La France s’apprête à célébrer les 500 ans de la mort de Léonard de Vinci. Le peintre et l’inventeur génial finit ses jours à Amboise (Val de Loire), le 2 mai 1519. Dominique Ponnau interroge Baudelaire et Tarkovski pour pénétrer le mystère du « plus savant des peintres en peinture ».
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Baudelaire, dans ce merveilleux poème, est bien loin de tout dire sur Léonard, comme il l’a fait sur Rubens, Goya, Delacroix, Rembrandt, Puget, Michel-Ange, Watteau :
Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,/
Où des anges charmants, avec un doux souris/
Tout chargé de mystère, apparaissent à l’ombre/
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays… »Il le sait et n’y prétend pas. Les phares qui le guident en ces vers et lui montrent le chemin dans la nuit ténébreuse, douloureuse, de l’océan de nos vies n’y font briller qu’un faible et fugace rayon. Mais ce rayon est un fanal, un humble éclair de la grâce, qui transperce un instant la ténèbre et la transfigure à jamais. La grâce entrevue soudain et sitôt disparue aux yeux de l’âme suffit à fonder, des plus noires profondeurs du gouffre, l’espérance et même la certitude du jour.
« Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage/
que nous puissions donner de notre dignité/
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge/
Et vient mourir au bord de votre éternité.
Ainsi s’achèvent Les phares.
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Le mystère d’une œuvre
Il y aurait certes mille autres approches du mystère des grandes œuvres, en l’occurrence de celles de Léonard de Vinci sur lesquelles aujourd’hui nous nous penchons. Baudelaire lui-même n’a pu, en ces quatre vers, illustrer le retentissement en lui d’un génie aussi prodigieux. Pourtant, « un je ne sais quoi » de ce génie retentit en cet autre génie qui le contemple. En celui-ci la grâce dont fut comblé celui-là s’offre au palais de l’âme comme un fruit savoureux. Chacun de nous y goûte à son tour. Ainsi ensemencés, nous tous, chacun selon son mode, laissons naître et mûrir des moissons de beauté, chacune différente, mais toutes s’inspirant de Léonard, de Baudelaire, du chant que nous entendons quand nous écoutons le peintre et le poète et qui s’élève en nous selon l’alchimie singulière qui se forme dans notre propre champ et y fait éclore une fleur fraternelle à toutes les fleurs, mais unique : la nôtre.
Il n’est pas interdit de philosopher sur l’art, mais seul l’entend vraiment qui le savoure et le transmute en un or secret, que la pierre philosophale de l’alchimiste fait luire au fond de son cœur. L’âme poétique seule entend le chant du poète, fût-il, comme Léonard, le plus intelligent et le plus savant des poètes en peinture, qui disait justement : La pittura è cosa mentale, « la peinture est chose mentale », chose de l’esprit, de l’Esprit. Seul un poète pouvait pénétrer, comme le fit Baudelaire, l’essence de son miracle comme le fit Léonard de Vinci et le transposer aussi divinement dans son art.
L’hommage du cinéaste Tarkovski
Un autre grand poète, Andreï Tarkovski, pénétra aussi profondément ce mystère. Il le fit au cinéma, dont il fut durant sa vie et dont il demeure en ses œuvres l’un des liturges les plus inspirés. Bien sûr, il n’éclaire ni ne manifeste l’essence de ce mystère : ce mystère, naissant au plus intime de lui-même, le dépasse infiniment. Mais Tarkovski en a perçu fugitivement le caractère et la profondeur. Il sait, il éprouve, que le mystère émanant des œuvres de Léonard est insondable. Tout mystère est insondable et chacun de nous, même, et surtout peut-être, le plus humble d’entre nous, à la fois cèle et révèle un aspect du mystère infini. Le plus évidemment fini parmi nous cèle et révèle l’infini, l’Infini. A fortiori celui d’entre nous à qui fut faite la grâce d’en percevoir l’éclat, incommensurable — si lumineux soit cet éclat — à la source dont il émane et qui toujours demeure cachée. Cette grâce fut faite à Baudelaire, à Tarkovski, à Léonard plus qu’à personne.
