La révélation d’abus sexuels commis par l’abbé Pierre (1912-2007) n’atteint pas seulement l’Église. Car elle touche aussi la société française : il y a été constamment classé parmi les personnalités préférées du public, depuis que ce palmarès existe, et ce fut souvent en première position. Sa popularité s’explique par son histoire de résistant, puis d’infatigable défenseur des mal-logés et des exclus. Mais sa réputation reposait aussi sur une image paradoxale. La barbe longuette, la soutane, le béret, la pélerine composaient un personnage de moine-prêtre préconciliaire, qui gardait le titre d’abbé abandonné dans le clergé au profit de "père". Et en même temps, ses engagements faisaient de lui un champion de la justice sociale et non d’un certain conservatisme ou traditionalisme.
Personnage public, religion privée
On peut dire qu’en un sens, il a assez exemplairement tenu le rôle généralement assigné de façon tacite au catholicisme en France dans la seconde moitié du XXe siècle : gardien d’un passé immémorial et d’une moralité attentive aux pauvres, mais pas trop intrusive. De fait, l’abbé Pierre ne cachait pas sa foi et assurait dire régulièrement "sa" messe, mais il ne prêchait guère. Il pouvait être éloquent sur l’amour du prochain et le partage — à pousser jusqu’à l’abnégation —, et aussi sur l’espérance, la confiance en Dieu… Mais il était moins bavard sur le Christ, sa Passion, sa Résurrection, sur la Trinité, la Vierge Marie, la prière...
Sa religion n’avait donc pas grand-chose de dérangeant dans un contexte de sécularisation. C’était une motivation privée, sans zèle apostolique, et ainsi une sorte de garantie de désintéressement assez rare dans l’exercice efficace, y compris au niveau médiatique et mobilisateur, d’une charité strictement horizontale. L’abbé Pierre a donc reçu toutes les reconnaissances et distinctions possibles, non pas de l’Église, mais des institutions civiles : le plus haut grade dans la Légion d’honneur, des établissements scolaires à son nom, un timbre-poste et des pièces de deux euros à son effigie… Il a été le héros de trois longs métrages avec acteurs (1955, 1989, 2023), et il a eu droit à des obsèques nationales. Il a même été réclamé qu’il soit panthéonisé.
Il y a vingt ans déjà
Il n’en est à présent plus question. Il ne semble cependant pas que la réprobation scandalisée dont il est désormais la cible soit tellement mieux informée que l’adulation dont il a été accablé et qui n’en est que l’inversion. Selon des témoignages sans doute sincères, il est accusé de harcèlement, d’agressions, alors qu’il y a vingt ans déjà, dans un livre d’entretiens publié chez Plon en janvier 2005 (Mon Dieu… pourquoi ?), il avouait n’avoir pas réussi à tenir son vœu de chasteté et non seulement avoir été tenté, mais encore n’y avoir pas toujours résisté : "J’ai donc connu l’expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction." Le rapport récemment divulgué apporte simplement une confirmation partielle et des précisions.
Ce n’est pas uniquement parce qu’il était prêtre que son inconduite n’est sanctionnée qu’aujourd’hui.
Bien sûr, après l’enquête de la Ciase et les révélations sur les frères Philippe et Jean Vanier, c’est encore un homme de Dieu qui s’est rendu coupable d’abus sexuels. Or ce n’est pas uniquement parce qu’il était prêtre que son inconduite n’est sanctionnée qu’aujourd’hui où l’on est plus sensible à ce genre de crime. C’était d’ailleurs dans l’Église un "électron libre", sans que lui donne de mission ni le contrôle l’évêque du diocèse (Grenoble) auquel il avait été incardiné en quittant les capucins pour raisons de santé peu après son ordination. Il s’est aussi déclaré en faveur de l’abolition de la règle du célibat ecclésiastique.
