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Cette exposition qui vient d’être inaugurée au Louvre (et durera jusqu’en juillet) ouvre des perspectives un peu inattendues et pas inintéressantes. Le célèbre musée présente, à part de ses peintures, sculptures et autres antiquités, des mannequins portant de magnifiques tenues et robes, créations assez récentes de stylistes renommés, avec toutes sortes d’accessoires, sous le titre " Louvre couture. Objets d’art, objets de mode ". Tous ces costumes sont "en dialogue" dans des salles somptueuses avec des œuvres d’art et jolies pièces d’artisanat tirées des riches collections de la "maison". Du coup, bien des frontières sont abolies, sans qu’on puisse pour autant y voir des transgressions simplement ludiques. C’est ce qui peut stimuler la réflexion.
Du Louvre au quai Branly en passant par le Grand Palais
Commençons par noter que cet événement n’est pas isolé. Il coïncide avec des "Semaines de la Mode" (Fashion Weeks) à New York (6-11 février), Londres (20-24 février) et Milan (25 février-3 mars), en attendant, pour couronner, Paris (3-11 mars). C’est là que les grandes marques de prêt-à-porter dévoilent ce qui sera en boutique pour l’été, et il y a en prime à Paris les défilés des dernières créations des prestigieuses maisons de "haute couture". À quoi il faut ajouter, au Grand Palais (un peu en aval du Louvre au bord de la Seine), une exposition des stylistes italiens Dolce et Gabbana (jusqu’à fin mars), intitulée "Du cœur à la main ". Et il y a encore (jusqu’à l’été), un peu plus bas, mais sur la rive gauche de la Seine, au Musée Jacques-Chirac du quai Branly, " Au fil de l’or : l’art de se vêtir, de l’Orient au Soleil-Levant ".
Les "beaux-arts" (graphiques et plastiques, devenus académiques et muséifiés) se mêlent ici non seulement au quotidien pragmatique de l’habillement, mais encore (comme souligné au Grand Palais) au travail des ouvriers qui, sans revendiquer le statut d’artistes, fabriquent les vêtements, les étoffes et aussi les accessoires presque autant nécessaires : des coiffures aux chaussures en passant par sacs, ceinture, foulards, et même parfums, cosmétiques et bijoux. Ce qui implique en même temps des savoir-faire traditionnels et des audaces novatrices, dans un mélange de techniques et d’esthétique, reflétant (consciemment ou non) des "valeurs".
Un phénomène socio-économico-culturel
Il y a là des réalités sociales, dûment médiatisées, où se mêlent conformismes et quêtes de singularité. Il y a également des enjeux économiques (avec des chiffres d’affaires colossaux), et encore écologiques (en fonction des matériaux utilisés : végétaux, animaux, synthétiques) et moraux ou politiques (avec une main-d’œuvre souvent lointaine et sous-payée).
En un mot, on est poussé à reconnaître que "la Mode" est une composante de la culture, si par "Mode" (avec une majuscule) on entend, par-delà les usages qui deviennent des références ou des modèles à un moment donné, les manières perpétuellement renouvelées de s’habiller, de s’équiper et de prendre soin de soi en affichant une identité. Car, si l’on reprend la définition de "culture" dans le Larousse, cela fait bien partie de l’ "ensemble des phénomènes matériels et idéologiques qui caractérisent un groupe ethnique ou une nation, une civilisation".
Le singe qui ne peut pas rester nu
On peut objecter que toute mode est par essence passagère, superficielle, et qu’il convient donc de ne pas y attacher trop d’importance. On peut dire que c’est du matériel, bien moins noble et moins décisif que le spirituel, ou encore du pratique pur : c’est la commodité qui prime tout. Il est alors vain d’y chercher des motivations ou des significations. C’est de la routine qui ne mérite pas qu’on s’égare à y penser, sauf si on gagne son pain à produire ou vendre des fringues, puisqu’il en est besoin. Mais peu de gens envisagent sérieusement de se draper dans les frusques extravagantes arborées par les mannequins filiformes des défilés de "Mode".
Dans la Mode, la liberté s’exerce au milieu de séductions et de contraintes, et toute une anthropologie transparaît dans l’art d’exalter le corps tout en le couvrant.
