Il tombe, la tête vers le sol, vertical. La jambe gauche, sur le cliché qui le fige, se replie un peu. Les bras ne s’agitent pas : ils sont comme liés le long de son buste par un fil invisible et contre toute attente. La tête est droite elle aussi, la nuque presque raide, les yeux rivés à la paroi de cette tour pas encore effondrée. Depuis les plus hauts étages de ces tours jumelles, des hommes se sont jetés dans le vide, certains de mourir, plutôt que de brûler dans la fournaise qui les piégeait. Et le monde s’est arrêté. Chacun se souvient de ce qu’il faisait au moment où la nouvelle lui parvint d’un attentat à New York. Et les quelques millions de privilégiés, dont je fais partie, qui purent profiter de la vue des terrasses de ce "toit du monde" occidental, se souviennent d’avoir alors éprouvés ce sentiment étrange de dominer la terre, juchés à une altitude hors du commun. Et pourtant, de là-haut, nous n’avions rien vu venir. La date est désormais historique, comme une charnière. Et l’Histoire dira, elle commence à le faire d’ailleurs, les conséquences de ce crime.
Mais, en regardant les images diffusées en ce temps de vingtième "anniversaire" de cet attentat terroriste islamiste, une chose me frappe, une fois ressentie l’émotion toujours intacte devant la lâcheté et l’inhumanité de ce type d’action. Ce qui me frappe, ce n’est pas tant les cris de vengeance que l’on entend monter de la bouche de ces Américains dont le sol, pour la première fois, était frappé par un acte de guerre (en tout cas le sol "états-unien"). Ce qui me sidère c’est la manière dont ceux qui sont censés être les guides, les gouvernants de ce peuple, se sont abandonnés à l’ivresse de la colère. Pour éponger les larmes de leurs compatriotes ils proposèrent des slogans de fureur. Comme pour consoler de l’écroulement des orgueilleux buildings, ils offrirent la conquête arrogante et injuste d’une terre étrangère. Ils tombèrent dans le piège cynique que leur tendaient les terroristes : les entraîner dans la spirale de la violence gratuite au risque d’y sombrer et d’y entraîner avec eux, peuple, culture et civilisation.
Le drame fut sans doute de ne pas entendre de voix, suffisamment puissante, pour appeler à la justice plutôt qu’à la vengeance, à une réponse ferme et raisonnable plutôt que pulsionnelle et au final si faible.
Le désir du Tentateur est de nous rendre à son image en se substituant à celle du Créateur. En appelant "guerre juste" ce qui n’est que fureur. Et c’est parce que les peuples ne peuvent trouver en eux seuls la ressource pour éviter cette dérive, qu’il leur faut être gouverné. Comme le Juge et le Policier permettent d’échapper à ce réflexe immédiat de se rendre justice, le gouvernant doit trouver le courage et la ressource de nous faire réfléchir quand tout s’emballe et que la peur saisit nos intelligences au point de les rendre muettes.
Ce qui se passe en Afghanistan aujourd’hui est la victoire de ceux qui ont ourdi et diaboliquement élaboré l’attentat du 11 septembre. Victoire posthume certes mais combien redoutable dans l’imaginaire de nombre des "damnés de la terre". Démonstration par la mort, le sang et les larmes que la violence se nourrit de la violence et n’a jamais apportée ni la paix ni la justice.
Mais aussi appel à ce que dans ce monde si malade aujourd’hui, d’un Occident qui se déchristianise au rythme où il s’accroche à une identité mythifiée, puissent surgir des hommes et des femmes qui œuvrent pour qu’une non-violence évangélique et donc éminemment réaliste, puisse enfin s’offrir comme alternative aux coups de mentons de va-t-en-guerre désespérants… Pour que l’image du malheureux qui tombe du ciel depuis l’immeuble en feu, ne ferme pas l’horizon de notre espérance collective et personnelle.