L’impunité de l’aura
C’est bien plutôt en raison de son aura d’avocat des plus démunis qu’il a bénéficié d’une certaine impunité. C’est ce qui est arrivé en 1996, lorsqu’il soutint son ami Roger Garaudy (1913-2012), communiste devenu protestant, puis catholique et enfin musulman, poursuivi et condamné pour négation de la Shoah. Cela n’a pas suffi pour que l’opinion publique se retourne. Elle avait — et a toujours — besoin de "saints", en trouve et en vénère sans attendre la caution de l’Église — jusqu’à ce que les critères de l’honneur et du déshonneur se déplacent. C’est ainsi que peut être brûlé ce qui a été adoré, en passant d’un excès à son symétrique.
L’abbé Pierre peut alors apparaître comme une victime et pas seulement un coupable, encouragé à l’autonomie par l’approbation générale et a priori de ses pulsions, qu’elles soient d’indignation altruiste face à la misère et à la déchéance humaine, ou sordidement égoïstes face à des femmes qu’il convoitait soudain. Il est permis d’estimer que lui-même n’a pas été entièrement dupe de ses faiblesses et de ses contradictions. Il n’en a pas donné de justification mystique délirante, et n’a pas été un cynique comme le Mexicain Martial Maciel. C’est ce qui transparaît, comme déjà évoqué, dans la littérature qu’il a publiée : pas moins d’une bonne vingtaine de titres. Aucun n’a été un best-seller : dans son cas, les mots ont compté moins que l’image. Mais ils peuvent éclairer.
Prisonnier de son personnage
Par exemple dans Servir (Presses du Châtelet, 2006), on lit cette réflexion, qui s’applique assez bien à lui-même et, en un sens, le juge implicitement : "Quand on s’indigne, il convient de se demander si l’on est digne." Il laisse aussi entendre qu’il a été en quelque sorte prisonnier de son personnage : "La pire vacherie que l’on peut faire à un copain que l’on n’aime pas, c’est de lui souhaiter de devenir célèbre. Un peu de célébrité, ce n’est pas désagréable. Au-delà d’un certain degré, il y en a franchement marre." Et il suggère comment s’en sortir : "Il ne faut pas attendre d’être parfait pour commencer quelque chose de bien."
Sa piété personnelle était manifeste dans les abbayes où il se réfugiait. Il a ainsi vécu plusieurs années chez les bénédictins de Saint-Wandrille, dans une maisonnette normande à colombages qu’il partageait amicalement avec un autre hôte : le père Louis Bouyer (1913-2004), irascible théologien de haut vol. On les voyait partir bras dessus, bras dessous pour ne manquer aucun office. Le père Bouyer déplorait que son voisin soit perpétuellement sollicité par des visiteurs cherchant à le mobiliser et l’utiliser pour une "cause" ou une autre…
Une histoire contrastée
L’abbé Pierre a par ailleurs fort bien dit des choses profondément justes et classiques : "Dieu n’est pas le Tout-puissant dominateur ; c’est le Tout-puissant captif, captif des libertés qu’il crée à la cime du monde pour que le monde puisse culminer dans l’amour" (Miettes de vie, Éditions Le Livre Ouvert, 1987). Il a même dénoncé l’autonomie qu’il s’est lui-même accordée parfois (Mémoires d’un croyant, Fayard, 1997) :
Le péché, c’est vouloir ne plus dépendre de Dieu, affirmer que notre destinée se réalise par nos seuls efforts, sans l’aide divine. C’est prétendre discerner seul ce qui est bien de ce qui est mal, et que l’on peut accéder au salut par soi-même.
Tout cela n’exonère évidemment pas du mal commis et du préjudice durable causé à des innocentes. Mais cette histoire contrastée peut (si ce n’est doit) amener à s’interroger : à quelle nécessité répondent les figures qui font quasiment l’unanimité ? Et sommes-nous suffisamment exigeants vis-à-vis non seulement des idoles que la sécularisation multiplie pour les détruire plus sûrement, mais encore de nous-mêmes ?