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Tarkovski rend hommage au don divin que reçut Léonard. Il le fait à sa manière, qui n’est pas celle de Baudelaire, car le don fait à Léonard imprime différemment la rétine spirituelle et visuelle de Baudelaire, celle de Tarkovski, la vôtre, lecteur, et la mienne, alors que nous contemplons l’œuvre du poète, du cinéaste, du peintre. C’est bien la même œuvre que nous contemplons, mais le divin Auteur de toute contemplation s’imprime Lui-même en chacun d’eux, en chacun de nous, selon la Vérité immuable dont Il se revêt pour nous atteindre et selon les parcelles de celle-ci, infimes par rapport à cette Vérité, innombrables comme notre multiplicité, où tout entière Elle s’incarne quand Elle s’offre à nous. Ainsi les tesselles éparpillées au soleil de la mosaïque défunte la reflètent-elles en sa lumière initiale et la feraient revivre si nous savions les rassembler. Ainsi les fragments du miroir brisé aspirent-ils à recomposer la figure entière qui s’y mira autrefois. Ainsi l’œuvre d’art la plus haute respire-t-elle encore du Souffle universel qui la fit naître et Le supplie silencieusement de l’animer de nouveau en s’y incarnant pour toujours. Devant elle, avec elle, en elle, notre écoute, nos regards unissent les premières notes du concert éternel en lequel retentira tout entière la symphonie. La symphonie inachevée, la symphonie à peine commencée, mais la symphonie que chantent déjà les anges et que nous espérons chanter un jour nous aussi en son ultime achèvement, qui sans doute (ainsi du moins le pensé-je) se perpétuera d’inachèvements en inachèvements : la symphonie sans limites ni contours des univers réconciliés en leur paisible et mouvante infinitude.
Infinie imperfection
Perfection imparfaite par grâce et par essence, peut-être est-ce là une image, parmi les moins infidèles de Dieu ? Ces mots ne sont pas d’un jeu, mais viennent d’un émerveillement à jamais incomblé et cependant infini déjà, où la grandeur de Dieu naît au cœur de notre petitesse et la console. « Dieu, dit-on, est parfait. » Parfait ? Vraiment ? C’est-à-dire parachevé ? Comment le croire ? Est parfait ce qui est parfait à l’intérieur de limites, de limites très éloignées du centre, peut-être, mais de limites ! Or Dieu, le Dieu que nous espérons, Celui en qui nous croyons, est sans limites, même enclos dans le corps de l’Homme parfait qu’est Jésus pour les chrétiens. Ou alors la Sainte Hostie, où nous décelons et adorons sous son voile la Divinité infinie, ne serait qu’un petit morceau de pain. Notre Dieu, même sous le voile de l’hostie, et surtout là peut-être, est, il me semble, infiniment imparfait ; en son imperfection infinie réside, je crois, son essence, foncièrement inaccessible et infiniment proche, « plus proche de nous, dirait la Bible, que notre jugulaire ».
En de tels paradoxes, imprudemment approchés sans doute par l’auteur de ces lignes, réside peut-être non le secret mais le voisinage du secret qui anime la peinture de Léonard, la rend si attirante en même temps qu’elle dérange, qu’elle sécrète une sorte de gêne indissociable de son charme, de son envoûtement. Et là peut-être réside aussi le secret de la gêne que Tarkovski éprouva toujours devant elle. L’œuvre du peintre envoûta le cinéaste. Étrangement. Dangereusement.
La grâce et le trouble
L’Adoration des mages est présente dès le générique du Sacrifice (1986) et y réapparaît de loin en loin comme un leitmotiv lourd d’inquiétude et d’angoisse. Au-dessus de la Vierge, l’une des figures les plus exquises inspirées au peintre, tandis que des mages prostrés adorent, en vérité semble-t-il, l’Enfant qu’elle leur présente, l’un d’eux, vieillard grimaçant tend son bras et sa main décharnée en un dôme de protection ? de bénédiction ? de malédiction ? d’effroi ? On ne sait. L’Enfant nu, au visage d’adulte, tente d’ouvrir le vase fermé que lui offre un autre mage. Que contient-il ? L’or ? L’encens ? La myrrhe ? Ou, comme on l’a dit, quelque composition alchimique, maléfique ? Peut-être. Mais peut-être pas. Sommes-nous au premier paradis, comme inviteraient à l’imaginer les deux arbres, ceux peut-être de la vie et de la connaissance ? Ou dans la violence et la mort, parmi les chevaux hennissants et les hommes qui se livrent furieusement bataille ? Sans doute l’existence de l’Enfant, dès le début, fut un signe de contradiction et de crime : Hérode n’est pas loin. Mais la jeune mère est si douce, si tendre si avenante ! Ignore-t-elle la tragédie qui la menace ? Elle ne s’en émeut pas ! Derrière elle et son fils les anges souriants, dans l’ombre, enchanteraient Baudelaire et nous enchantent. À gauche, vers le fond sans fond du tableau, un escalier fantastique, aux degrés s’élevant vers des hauteurs vertigineuses, mais que rompt soudain une arcade brisée, comme le fut, dit-on, l’idolâtrie antique, nous fascine et nous attire peut-être. Et revient le visage grimaçant du vieillard et son bras menaçant par-dessus la Vierge et l’Enfant… Est-ce bien un mage adorant ? Un alchimiste ? on se retient mal, le voyant, de penser à Judas. Déjà…
Et ce tableau splendide, ce tableau sombre, ce tableau mystérieux, troublant, demeura, comme tant d’œuvres du maître, inachevé. Parce qu’il n’eut pas le temps de le terminer ? Parce qu’il voulut nous laisser seuls devant l’énigme ? L’énigme ou le mystère ? Tarkovski, fasciné, angoissé pencha, je crois, pour l’énigme.
