Stupeur et tremblement. Enfer et putréfaction. L’abbé Pierre. Eh oui ! l’abbé Pierre. Lui aussi. Un gros cochon. Un beau salaud. Un agresseur. Je ne dirai pas que je suis surpris. Non. Puisque je savais. Je n’ai pas été pour rien membre de l’équipe de recherches socio-historiques de la Commission indépendante sur les abus dans l’Église (2019-2021). J’ai donc appris. J’ai su.
Un de mes collègues a dépouillé des archives du Centre national des archives de l’Église de France qui concernaient l’abbé Pierre, de son vrai nom Henri Grouès, dans les années 1950-début des années 1960. Un certain nombre d’évêques s’inquiétaient fortement de ce qu’on rapportait de l’abbé Pierre, dans son rapport aux femmes. On voulut le contrôler, on le fit soigner en Suisse, on l’expédia au Sahara en désespoir de cause. Sans vrais résultats apparemment.
Des témoignages cohérents
De mon côté, j’ai lu. Parmi les quelques 1.200 témoignages écrits reçus par la Ciase, trois mettaient en cause l’abbé Pierre. L’un datait des faits de 1980, l’autre de février 1981, le troisième de 1989-1990. Compulsion sexuelle dans deux cas (un sein saisi brutalement sans signe avant-coureur), emprise sexuelle dans le dernier avec satisfaction par l’abbé de ses pulsions. Trois témoignages cohérents, à vérifier par le biais des archives et informations disponibles. L’un pose un problème de date en attribuant à 1981 ce qui s’est fort vraisemblablement produit en 1984. Cela n’invalide pas irréductiblement le contenu : qui ne commet pas d’erreurs de date sur des événements de sa propre vie, même lorsqu’il s’agit de faits marquants ? Il faut toujours, toujours, toujours se méfier de sa mémoire autobiographique, même lorsqu’on est persuadé qu’elle est bonne.
Donc, la chose paraît impossible à invalider, un prêtre ayant du mal à contrôler ses pulsions et devenant agresseur sexuel multirécidiviste. Et jusque tard dans sa vie. Faut-il s’en étonner ? Il est des compulsions, des structurations psychiques ou des justifications théologico-spirituelles qui ne se défont jamais et qui se fossilisent avec l’âge. Dans d’autres cas, des imprévus viennent stopper nette une longue carrière agressive. Apparemment, pas chez l’abbé Pierre.
Dans tous les “camps” et aucune punition
Fermez le ban, la messe est dite. Henri Grouès ne sera jamais canonisé, on regardera ses biopics d’un autre œil, on ne lira plus ses livres. On s’indignera. On vaticinera, on râlera, on contestera, on protestera, on se lamentera, on hochera la tête d’un air entendu, on pleurera, on s’effondrera. On laissera de côté cette évidence que les choix théologiques, spirituels, ecclésiologiques importent finalement peu : les obsédés, les peloteurs, les tripoteurs, les violeurs se trouvent dans tous les camps et dans toutes les tendances du clergé. À droite, à gauche, au centre, partout — si tant est que ces catégories signifient quelque chose de solide. À l’aune de la déviance sexuelle, il n’y a ni pervers ni indemnes par principe ou a priori. Tous ne meurent pas mais tous peuvent être frappés.
Personne n’eut le courage de dire publiquement que le roi était nu. Que le roi mobilisait les foules, et bien, pour une noble cause, et que c’était nécessaire, mais qu’il avait un gros problème.
On ignorera que nul ne fut jamais capable de contrôler l’abbé Pierre à partir du début des années 1950, que personne n’essaya vraiment de se donner les moyens de le faire, que ses supérieurs n’usèrent jamais de la punition canonique, que les responsables d’Emmaüs ne se résolurent jamais à tenter de le neutraliser, que personne n’eut le courage de dire publiquement que le roi était nu. Que le roi mobilisait les foules, et bien, pour une noble cause, et que c’était nécessaire, mais qu’il avait un gros problème.
Trop d’intérêts en jeu : comment souiller l’icône contemporaine de la charité catholique dans un monde sécularisé, comment saper un tel relais d’influence, comment se résoudre à détruire ce qu’il avait contribué à construire ? Comment toucher à la personnalité préférée des Français, celle qui les faisait se sentir meilleurs, celle qui laissait penser que charité, fraternité et solidarité n’étaient pas de vains mots, puisque l’État ne faisait pas vraiment ce qu’on aurait voulu qu’il fît ? On dédaignera que du point de vue de l’analyse historique, nihil nove sub sole. Bref, on sera humains.
Là où le péché a abondé
Heureusement, il y aura l’actualité politique et les faits divers pour distraire quelque peu et fort vite l’attention. Les voies de Dieu sont impénétrables... Mais chez les catholiques, on parlera de "choc". Non seulement : "encore", mais aussi : "même lui". Eh oui ! même lui. Ni plus, ni moins que les autres.
Il paraît, dans le catholicisme, qu’il n’est qu’un seul Saint, qu’on ne fait pas le bien qu’on voudrait et qu’on fait le mal qu’on ne voudrait pas, que la puissance de Dieu se déploie dans la faiblesse, que là où le péché a abondé la grâce a surabondé, que Dieu est vainqueur du mal. Il paraît, dans le catholicisme, que l’on sait que l’homme n’est pas transparent à lui-même, qu’il est sauvé mais pécheur et que cela prend du temps que d’accorder sa vie à sa foi. Il paraît, dans le catholicisme et, grâce à Freud, qu’on sait que ça parle en nous jusqu’à submerger le moi et le surmoi. Il paraît. Rien de tout ce qui est révélé en matière d’agression sexuelle ne devrait donc vraiment surprendre un catholique.
La sagesse de l’historien
À moins qu’on ait oublié ce que le catholicisme croit. À moins qu’on n’y croie plus. À moins qu’on n’y croie pas. Il n’y aurait ainsi nulle consolation possible. Si tant est qu’il faille être consolé. Il suffit alors de faire de l’histoire. Car, en matière d’abominations humaines, ce qui a existé, c’est cela qui existera et ce qui s’est fait, c’est cela qui se fera. Nihil nove sub sole. C’était dans l’Ecclesiaste (1, 9). Cela y est encore. C’est de la sagesse ancienne. C’est de la sagesse d’historien. Et je ne dis pas que c’est pas injuste. Je dis que ça soulage — un peu. Cela relativise. Cela dépassionne. C’est déjà ça.
Et c’est nécessaire, si l’on espère un jour la justice.