On cherche ces temps-ci à justifier que n’ordonner prêtres que des hommes, en leur demandant de surcroît d’être célibataires, ne contrevient pas à l’égalité entre les sexes. Peut-être pourrait-on tirer parti d’une théologie indubitablement catholique qui, lorsqu’elle a été publiée il y a près d’un demi-siècle, a valu à son auteur d’être accusé de féminisme rabide, bien qu’il défendît énergiquement la discipline de l’Occident latin. Il s’agit de Louis Bouyer (1913-2004) et le livre, intitulé Mystère et Ministères de la femme, est paru en 1976 chez Aubier-Montaigne. Il est de nouveau accessible puisqu’il a été réédité en 2019 par Ad Solem.
Marie, prototype féminin de l’humanité voulue par Dieu
Né protestant, devenu pasteur luthérien en 1936, Louis Bouyer, attiré par les Pères de l’Église et par les piétés orientale et slave, a trouvé, assumé et épanoui, dans le catholicisme le meilleur des traditions réformées et orthodoxes. Il a été admis dans l’Église romaine en 1940 et est entré chez les oratoriens, comme le cardinal Newman. Il a enseigné à l’Institut catholique de Paris puis, après en avoir démissionné en 1962 (ses audaces l’entraînant dans des polémiques où il avait la dent dure), à l’étranger, surtout aux États-Unis. Il a publié plus de cinquante ouvrages et été considéré comme un pair par d’aussi éminents confrères qu’Henri de Lubac, Yves Congar, Jean Daniélou, Hans Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger, dont il a été l’ami. Paul VI, qui l’appréciait, a, paraît-il, voulu le faire cardinal. La férocité de ses dénonciations des dérives post conciliaires lui a épargné un vedettariat pour lequel il n’avait ni goût ni dons.
Son grand œuvre est une synthèse en neuf volumes (une triple trilogie), dont le premier tome (sorti dès 1957, le dernier n’arrivant qu’en 1994, toujours au Cerf) est une anthropologie (un essai de définition de l’humain). Le titre est énigmatique : Le Trône de la Sagesse, et le sous-titre surprend : Essai sur la signification du culte marial. On aurait en effet attendu que l’humanité soit caractérisée en référence à sa perfection manifestée en la personne du Christ. Mais, fait observer le père Bouyer, Jésus est le Fils éternel de Dieu avant de prendre la nature humaine en naissant de la Vierge Marie, si bien que c’est celle-ci, "conçue sans péché", qui est, dans l’ordre de la création, le prototype indépassable — et même la matrice — de l’humanité telle que Dieu la conçoit et désire, et telle qu’il entend même l’épouser.
Paternité du masculin
D’où l’importance vitale, pour être en quelque sorte incorporé au Christ par adoption, d’une relation filiale à sa Mère. C’est à partir de là que le père Bouyer, lorsqu’il voit dans les années 1970 se développer en Amérique, dans le sillage de la légalisation de la pilule contraceptive (1960) puis de l’avortement (1973), un féminisme militant, contagieux jusque dans l’Église et revendiquant l’ordination de femmes au nom de l’égalité entre les sexes de même qu’entre les races, entreprend de marquer théologiquement — et non plus physiquement, psychologiquement ni socio-culturellement — ce qui différencie le masculin et le féminin, sans pour autant les séparer ni les opposer. C’est ce qui donne son essai publié en 1976.
L’humanité s’avère, vis-à-vis de la masculinité paternelle de Dieu, tout entière dans une situation féminine.
L’originalité y est de ne pas construire deux "genres" en extrapolant jusqu’en catégories abstraites les particularités observables des mâles et des femelles chez la plupart des animaux, dont les humains. Le père Bouyer détermine le masculin comme le propre du père, c’est-à-dire le vivant qui communique de son être jusqu’en dehors de lui. L’acte de la Création est ainsi spécifiquement paternel, ce qui entérine (si l’on peut dire) la masculinité de Dieu — et aussi celle de son unique Fils, qui n’est pas créé au sein du cosmos, mais engendré de toute éternité.