Il saisit que la grâce, si intimement présente dans l’œuvre de Léonard, loin d’être simple, est tissue de complexités, de contradictions, qu’elle jaillit d’un univers intérieur dont la richesse est inouïe et peut-être sans égale, mais qui apporte, subtilement, profondément, le trouble, non la paix. Et ce trouble est suave. Délectable. L’univers de Léonard est angélique, mais selon quelle nature des anges ? Celle des anges d’En-Haut ou celle des anges d’en-bas ? Ou celle des anges qui vont et viennent dans l’entre-deux ?
Le divin, mais Dieu ?
Mais Léonard se préoccupait-il de tout cela ? L’artiste prodigieux, artiste au premier sens du mot, maître souverain des techniques les plus hardies, le compositeur d’architectures feintes, à l’usage des fêtes de cour (feintes et donc éphémères, conquérant pourtant la gloire immortelle dans la survivance des plus extraordinaires dessins), l’inventeur des machines les plus extravagantes qui eussent permis à l’homme de voler dans le ciel ou d’explorer les abîmes des eaux, faisant de lui un nouvel Icare céleste ou infernal, et, comme Icare, sombrant dans ces gouffres moins opposés que fraternels, l’auteur génial d’un puzzle aux dimensions de l’univers, dont il ne parvint pas, si même il le chercha, à rassembler les pièces éparses, cet artiste très conscient de son génie, comme le manifeste, fût-ce sous le masque, le sublime autoportrait de Turin, cet artiste se veut-il démiurge, rivalise-t-il avec Dieu ? Il ne semble pas. Est-il préoccupé de Dieu ? Il ne le semble pas davantage. Même s’il est conscient — Ô combien ! — comme le furent ses contemporains, comme nous le sommes —, du don divin qui lui est fait et qu’il nomme lui aussi la grâce ! Le divin est présent, omniprésent, dans son œuvre, oui, le divin. Mais Dieu ?
Il ne l’évoque guère. Je crois qu’il ne l’évoque pas. Au reste, la grâce, la grâce divine, chez Léonard, est indissociable de la prouesse technique et des risques que ses inventions font courir à ses œuvres. La hardiesse de ce nouvel Icare ne se borne pas à vouloir s’approcher trop près du soleil ou à descendre trop bas dans la nuit de l’abîme. Elle fait de lui un familier du « monstre ». Il le peint avec délice sous les formes les plus révoltantes, corps et visages d’hommes et de femmes difformes, collections de reptiles hideux, aux orbes desquels parfois il colle des ailes d’oiseaux, battant au rythme de leurs ondulations, et qui, une fois morts, empuantissent son atelier…
Mais surtout, le lieu privilégié de son audace est la personne humaine dans sa plus suave beauté, beauté si pure, en apparence au moins, qu’elle en vient à mettre mal à l’aise les esprits « réalistes » épris de lourdes évidences charnelles. Léonard, en certains portraits, de femmes surtout, mais d’hommes aussi, androgynes parfois, fascine toujours, souvent inquiète. « Qui veut faire l’ange », n’est-ce pas…
L’icône inversée
Sans doute cette ambiguïté essentielle, qui nous reporte aux temps initiaux du mythe platonicien de l’androgynie humaine, n’est-elle pas, sans d’ailleurs le moins du monde en épuiser le mystère ou l’énigme, étrangère à l’irrépressible séduction qu’exerce sur des millions de regards et de pensées le fameux sourire de Mona Lisa et sa pénétration doucement implacable, de l’âme qui la contemple, où que se déplace le regard du contemplateur. « Inversion de l’Icône », ainsi ai-je autrefois, non sans témérité sans doute, mais non sans quelque justesse peut-être, qualifié ce chef d’œuvre qu’est la Joconde. Au lieu d’inviter, par elle, à contempler, présent en elle, le tout autre infiniment plus grand qu’elle, comme fait la véritable Icône, Mona Lisa, sans jamais se donner elle-même, condense en elle, enferme en son énigme suavement provocante, les regards à jamais questionneurs auxquels elle ne daigne jamais répondre, sinon par l’opacité d’une ironie à peine esquissée dans son fameux sourire. « Qui suis-je ? » nous murmure-t-elle : « Vous n’en saurez rien. » Le fait que nous connaissions aujourd’hui de façon presque certaine son identité n’y change rien : c’est sous son masque qu’elle s’offre ou plutôt se dérobe à nous.
