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Du bon usage de la Bible en politique et en temps de guerre

BENJAMIN NETANYAHU; ISRAEL; PRIME MINISTER; PARIS; FRANCE; VISIT;

Le Premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou.

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Jean Duchesne - publié le 16/11/23
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Dans la tradition rabbinique multiséculaire, le pire adversaire du peuple hébreu est celui qui le dissuade de rester fidèle à la Torah. La vocation d’Israël n’est pas d’abord de se défendre, rappelle l’essayiste Jean Duchesne, mais d’être "lumière des nations".

Le Premier ministre israélien s’est aventuré sur un terrain particulièrement glissant lorsque, pour justifier l’opération militaire visant à anéantir le Hamas, l’organisation responsable du pogrom d’une insoutenable sauvagerie perpétré le 7 octobre dernier (et qui peut rappeler les attaques terroristes du 13 novembre 2015 à Paris), il a assimilé les Palestiniens aux Amalécites. C’est une des peuplades qui s’efforcent en vain d’empêcher les Hébreux de s’installer dans le pays promis à Abraham, Isaac et Jacob et que Moïse et Josué reçoivent l’ordre de conquérir. Les prophètes, comme Ezekiel, confirment cette appropriation. Mais l’histoire se répète-t-elle indéfiniment ? Une telle actualisation simplifiante de la Bible égare bien plus qu’elle n’éclaire.

En premier lieu, le chef du gouvernement de l’État juif tombe là dans le piège mimétique qui lui est tendu. Il ne s’agit plus de se défendre ni de contraindre l’agresseur à quémander une fin des hostilités, et encore moins de priver sa haine de motivations. Car on le singe en déclarant quasiment une "guerre sainte", une lutte à mort, symétrique au djihad islamiste, qui exclut tout autre objectif que l’extermination de l’ennemi impie. 

"Le souvenir d’Amalec"

L’apparentement de l’adversaire aux Amalécites se justifie par le fait que ceux-ci attaquent Moïse et les siens qui, dans leur errance, passent chez eux dans le Néguev au nord du Sinaï (Ex 17, 8-16). Les Hébreux se voient intimer de ne pas oublier cet épisode et d’«effacer le souvenir d’Amalec de dessous les cieux" (Dt 25, 17-19). C’est un exemple des violences qui ont poussé au IIe siècle de notre ère l’hérétique antijuif Marcion à censurer tout l’Ancien Testament. Mais cela enseigne aussi combien il est dur de saisir que l’intransigeante radicalité de Dieu n’est pas destructrice et que la Révélation est alors encore loin d’être achevée.

En tout cas, les Amalécites, tribu de nomades pillards, sont toujours là du temps du roi Saül. Le prophète Samuel lui commande de les liquider, parce qu’ils ont "coupé la route à Israël quand il montait d’Égypte". Mais Saül épargne Agag, leur roi, et aussi leur bétail qui est du butin. Samuel condamne cette magnanimité cupide, égorge lui-même Agag, proclame la déchéance de Saül et donne l’onction à David (1S 15, 1 à 16, 13). Pourtant, dans la Bible, l’histoire rebondit plus tard, du temps de l’exil en Mésopotamie. Car Aman, le "méchant" qui veut éliminer tous les Juifs de l’Empire perse et dont le projet génocidaire est déjoué par Mardochée et Esther, est présenté comme originaire du "pays d’Agag" (Est 3, 1).

Des cousins pas si éloignés

Cette identification ne s’appuie cependant pas sur une généalogie, et les commentateurs estiment qu’Aman est "typifié" par l’attribution de ce lien avec Agag, afin de rapprocher en contraste la figure de Mardochée qui lui résiste de celle de Samuel. Il n’est pas dit qu’Agag et Aman descendraient tout droit d’Amalec, petit-fils d’Ésaü (le frère de Jacob), et seraient donc de la lignée directe d’Abraham (Gn 25 à 50). Le "royaume" (sans autre roi cité qu’Agag ni capitale connue) de ces cousins pas si éloignés est d’ailleurs mal localisé, quelque part vers le sud du domaine de la tribu de Juda, et ils ne sont qu’une branche mineure de la postérité plus large d’Ésaü : les Édomites, bien plus acharnés contre les Israélites (jusqu’à Is 63, 1-6). Les derniers Amalécites sont éliminés au temps d’Ézéchias et d’Isaïe (1 Ch 4, 42-43).

