secret. Bien au contraire, elle croit au Dieu de ses Pères, au Dieu de son peuple. Elle reconnaît dans le Dieu qui se révèle à elle, le Dieu des promesses, le Dieu d’Abraham et de sa descendance.
Elle s’insère humblement dans la lignée de tous les croyants, et devient la première croyante de la nouvelle alliance. Le Magnificat est tout imprégné de cette foi basée sur les Écritures et tout rempli de références à l’histoire de son peuple. Le Dieu de Marie est un Dieu aux traits typiquement bibliques : le Seigneur, le Tout-Puissant, le Saint, le Sauveur. Marie n’aurait pas cru à l’ange s’il lui avait présenté un Dieu différent, qu’elle n’aurait pas pu reconnaître comme le Dieu de son peuple Israël. Même extérieurement Marie se conforme à cette foi : elle s’assujettit à toutes les prescriptions de la loi ; elle fait circoncire l’Enfant, elle le présente au temple, elle se soumet elle-même au rite de la purification, elle monte à Jérusalem pour la Pâque.
C’est là pour nous un grand enseignement. Comme la grâce, la foi a été sujette, tout au long des siècles, à un processus d’analyses et de fragmentations qui ont conduit à distinguer d’innombrables espèces et sous-espèces de foi. Nos frères protestants, par exemple, mettent davantage en valeur ce premier aspect, subjectif et personnel, de la foi. « La foi — écrit Luther — c’est une confiance vive et audacieuse en la grâce de Dieu » ; c’est une « ferme confiance». En certains courants du protestantisme, comme dans le piétisme, où cette tendance est portée à l’extrême, les dogmes et ce qu’on appelle les vérités de la foi n’ont presque aucune importance. L’attitude intérieure et personnelle envers Dieu est l’élément le plus important et presque exclusif.
Au contraire dans la tradition catholique et orthodoxe, le problème de la conformité de la foi ou de son orthodoxie a toujours eu dès l’origine une importance majeure. Le problème des vérités à croire a pris, très vite, le pas sur l’aspect subjectif et personnel du croire, c’est-à-dire sur l’acte de foi. Les traités des Pères « Sur la foi » (De fide) ne font aucune allusion à la foi comme acte subjectif, attitude de confiance et d’abandon. Ils se préoccupent d’établir la série des vérités à croire en communion avec toute l’Église et ceci en polémique contre les hérétiques. Plus tard, au temps de la Réforme, par réaction encore contre l’accentuation unilatérale de la foi-confiance, cette tendance s’est aggravée dans l’Église catholique. Croire signifie principalement adhérer au credo de l’Église. Saint Paul disait que « l’on croit dans son cœur et que l’on confesse des lèvres » (Rm 10, 10) : la « confession » d’une foi exacte, précise, a souvent pris l’avantage sur « croire dans son cœur ».
En ce domaine, Marie nous entraîne à retrouver la plénitude beaucoup plus riche et plus belle que chacun des aspects particuliers. Il ne suffit pas d’avoir une foi uniquement subjective, une foi qui soit un abandon à Dieu au plus intime de sa conscience. Il est si facile, par là, de rapetisser Dieu à sa mesure. Ce qui arrive lorsqu’on se bâtit sa propre idée sur Dieu à partir d’une interprétation personnelle de la Bible ou en référence à l’interprétation d’un petit groupe: on adhère ensuite de toutes ses forces à de telles idées, on s’y attache jusqu’au fanatisme, sans se rendre compte que désormais on croit davantage à soi-même qu’en Dieu et que cette inébranlable confiance en Dieu n’est rien d’autre qu’une inébranlable confiance en soi-même.
Cependant une foi simplement objective et dogmatique ne suffit pas davantage si elle ne conduit pas à l’intimité, au contact personnel du moi à toi, avec Dieu. Elle devient facilement une foi morte, une foi par personne interposée ou par institution interposée, qui s’effondre dès qu’entre en crise, pour quelque raison que ce soit, notre rapport avec l’institution-Église. Dès lors il peut arriver facilement qu’un chrétien parvienne au terme de sa vie sans avoir jamais fait un acte de foi libre et personnel, le seul à justifier le nom de « croyant ».
Il faut donc croire de façon personnelle, mais dans l’Église ; croire dans l’Église, mais de façon personnelle. La foi dogmatique de l’Église n’empêche ni l’acte personnel ni la spontanéité de la foi ; au contraire, elle préserve cet acte de foi et lui permet de connaître et d’embrasser un Dieu immensément plus grand que celui de ma pauvre expérience. Aucune créature en effet n’est capable d’embrasser par son acte de foi tout ce que l’on peut connaître de Dieu. La foi de l’Église est comme le grand angle qui permet de saisir et de photographier une portion beaucoup plus vaste d’un panorama que celle d’un objectif ordinaire. En m’unissant à la foi de l’Église, je fais mienne la foi de tous ceux qui m’ont précédé : la foi des apôtres, des martyrs, des docteurs. Les saints, ne pouvant emporter la foi avec eux au ciel où elle n’a plus raison d’être, l’ont laissée en héritage à l’Église.
Il y a une puissance incroyable ramassée dans ces paroles : « Je crois en Dieu le Père tout-puissant... ». Mon petit « moi », uni et fondu avec celui de tout le corps mystique du Christ, passé et présent, lance un cri plus puissant que le fracas de la mer et qui fait trembler dans ses fondements le royaume des ténèbres.