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En va-t-il de même pour le merveilleux Saint-Jean-Baptiste à l’index levé vers le ciel, où d’aucuns pensent reconnaître Bacchus ? Et pour les sourires si tendres et si attirants de la Vierge sur les genoux de sainte Anne ? Je le crois. Mais je n’en dirais pas autant de la Vierge aux rochers du Louvre, qui m’émeut sans la moindre réserve et me transperce.
Insaisissable fragilité
Cependant, cette ambiguïté quasi constante de la grâce telle que nous la transmet Léonard ne relève pas de la seule expression des personnages qu’elle habite. Elle relève aussi, et peut-être surtout, de leur fragilité. Fragilité de leurs traits impossibles à fixer, toujours glissants et insaisissables au regard par le sfumato, la brume infiniment légère, plus légère qu’un voile et même que l’air, dans laquelle ils apparaissent sans jamais donner prise au moindre effort pour les retenir. Leur grâce est celle d’un perpétuel échappement. Ils sont en-deçà, au-delà du toucher, en cela véritablement angéliques. En cela ils appartiennent à la fois à ce monde et à l’autre monde, à moins que ce ne soit à l’un non plus qu’à l’autre. Ils relèvent d’une sorte de miracle.
Et cela est vrai, plus vrai encore s’il se peut, de la technique du peintre. Léonard, on l’a vu, est infiniment plus qu’un technicien, mais il révère la technique et la voudrait parfaite. Si la tentation du démiurge l’habitait, ce serait en ce lieu. Sa vie d’artiste est ponctuée de recherches techniques visant à passer infiniment les contraintes de la technique. Il y a réussi avec le sfumato, mais il n’y parvient pas toujours. Il y parvient même rarement. De cet échec l’Adoration des mages témoigne sans doute. Mais en témoigne plus que tout son chef d’œuvre, la Dernière Cène, peinte à Milan selon une technique révolutionnaire de la fresque, mais qui, du vivant même de Léonard, s’altérait jusqu’à sembler quasi disparaître, et à laquelle toutes les tentatives de restauration, même la plus récente, pourtant admirable, furent impuissantes à restituer sa fraîcheur première. Comme si ce génie supérieur à la plupart des génies de l’Histoire se heurtait, en cette représentation du plus grand miracle de notre Salut, à plus grand que lui, Celui qui retentit dans le silence de l’image au-dessus de toute image, celle de l’Homme du linceul de Turin. Fragile est ce linceul, que seul épargna l’incendie qui ravagea naguère l’église et l’écrin censés le protéger. Fragile est la très mince feuille de peuplier fendue en deux, hormis les pigments de la peinture elle-même, offrant à la Joconde un très périlleux support. Ces deux fragilités extrêmes sont-elles tout à fait étrangères l’une à l’autre ? Et si quelque lien mystérieux les unissait ?
Au pays des anges
Léonard a rejoint les anges, ceux de Baudelaire et ceux de Tarkovski. Dans un film de celui-ci, le Miroir, apparaît, disparaît l’image sévère de Ginevra dei Benci, évocatrice de la mère du cinéaste, non point suavement provocante comme Mona Lisa, mais au contraire concentrée tout en nous regardant, dans la contemplation de quelque douloureux secret qu’elle ne livre à personne, tandis qu’à l’arrière-plan, non point des glaciers, mais de hautes et légères futaies s’élancent du miroir des eaux claires au calme azur du ciel. On ne voit pas d’anges ici, mais on sent bien que ces arbres, ces eaux, cet azur ferment notre pays et que, par-delà, s’inaugure celui des anges. Et, depuis bientôt cinq cents ans, celui de Léonard de Vinci ?
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