Il y a loin des Philistins aux Palestiniens

Ajoutons qu’Israël a quantité d’autres ennemis plus déterminés : les Ammonites et les Moabites, descendants incestueux de Loth, le neveu d’Abraham (Gn 19,31-38), et puis les Madianites, héritiers d’une union illégitime d’Abraham lui-même (Gn 25, 1-6), ainsi que les syro-araméens sémites que David et Salomon combattent encore (2S 8, 3-7 ; 1R 11, 23-25). 

Et il y a surtout les Philistins, dont le nom a donné "Palestine" pour désigner leur pays. Il semble que, de même que les grandes puissances (égyptienne, mésopotamienne, perse) qui menacent encore plus Israël, ce ne sont pas des sémites, mais un "peuple de la mer", arrivé par la Méditerranée et installé au sud du littoral du pays côtier nommé Canaan, entre l’Égypte et jusqu’au Liban actuel, avec pour capitale Gaza déjà. C’est eux qu’affronte Samson (Jg 13 à 16) et qui tuent Saül (1S 31), avant que David les écrase (2S 8, 1) et qu’ils disparaissent.

Un peuple qui n’existait pas

Pratiquement, les Palestiniens actuels n’ont donc rien à voir avec les Amalécites, et pas grand-chose avec les Philistins. L’appellation "Palestine" existe dans l’Antiquité gréco-romaine et reparaît au XXe siècle, à la chute de l’Empire turc, pour définir la partie principale de l’ancien Canaan, au sud du Liban. C’est là que le sionisme entreprend de réimplanter des Juifs dispersés et souvent persécutés dans le monde entier. La population de la Palestine est alors le fruit d’invasions, de migrations plus ou moins forcées et de brassages depuis des millénaires. Elle ne forme pas une nation avec son histoire propre et encore moins un État.

L’émergence d’un "peuple palestinien" résulte paradoxalement de la déclaration unilatérale d’indépendance d’un État d’Israël en 1948.

L’émergence d’un "peuple palestinien" résulte paradoxalement de la déclaration unilatérale d’indépendance d’un État d’Israël en 1948, des guerres qui s’ensuivent (1948-49, 1956, 1967, 1973) avec les expulsions et l’exode massifs des non-Juifs, des échec des accords  de partage du pays avec un État arabe (1978, 1993, 2000), des nouvelles colonisations juives appuyées par la montée d’une "droite" ultrareligieuse, des révoltes dans les territoires ainsi occupés (intifadas de 1987-93 et 2000-2005), tandis que le terrorisme islamiste suscite des répliques violentes qui "victimisent" encore plus ceux qu’il dit défendre... C’est un processus un peu analogue à celui qui a donné naissance à l’identité algérienne dans les années 1950.

Le sionisme n’est pas un simple colonialisme

Mais, de même que les Palestiniens sont inassimilables aux Amalécites, les Juifs d’Israël ne sont pas comparables aux "Pieds noirs", parce que le sionisme n’est pas un simple aspect du colonialisme et a une dimension qu’il faut bien reconnaître mystique. Il s’agit non pas d’une conquête en vue d’une exploitation par une puissance préétablie et expansionniste, mais d’un retour motivé par la mémoire d’une vocation et d’une longue et douloureuse histoire. 

Dans cette perspective, il est exact que les Amalécites sont parmi les ennemis historiques du Peuple élu. Cependant, ils n’ont dans la Bible qu’une place marginale. Et, dans la tradition rabbinique multiséculaire, ils représentent non pas le féroce rival du moment, et bien plutôt (quoique moins souvent qu’Édom, qui a servi à désigner l’hellénisme, Rome ou la chrétienté) l’adversaire spirituel et bien plus dangereux qui dissuade de rester fidèle à la Torah. C’est ce dont les conseillers de l’actuel Premier ministre israélien semblent avoir omis de l’aviser.

"Lumière des nations"

Il est toujours facile, tentant et périlleux de tirer des Écritures un passage instrumentalisé pour légitimer une politique ou des intérêts immédiats. Mais la Parole de Dieu, sa Loi, ses prophètes et l’histoire qu’elle anime forment un tout indivisible, préservé dans la Tradition, c’est-à-dire la dynamique de sa transmission qui inspire son interprétation. Elle fait ressortir que la priorité d’Israël ne se limite pas à l’élimination de quelque autre peuple que ce soit, si agressif soit-il, mais consiste, bien au-delà, à être "lumière des nations" (Is 11, 10 ; 42, 6 ; 49, 6 ; 51, 4 ; cf. Lc 2, 32 ; Ac 13, 47). Israël aujourd’hui n’a pas à oublier cette ambition qui est d’abord une mission.

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