Et maintenant, que va-t-il se passer ? Tout le monde y pense sans le dire : le pape François va-t-il s’en sortir ? Et l’on se retrouve plus ou moins dans la situation d’avant la mort de Jean Paul II. Mais, plus que son prédécesseur, François entend continuer à gouverner l’Église, comme le montre le consistoire qu’il a convoqué, suscitant moult spéculations.
Quoi qu’il en soit de ce qui adviendra, on peut parier que les journalistes sont prêts à partir à Rome, que les nécrologies sont déjà prêtes, et que les bilans sont déjà écrits. C’est sur ces derniers qu’il vaut la peine de s’arrêter, car on peut parier sans risque qu’ils varieront en fonction de l’aune à laquelle on entend juger l’actuel pontife romain. Nul ne l’ignore, tout un chacun dispose de ses propres grilles de lecture de la réalité, en fonction de ses intérêts, de ses passions, de ce qu’il juge fondamental — et nul ne peut prétendre disposer d’une vision sub specie æternitatis qui garantirait l’absolue objectivité d’un jugement et la totale compréhension d’une situation.
Selon ses préférences
Pour les uns, ce qui compte sera la réforme ecclésiologique, soit un gouvernement moins cléro-centré, ce que l’on appelle désormais la "synodalité". Pour d’autres, l'important sera l’intégration dans le catholicisme de la dynamique égalitaire contemporaine : la place des femmes et des modes d’existence divergeant de la sponsalité hétérosexuelle — personnes divorcées, homosexuelles, transgenres… Pour d’autres encore, ce sera la question liturgique et plus largement celle de l’interprétation de Vatican II, dans le sens d’une continuité qui permettrait un partiel reformatage intransigeant. Pour d'autres enfin, l'enjeu sera l’ensemble des questions politiques : l'écologie, les migrants, l’égalité sociale… Et l’on ne parle pas de ceux qui ne retiendront que quelques expressions à succès, comme celle de "disciple missionnaire", "aller aux périphéries de l’Église" et "l’Église hôpital de campagne", qui permettent de justifier toute une série de pratiques ou de positionnements pastoraux.
À vrai dire, une telle situation n’est pas originale. On pourrait même dire que, depuis le début du XIXe siècle, l’appréciation d’un pontificat en fonction de ses déterminations, préconceptions, inclinaisons, préférences ecclésiologiques, théologiques, spirituelles, s’est largement répandue, voire est devenue évidente. Cependant, cela demeure souvent assez mal vécu. Une forme de culpabilité latente perdure. Dans un système catholique restructuré sur la primauté effective du Pape tout au long du XIXe siècle, qui aboutit en 1870 à la proclamation du dogme de l’infaillibilité pontificale, puis à la centralisation administrative et à la domination de la Curie romaine sur l’Église à partir du début du XXe siècle, et enfin à une forme d’omnipotence papale avec Pie Ⅺ, les fidèles ont intégré une forme de tension permanente. Elle est fort bien résumée en février 1921, lors de l’élection de Pie Ⅺ, justement. L’archevêque de Cambrai, Jean-Arthur Chollet, demande alors au spiritain Henri Le Floch, recteur du Séminaire français de Rome et bien inséré dans les milieux curiaux, ce qu’il faut penser du nouvel élu, Achille Ratti : "J’aimerai bien savoir de vous confidentiellement à quelle école il appartenait avant de devenir Celui [sic] qui n’est plus d’aucune école." Rassuré par les renseignements, il peut alors poser qu’il est certain "que le saint Esprit n’est pas mort et que même inconsciemment, les papes sont menés par lui".
Être la révérence et la critique
Bref, les catholiques sont ainsi en permanence tiraillés entre une logique spiritualo-théologique (le Pape n’est d’aucun parti) et une logique idéologique (le Pape est un homme qui a appartenu à un clan ou des réseaux spécifiés par leurs idées). Leur légitimisme, hérité de la structuration récente du catholicisme, est donc en permanence confronté à leur autonomie intellectuelle. Ils balancent entre la révérence spontanée et la tendance irrépressible à la critique, sans avoir toujours la ressource des bons mots qu’on attribuait (et qu’on attribue encore) à Mgr Louis Duchesne, directeur de l’École française de Rome, académicien français et mis à l’Index pour son Histoire ancienne de l’Église, qui aurait estimé que Pie X avait publié l’encyclique Digitus in oculo et qu’il gouvernait la barque de l’Église à la gaffe.
Les appréciations sur le pontificat de François lorsqu’il mourra permettront sans doute d’intéressantes observations, dont on peut douter qu’elles rassureront ceux qui, chargés du gouvernement ecclésial, trouvent que tout est quand même beaucoup plus simple quand on obéit en fermant sa gueule.
Cette forme de tension interne travaille maintenant même ceux qui sont les plus intégrés à la matrice ecclésiale, sans qu’ils sachent vraiment comment faire pour tenir ensemble ce qui leur a été inculqué. Ils balancent entre trois pôles dans un équilibre instable qui évolue au cours du temps : la primauté effective du Pape, dont l’ecclésiologie majoritaire considère que ce n’est pas seulement un fruit de l’histoire mais aussi un développement organique de la vie ecclésiale ; leur conscience, plus ou moins bien éclairée et formée, travaillée par leurs désirs, leur vie quotidienne et leurs réflexions, dont la théologie maintient qu’elle demeure l’instance suprême de jugement ; leur autonomie, tout à fait moderne, qui les constitue quand bien même ils se voudraient antimodernes, et qu’ils ne sont pas véritablement prêts à abandonner.
Cette modernité compliquée
On pourrait penser qu’ils vivent ainsi d’une manière assez particulière le fait que tout être est fait de relations, comme un reflet dans la Création de la périchorèse/circumincession trinitaire, ou qu’ils sont constitués par des paradoxes, dont le père Henri de Lubac considérait que c’était une des caractéristiques premières du christianisme. Mais ce serait sans doute faire quelque peu preuve d’une ironie qui ne permet en rien de vivre sereinement cette situation. Mais tout cela est-il vraiment vécu de manière complexée, honteuse, avec un zeste de culpabilité ? Rien n’est moins sûr, tant la modernité travaille en leur cœur les catholiques. Il n’est pas sûr qu’ils aient envie de se l’avouer. À cet égard, les appréciations sur le pontificat de François lorsqu’il mourra permettront sans doute d’intéressantes observations, dont on peut douter qu’elles rassureront ceux qui, chargés du gouvernement ecclésial, trouvent que tout est quand même beaucoup plus simple quand on obéit en fermant sa gueule.