Maternité du féminin
Inversement non pas engendré mais créé "à la ressemblance de Dieu" (Gn 1, 26), bien sûr l’homme peut à son instar être père. Mais, n’étant qu’«à l’image" du Père, il ne peut pas l’être seul. Il a besoin d’une "aide qui lui soit assortie" (Gn 2, 18) et elle lui est donnée : l’humanité est "créée homme et femme" (Gn 1, 27). La femme est ainsi ce qui manque à l’homme pour que sa masculinité ne soit pas qu’une apparence. La vie qu’il peut transmettre devient en elle, qui peut être mère, une réalité charnelle et personnelle. La féminité se révèle la qualité ou faculté qui, dans l’ordre du créé, permet à l’humanité de croître (Gn 1, 28) et ainsi de se conformer au Créateur, sur un mode à la fois filial, sponsal et fructueux.
Les retombées sont considérables. D’abord, l’humanité s’avère, vis-à-vis de la masculinité paternelle de Dieu, tout entière dans une situation féminine. C’est pourquoi son modèle parfait et fécond est Marie. Ensuite, le rapport entre masculin et féminin, aucun des deux n’étant autosuffisant, n’est pas strictement sexuel. La relation entre Adam et Ève déraille en pulsions d’appropriation de l’autre lorsqu’ils cèdent à la tentation de se passer de père (Gn 3, 7-17). Or Dieu n’est pas plus un mâle que l’humanité n’est composée uniquement de femelles. Et les paternité et maternité humaines peuvent être chastes, comme à l’origine et mieux encore dans le dessein de Dieu où "maris et femmes seront comme des anges dans le ciel" (Mt 22, 30).
Pour se conformer à la paternité divine
Le père Bouyer souligne que cette vision exclut à l’évidence toute supériorité d’un côté ou de l’autre. Et, pour les amateurs de subtilités spéculatives, il précise que Dieu n’est pas bisexué : la tendresse quasi maternelle dont il fait parfois preuve n’est que la projection d’un stéréotype culturel de la féminité sur sa générosité, qui demeure d’essence paternelle. De même, si la troisième personne divine a en hébreu un nom féminin (ruah), c’est non parce qu’elle serait maternelle, mais parce que le rôle de la femme dans la réalisation charnelle de la paternité céleste aide à saisir, à travers l’analogie du langage humain, ce que, sans avoir à s’incarner, l’Esprit saint accomplit en inspirant et animant, aussi bien en Dieu que dans le monde créé.
Mais concevoir ainsi le masculin et le féminin théologiquement, et non plus sur la base des relations sexuées au sein de la création et des sociétés humaines, a des répercussions sur le sacerdoce au service du Corps du Christ en train de croître sur terre. S’il s’agit non seulement de représenter le Fils envoyé par le Père, mais encore d’agir en son nom et avec sa puissance pour transmettre sacramentellement sa vie, la mission est constitutivement paternelle et donc masculine. Mais le masculin en l’homme n’est pas pleinement ni infailliblement paternel comme il l’est en Dieu, alors que la féminité, fût-elle virginale, est le propre de l’humanité et demeure maternelle au moins virtuellement, par essence. Si bien qu’il convient que le prêtre, pour se conformer à la paternité divine et s’en rapprocher, l’imite en pratiquant la chasteté.
Ministères
Il faut ensuite et de toute façon que germe et éclose ce qu’il sème, grâce à une maternité qui est celle de la Vierge Marie sur un plan personnel et de l’Église au niveau collectif et social. C’est dans la Mère-Église que la féminité reçoit ce que le père Bouyer appelle ses ministères (au pluriel). Ces services sont aussi divers qu’indispensables sans avoir plus besoin d’être institués que l’Esprit saint ne doit s’incarner. Ils peuvent d’ailleurs être exercés par des hommes pour autant qu’ils se découvrent, face à Dieu, dans une situation féminine : réceptrice et maternelle, rendue féconde par l’Esprit saint (dont la féminité n’est donc que superficielle).
Qu’enfin les ministères féminins soient loin de n’être qu’ancillaires, le père Bouyer l’a montré dans un de ses derniers livres, consacré à des Figures mystiques féminines (Cerf, 1990) : des femmes sont de précieux guides spirituels et même des "docteurs de l’Église". Le problème est peut-être simplement qu’il en reste vraiment beaucoup à reconnaître.