Ce mépris est cependant à un peu courte vue, si l’on veut bien reconnaître justement que l’habillement n’est pas facultatif ni même automatique. C’est même une des caractéristiques propres à l’humanité. Dans un livre qui a fait parler il y a quelques décennies, le zoologiste, ethnologue et peintre surréaliste anglais Desmond Morris (né en 1928) a montré que l’homme se distingue comme Le Singe nu (1967), c’est-à-dire l’unique animal au monde incapable de vivre habituellement dans son état natif. Certes, "l’habit ne fait pas le moine". Mais, d’une certaine façon, il "fait" nécessairement l’être humain, même s’il n’y suffit évidemment pas.
La vérité humaine, à la fois transcendante et incarnée
Le fait est que personne n’est totalement indifférent à son apparence — ou, comme on dit, son look. C’est un domaine où le mimétisme joue pleinement. Ou bien, afin de ne pas attirer des attentions indésirées, on s’affuble de manière aussi neutre et banale que possible, "comme tout le monde" (ou du moins la grande majorité) dans le contexte où l’on se trouve. Ou bien on choisit un accoutrement plus typé. Mais s’il en est ainsi, on n’invente rien : on reprend seulement des signes rendus visibles et disponibles par les minorités, classes ou groupes (sociaux ou générationnels) auxquels on s’agrège plus ou moins délibérément ou d’instinct. Dans tous les cas, "la Mode" consiste à recourir à un code préexistant, qui fonctionne un peu comme un langage, où conventions et conditionnements n’empêchent pas de créer de l’inédit.
C’est une raison de plus pour intégrer dans la culture le soin du look, les manifestations et événements qu’il suscite et les règles jamais figées qu’il suit. L’habillement et ses accessoires combinent, d’un côté, des éléments purement physiques, mécaniques, utilitaires… et, de l’autre, les réalités immatérielles et plus profondes dont l’intellectualité abstraite et les "beaux-arts" élitistes n’offrent que des figures formelles ou verbales. La liberté s’exerce au milieu de séductions et de contraintes, et toute une anthropologie transparaît dans l’art d’exalter le corps tout en le couvrant. Il y a là une vérité humaine : à la fois incarnée et transcendante.
"Revêtir le Christ"
C’est pourquoi "la Mode", en tant qu’aspect méconnu mais constitutif de la culture, n’est pas sans rapport avec la religion (en général). C’est ce que vient opportunément vérifier un essai publié en Italie en 2021 et traduit en français fin 2024 chez Hermann, dû à un dominicain spécialiste de mystique musulmane (soufie), professeur de théologie à Luxembourg et à Bologne, et directeur de recherche au Collège des Bernardins à Paris. Dans Mode et Religion, le père Alberto Fabio Ambrosio pointe des convergences : "la Mode" comme tous les cultes repose sur des symboles et des rites ; elle est foncièrement relationnelle (on ne se vêt et s’équipe pas uniquement pour soi), mais elle présuppose une conscience de soi et de l’image qui en est donnée. Les choix sont influencés par le milieu, et aussi par la personnalité à des niveaux révélés par la psychanalyse, où l’on peut détecter du sacré et des tabous au moins tacites.
Ce n’est pas pleinement une religion, parce qu’il n’y a pas de croyances expressément formulées. Ce qui occupe actuellement ce vide dans "la Mode" occidentale est la loi du marché, dans une abondance où l’offre entretient et relance la demande, selon les principes du système que ses détracteurs appellent "capitaliste". La conclusion du père Ambrosio suggère que subsiste là, sous-tendant une soif de renouvellement et de réenchantement du monde, une religiosité dont l’Église pourrait tirer parti. La foi en effet ne se propage pas si différemment des modes d’habillement. Saint Paul ne dit-il pas à plusieurs reprises (Rm 13, 14 ; Ga 3, 27 ; Ep 4, 24, Col 3, 10.12) qu’elle consiste à "se vêtir" de l’inépuisable nouveauté du Christ ?
Pratique
Exposition Louvre couture. Objets d’art, objets de mode, Paris, Musée du Louvre, 24 janvier-28 juillet 2025.