Croyons nous aussi
Voyons maintenant les implications personnelles et ascétiques qui découlent de la foi de Marie. Saint Augustin, après avoir affirmé, dans le texte cité ci-dessus, que Marie « pleine de foi enfanta en croyant ce qu’elle avait conçu en croyant », en tire une application pratique : « Marie crut et ce qu’elle crut arriva en elle. Croyons nous aussi pour que ce qui arriva en elle puisse nous être utile à nous aussi. »
Croyons nous aussi ! La contemplation de la foi de Marie nous porte d’abord à renouveler notre acte personnel de foi et d’abandon à Dieu. D’où l’importance décisive de dire à Dieu, une fois dans notre vie, un « que cela se fasse » : un fiat comme celui de Marie. Quand un tel acte se réalise il est comme enveloppé de mystère, car il participe à la fois de la grâce et de la liberté. C’est une sorte de conception. La créature ne peut y atteindre toute seule : Dieu l’aide sans lui enlever sa liberté.
Que faut-il donc faire ? C’est simple : après avoir prié, pour que cela ne reste pas un geste superficiel, dire à Dieu avec les paroles mêmes de Marie : « Me voici, je suis le serviteur, ou la servante, du Seigneur : qu’il me soit fait selon ta parole ! ». Je dis amen, oui, mon Dieu, à tout ton projet, je te cède tout moi-même !
Il nous faut cependant rappeler que Marie prononce son fiat à l’optatif, avec un accent de désir et de joie. Combien souvent redisons-nous notre fiat avec une âme résignée, à contrecœur, tel celui qui, la tête baissée, dit en serrant les dents : « Si vraiment il n’est pas possible de faire autrement, eh bien que ta volonté soit faite ! » Marie nous enseigne à l’énoncer différemment. Nous avons une certitude: la volonté de Dieu à notre égard est infiniment plus belle et plus riche de promesses que tous nos projets ; Dieu est amour infini et forme pour nous « des projets de prospérité et non de malheur » (Jr 29, 11). Alors disons, pleins de désir et presque avec impatience, comme Marie : « Que sans tarder, ô mon Dieu, s’accomplisse sur moi ta volonté d’amour et de paix ! ».
Se réalise ainsi le sens de la vie humaine et sa plus grande dignité. Dire « oui », « amen » à Dieu n’est pas rabaissement de la dignité de l’homme, comme on l’entend dire parfois aujourd’hui, mais exaltation. D’ailleurs, quelle alternative possible à cet « amen » dit à Dieu ? La pensée contemporaine qui a fait de l’analyse de l’existence son objectif premier, a montré avec clarté que dire « amen » est nécessaire. Si on ne le dit pas à Dieu qui est amour, on le dira à quelque autre chose qui n’est que froide et paralysante nécessité : au destin, aux événements.
« Mon juste vivra de la foi »
Tous doivent et peuvent imiter Marie dans sa foi, mais plus particulièrement le prêtre et quiconque est appelé, quel qu’en soit le mode, à transmettre à d’autres la foi et la Parole. « Mon juste, dit Dieu, vivra de la foi » (Ha 2, 4 ; Rm 1, 17) : cela vaut, à un titre spécial pour le prêtre : Mon prêtre, dit Dieu, vivra de la foi. Il est l’homme de la foi. Le poids spécifique d’un prêtre est donné par sa foi. Il aura une influence sur les âmes dans la mesure de sa foi. Le devoir du prêtre ou du pasteur au milieu de son peuple ne se limite pas au fait de distribuer des sacrements ou d’assurer des services. Il doit aussi susciter et témoigner la foi. Il sera vraiment le guide qui entraîne, dans la mesure où il croira et où il aura donné à Dieu sa liberté, comme Marie.
Le signe essentiel, celui que les fidèles perçoivent immédiatement chez un prêtre, un pasteur, c’est s’il « y croit » : s’il croit en ce qu’il dit et en ce qu’il célèbre. Celui qui, dans le prêtre, cherche Dieu avant tout, le perçoit aussitôt. Celui qui, chez le prêtre, ne cherche pas Dieu peut être facilement trompé et induire en erreur le prêtre lui-même, le laissant se croire important, brillant, en marche avec son temps, alors qu’en réalité, lui aussi, comme nous le disions dans le chapitre précédent, est un homme « vide ». Même l’incroyant qui s’approche du prêtre dans un esprit de recherche, saisit aussitôt la différence. Ce qui le provoquera et pourra le mettre salutairement en crise, ce ne sont pas en général de savantes discussions sur la foi, mais la foi toute simple. La foi est contagieuse. On ne contracte pas une maladie contagieuse en entendant seulement parler d’un virus ou en l’étudiant, mais en entrant en contact avec lui. Ainsi en est-il de la foi.
La force d’un serviteur de Dieu est en proportion de la force de sa foi. Il nous arrive de souffrir et de nous lamenter dans notre prière : Dieu, les gens abandonnent l’Église, ils restent dans le péché, pourquoi ? Nous parlons et parlons, sans que rien ne change. Un jour les apôtres essayèrent de chasser le démon d’un pauvre enfant. Sans succès. Jésus, lui, chassa l’esprit mauvais, et les apôtres vinrent lui demander : « Et nous, pourquoi n’avons-nous pu le chasser ? Il leur dit : “À cause de la pauvreté de votre foi” » (Mt 17, 19-20).
Le monde, disions-nous, est traversé, comme la mer, par le sillage d’un navire : c’est le sillage de la foi ouvert par Marie. Entrons dans ce sillage. Nous aussi, croyons pour que ce qui est arrivé en elle arrive aussi en nous. Invoquons la Vierge Marie sous ce titre plein de douceur : Virgo fidelis, Vierge fidèle, prie pour nous !