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Le retour de l’art figuratif

Exposition Augustin Frison-Roche -

Augustin Frison-Roche, L'Adoration des mages, acrylique sur toile, 350 x 460 cm

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Jean Duchesne - publié le 18/02/25
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Le succès de l’exposition "Épiphanies" au Collège des Bernardins à Paris montre que l’art figuratif répond à un besoin, analyse l’essayiste Jean Duchesne. Sans disqualifier l’abstraction, la demande soutenue de compositions qui représentent de l’identifiable peut s’expliquer par le rôle de la mémoire dans le discernement du regard.

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Ce qui fait l’histoire, ce n’est pas seulement des événements politiques, militaires ou scientifiques, ni des mutations technologiques, économiques ou démographiques. C’est aussi des tournants dans les arts, qui se renouvellent en vertu d’une dynamique qui leur est propre. Ce qui survient par ailleurs les influence, bien sûr, et en retour ils retentissent dans la société. Mais ils ne sont ni les seuls produits ni les seuls moteurs de leur milieu et s’avèrent le plus souvent décalés. Ainsi, le romantisme surgit en France après la Révolution, qui en a plutôt retardé l’avènement (si l’on compare à l’Angleterre et à l’Allemagne). L’impressionnisme, de même, ne doit pas grand-chose au Second Empire. Et l’irruption du cubisme et de l’abstraction, qui marquent la modernité, n’a guère de rapport avec le séisme, qu’il précède, de la Première Guerre mondiale. C’est pourquoi il vaut la peine de s’intéresser à l’actualité artistique.

Le retour du figuratif

Deux faits récents peuvent retenir l’attention. L’un est le succès populaire de l’exposition Épiphanies au Collège des Bernardins à Paris : des toiles d’Augustin Frison-Roche (né en 1987). Tout y est identifiable : les colonnes, chapiteaux et voussures de la nef où l’on est accueilli se retrouvent parmi des arbres trop hauts pour que le sommet en soit visible sur les tableaux qui, entre les fenêtres à droite, conduisent à l’ancienne sacristie, où attendent une série d’images représentant les sept jours de la Création, le baptême du Christ, le miracle de Cana et, en finale, le cortège des mages apportant sous un grand ciel étoilé les trésors de l’Orient à l’enfant Jésus qu’il faut (comme eux) chercher pour le découvrir en bas du dernier panneau.

Exposition Augustin Frison-Roche
Augustin Frison-Roche, Série de 7 œuvres, La forêt est devenue une immense basilique, huile sur bois, 100 x 200 cm

L’autre donnée à prendre en compte est la désignation de Claire Tabouret pour le dessin de nouveaux vitraux sur le bas-côté sud de la cathédrale Notre-Dame de Paris récemment restaurée. Il ne peut être ici question, faute de compétences, de prendre parti dans la polémique sur cette substitution de nouvelles verrières à celles de Viollet-le-Duc, épargnées par l’incendie d’avril 2019. On relèvera seulement que, d’après les œuvres de l’artiste choisie dont les reproductions sont accessibles, son style est décidément figuratif.

Du spirituel dans l’abstraction

On ne peut pas, pour autant, voir là un reniement des arts moderne et contemporain, qui s’éloignent résolument d’un réalisme se contentant de figer ce qui est captable dans un miroir. L’avant-garde de l’avant-guerre (la Grande) ne s’est pas imposée uniquement par l’esbroufe, les scandales et les effets de mode. Le philosophe de l’art Philippe Sers a fort bien montré — et encore dernièrement dans Beauté et Vérité (Salvator, 2024) — que l’art pictural qui ne présente rien de reconnaissable s’efforce de mettre en évidence la "structure intérieure de la réalité". 

Se référant aux théories de Vassily Kandinsky (1866-1944) dans Du spirituel dans l’art (1910), il explique que le passage du figuratif à l’abstrait est au fond un pèlerinage au moins inconscient du profane vers le sacré refoulé. Ces formes et couleurs font entrevoir du réel que les sens et la rationalité ne capturent pas, et elles éveillent des émotions esthétiques qui dépassent l’agrément éprouvé et aiguisent la sensibilité au lieu de l’anesthésier.

