Quand la réécriture des contes pour enfants se prend les pieds dans le tapis… L’écrivain Henri Quantin invite les commissaires de la pensée woke à lire de près les "contes du temps passé", bien moins conformistes que leur censure anachronique.Carême 2025
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Fascinant nouveau métier que celui de sensitivity reader. Si la traduction littérale, "lecteur en sensibilité", hésite entre le pléonasme et l’obscurité, l’appellation française officiellement recommandée, "démineur éditorial", ajoute peut-être indûment l’aura du danger encouru. Devient-on sensitivity reader par conviction politique, par vocation, par simple besoin de gagner sa vie ?
On ne peut nier que la tâche ne doit pas être facile tous les jours et que le plaisir de la lecture doit être en partie perdu. Imaginons un peu : lire Les Misérables en se demandant à chaque ligne si cela peut heurter un repris de justice ou une prostituée ; lire Madame Bovary en cherchant quelles corrections apporterait une femme ; récrire Croc-blanc en ménageant autant la sensibilité des chiens que des loups…
Terrains minés
Les polémiques multiples qui ont marqué la sortie de la nouvelle version de Blanche-Neige chez Walt Disney montrent à quel point le mot de "démineur" n’est pas totalement usurpé : héroïne trop blanche dans le conte des frères Grimm, puis comédienne trop foncée pour jouer le rôle, nécessité de recourir aux images de synthèse pour éviter les stéréotypes nanophobes, puis contre-attaque de l’association des comédiens "de petite taille" qui espéraient un casting qui leur soit plus favorable que celui de Terminator, vision archaïque de la femme exploitée par sept petits mâles qui n’ont pas l’intention de partager les tâches domestiques et qui disent en chœur : "Si tu veux t’occuper de notre ménage, faire la cuisine, les lits, la lessive, coudre et tricoter, tu peux rester chez nous, tu ne manqueras de rien…", tout a montré que les forêts de nos ancêtres sont devenues des terrains idéologiques minés.
Ces concours de lecture littérale — il faut croire que le "littéralisme" n’est condamné que pour la Bible — donnent envie de se glisser un instant dans la peau d’un démineur, pour s’amuser à allonger la liste des blessures putatives que peut provoquer Blanche-Neige. À ce jeu, le conte heurte sûrement le végan, qui ne saurait supporter qu’on mange un poumon et un foie. L’antispéciste s’indignera que le conteur ait cru atténuer l’horreur, en substituant les organes d’un jeune marcassin à ceux de Blanche-Neige réclamés par la reine : amateur d’abats ou cannibale, quelle différence ? L’idée qu’un chasseur se laisse attendrir par les supplications d’une jeune fille paraîtra d’ailleurs très invraisemblable. On n’oubliera pas non plus la sensibilité du citoyen, qui exige qu’on remplace le roi et la reine par des figures plus républicaines, et on prêchera le respect de la laïcité, qui exclut que Blanche-neige se "recommande à Dieu" avant de s’endormir.
Le miroir des féministes
Bien sûr, ce sont les féministes qui restent les plus susceptibles d’être blessées. Indépendamment même du ménage et de la cuisine, l’intrigue du conte n’est-elle pas hautement misogyne, puisque tout vient de ce qu’une femme a pour seule préoccupation d’être la plus belle ? Plus que les nains à supprimer, c’est le miroir qu’il faut briser. On rayera du même coup la "méchante" reine, qui véhicule à la fois les stéréotypes de la femme jalouse et de la sorcière. Qui ne voit que le conte des frères Grimm manque cruellement d’un éloge de la sororité ? L’idéal serait que la méchante devienne un méchant : il pourrait cumuler les rôles du chasseur, de l’amateur de poumons poêlés et des nains partisans de la femme au foyer.
À l’issue de la lecture du conte, une solution simple peut s’offrir au "démineur éditorial" paresseux : rebaptiser Blanche-Neige Barbe-bleue. À une femme jalouse haïssant sa sœur en condition féminine, cela permet de substituer un auteur de féminicides multirécidiviste. Voilà de quoi enseigner à merveille le masculin toxique à la jeune génération, ainsi libérée à la fois des impératifs du miroir et du linge sale. Que les sensitivity readers les plus vigilants se rassurent : on pourrait changer la couleur de la barbe pour ne pas vexer les Schtroumpfs.
Qui des deux est le maître ?
La moralité que Perrault tire de La Barbe Bleue décevra toutefois ceux qui rêvent d’en faire un précurseur de "Balance ton porc" :
"Pour peu qu’on ait l’esprit sensé,
Et que du monde on sache le grimoire,
On voit bientôt que cette histoire
Est un conte du temps passé ;
Il n’est plus d’époux si terrible,
Ni qui demande l’impossible,
Fût-il malcontent et jaloux.
Près de sa femme on le voit filer doux ;
Et de quelque couleur que sa barbe puisse être,
On a peine à juger qui des deux est le maître."
Un "démineur éditorial" censurera-t-il aussi cette moralité, au motif qu’elle "invisibilise" les violences conjugales du XVIIe siècle ? La leçon de Perrault n’est pourtant pas mauvaise, puisqu’elle met en garde contre les anachronismes, tout en ménageant la possibilité d’une malice cachée entre les lignes. Cela suppose évidemment de lire les classiques dans un état de sensibilité qui n’est hélas pas celui qu’on demande à un sensitivity reader. Quelles que soient ses zones de susceptibilité personnelle, le lecteur lucide sait pourtant au moins une chose : en littérature, les terrains gagnent généralement à rester minés.