Déconstruction et reconstruction

Mais ces images complexes malgré leur apparente simplicité, souvent poussée jusqu’au dépouillement — on pense au Carré noir sur fond blanc (1915) de Kazimir Malevitch (1879-1935) —, doivent être déchiffrées. Elles ne représentent ou reproduisent rien de familier ou d’acquis, ou alors le déforment et le décomposent pour qu’en émerge la vérité cachée — voir par exemple le Portrait de Pablo Picasso (1881-1973) peint en 1912 par Juan Gris (1887-1927). C’est chaque fois comme un langage nouveau, que l’artiste invente et auquel le spectateur doit s’initier — sans toujours y parvenir.

Le problème de l’abstraction est qu’elle ne se raccroche à rien dont l’existence a été objectivement constatée ou pourrait l’être.

Le public est alors stimulé par le côté provocant de l’œuvre, qui assure sa réputation, mais aussi par la littérature qui s’évertue à la décoder et à affiner le regard porté sur elle. C’est ainsi qu’aujourd’hui, toute « grande » exposition requiert des dissertations plus ou moins longuettes et doctes, qui instruisent sur le projet, les choix, les moyens utilisés, et décrivent même les impressions produites, de sorte que la critique savante reconstruit ce que l’art a déconstruit.

Il n’y a pas de nouveau sans mémoire

Cet encadrement pédagogique, auquel ont également recours les installations, performances et vidéos de l’art à l’ère « postmoderne », suscite bien sûr des conformismes. Ils sont loin d’être tous vains, car ils façonnent l’imaginaire et le goût. Mais cela n’abolit pas le besoin de productions plus immédiatement "parlantes" (même si, là aussi, des commentaires peuvent affûter la conscience des ressentis). La demande soutenue de compositions qui représentent (au sens de "présenter de nouveau" et même "autrement") de l’identifiable peut s’expliquer par le rôle qu’exerce la mémoire dans le discernement du regard.

Le problème de l’abstraction est qu’elle ne se raccroche à rien dont l’existence a été objectivement constatée ou pourrait l’être. Le support matériel et spatial est bien concret, mais entraîne hors du temps, dans un présent où les réminiscences n’ont pas de place et qui flotte dans du vide, sans précédent repérable (ou alors distordu) ni au-delà concevable. Le figuratif, au contraire, déclenche des souvenirs : on reconnaît ce que l’on regarde en le comparant avec de l’analogue déjà rencontré. La mémoire fait alors apparaître, par contraste, l’originalité (s’il y en a une) du rappel, et cette différence peut conférer à ce qui est montré une portée inattendue. C’est le cas des deux Pèlerins d’Emmaüs (1628 et 1648) de Rembrandt (1606-1669) à Paris (à Jacquemart-André et au Louvre) : chacun donne de la scène une interprétation inédite. 

Voir plus qu’on ne reconnaît

La foi chrétienne est certainement à l’aise dans le figuratif, parce qu’elle repose sur des faits historiques, qui peuvent et même doivent être sans cesse remémorés, y compris sous une forme picturale. Il y a les innombrables épisodes rapportés dans la Bible et dans l’Évangile, et aussi toutes sortes d’événements de la vie de l’Église (et d’abord des saints) au fil des siècles. La défaite de l’iconoclasme à Byzance (726-843) a permis de repousser la tentation d’invoquer la transcendance irreprésentable du Dieu unique pour imposer l’abstraction (dans un genre purement décoratif, comme dans le judaïsme et l’islam). Il n’empêche pas que le non-figuratif peut tout à fait servir à illustrer ou accompagner une démarche non pas religieuse, mais spirituelle et personnelle, collective seulement pour autant que l’art est un phénomène social.

Il faut encore que l’image, si c’est vraiment une œuvre d’art, lui donne à voir plus qu’il ne reconnaît.

Reste enfin à souligner que le figuratif n’est pas réductible à un réalisme de duplication de ce qu’a pu ou pourrait voir un témoin direct. Il ne suffit pas que la mémoire du spectateur lui permette d’identifier ce qu’il regarde. Il faut encore que l’image, si c’est vraiment une œuvre d’art, lui donne à voir plus qu’il ne reconnaît. Ainsi, dans les Épiphanies d’Augustin Frison-Roche aux Bernardins, des silhouettes d’animaux et de personnages esquissés d’une main sûre se superposent, de sorte que l’œil les traverse sans les ignorer et que la vie biologique devient transparente sans du tout être méprisée, tandis que quantité d’étoiles à huit branches, de tailles différentes, donnent une mesure de la profondeur des cieux. Le figuratif ne se distingue plus ici de l’abstrait, ni le concret de la mystique, ni la mémoire de la découverte. C’est sans doute ce qui définit l’art.

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