La cathédrale nationale de Washington a été le théâtre, à deux semaines d'intervalle, de deux événements marquants : le 9 janvier, les funérailles nationales de Jimmy Carter, décédé à l'âge de 100 ans, qui occupa le Bureau ovale de la Maison-Blanche de 1977 à 1981 ; et le 21 janvier, l'office religieux célébrant, selon une tradition bien ancrée dans les mœurs politiques étasuniennes, l'ouverture du nouveau mandat présidentiel de Donald Trump.
Ces deux cérémonies se sont donc déroulées sous les pierres blanches et altières de la cathédrale épiscopalienne Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Sa construction avait été décidée après l'indépendance du pays en 1776 par le premier président américain Georges Washington, mais elle ne fut achevée qu'en 1990. Cette imposante cathédrale inspirée de l'architecture gothique des églises anglo-normandes est la sixième plus vaste du monde, excepté les basiliques saint-Pierre de Rome et Notre-Dame de La Paix de Yamoussoukro qui n'ont pas le statut de cathédrale. Elle est un des hauts lieux spirituels de la capitale fédérale et elle inscrit dans la pierre la place éminente de religion civile qu'occupe dans ce pays le christianisme, en particulier dans ses différentes composantes protestantes. À ce double titre, la cathédrale épiscopalienne est habilitée à accueillir les moments de recueillement solennels qui jalonnent la vie de la nation.
Jimmy Carter, un homme d’amitié
Les funérailles de Jimmy Carter concomitantes avec les cérémonies d'investiture de Trump ont été significatives du changement profond d'époque et de la rupture de style que vivent les États-Unis et probablement aussi par ricochet le monde entier, au vu de l'influence planétaire exercée par les États-Unis. Le 9 janvier, ce qui crevait les images à la télévision, c'était l'esprit consensuel qui entourait le cercueil drapé de la bannière étoilée du 39e président des États-Unis. Tous ses successeurs, républicains et démocrates, s'étaient déplacés : les anciens présidents Bill Clinton, George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump étaient assis ensemble aux premiers rangs, aux côtés du président Joe Biden. Si pour nombre d'observateurs, la présidence du démocrate Carter fut plus synonyme d'idéalisme que de réalisme et de faiblesse que de robustesse, les éloges saluèrent unanimement l'homme de caractère, d'amitié et de foi que fut, sa vie durant, ce diacre baptiste devenu président des États-Unis.
Après avoir été sèchement battu par le républicain Ronald Reagan en 1981, Jimmy Carter s'était reconverti en missionnaire de l'action humanitaire (en promouvant l'habitat social), de la démocratie et de la paix dans le monde : un monde encore divisé alors en deux blocs antagonistes communiste et capitaliste. Son action médiatrice, en particulier pour rapprocher les points de vue palestiniens et israéliens, avait été récompensée par le prix Nobel de la paix qu'il reçut en 2002. Au fond, sa notoriété aura peut-être été plus importante et plus féconde après son passage à la Maison-Blanche. La gratitude et l'émotion étaient palpables le 9 janvier dans la cathédrale de Washington. Et elle monta d'un cran, quand le fils du président républicain Gerald Ford, raconta comment le démocrate Jimmy Carter devint le meilleur ami de son père après l'avoir pourtant battu à l'élection présidentielle.
Au-dessus de tout soupçon
Si Jimmy Carter fit consensus en ce moment d'adieu national, malgré les oppositions passées et les déceptions causées par sa présidence, c'est parce qu'il avait réussi à incarner plus que la politique, plus qu'un parti, plus qu'un pouvoir. Ce plus, c'était à l'évidence le rayonnement de son authenticité personnelle. D'une certaine façon, l'Américain moyen pouvait se retrouver dans ce fils de fermiers producteurs d'arachides, dans cet ancien de la Navy très attaché aux valeurs chrétiennes, un homme pourtant limité, faillible et transparent, mais qui surtout avait été quelqu'un de bien : un citoyen américain au-dessus de tout soupçon qui avait aimé son pays, sa famille, ses amis en bannissant de son chemin le mépris, l'intimidation et la vulgarité. Quelqu'un de bien qui reflétait une certaine Amérique qu'on aimait bien aussi de ce côté-ci de l'Atlantique, car malgré ses travers, malgré nos différends, elle continuait à nous faire rêver comme Joe Dassin quand il chantait dans les années soixante-dix : "L'Amérique, l'Amérique, je veux l'avoir, et je l'aurai..."
Autre temps, autre mœurs
Changement complet d'ambiance le 21 janvier dans la même cathédrale. Changement normal a priori puisqu'on y célébrait l'inauguration d'un nouveau mandat présidentiel en présence des principaux protagonistes de l'élection de Donald Trump. Le nouveau président était installé avec toute sa famille aux premiers rangs dans le chœur fleuri de l'église. Durant toute la cérémonie, le président donna l'impression de s'ennuyer ou du moins d'être là par obligation protocolaire. Faut-il lui reprocher cette indifférence manifestement sincère à un office religieux dont il n'est pas un habitué comme tout le monde le sait ? Donald Trump nous a habitués à sa moue boudeuse, à son style brut de décoffrage. Or, son manque de tact, ou son absence d'hypocrisie si on préfère, ne lui ont pas si mal réussi puisque les électeurs américains l'ont reconduit massivement pour une deuxième fois à la Maison-Blanche, lui faisant quitus de tous ses gestes provocateurs et autres incartades verbales.
La désinvolture, voire l'immoralité — Donald Trump fait l'objet de plusieurs poursuites judiciaires, mais bénéficie de l'immunité pendant les quatre années de son mandat — étaient des obstacles difficilement surmontables pour un responsable politique du temps de Jimmy Carter. Ce dernier avait été élu justement pour rompre avec le parfum de corruption qu'avait répandu l'affaire du Watergate sous la présidence Nixon. Autres temps, autres mœurs : dans l'ère où nous sommes entrés, celle où les milliardaires populistes ont le vent en poupe, la moralité, la probité des candidats aux élections ne pèse plus lourd dans les opinions publiques. Ce qui prime désormais, c'est le propagandisme de la force, de l'autorité et d'un cynisme désinhibé, brandi comme le seul moyen de répondre efficacement aux besoins supposés des populations. Qu'importe la bienséance, pourvu qu'il y ait l'ivresse du succès ! La coalition spectaculaire opérée par la nouvelle administration Trump avec des patrons de la tech, parmi les plus puissants de la planète, et en figure de proue, Elon Musk, l'homme le plus riche du monde, à la tête du réseau social X, l'influent convoyeur des idées d'extrême-droite en Europe, est une source de vive inquiétude : non seulement pour la liberté d'opinion, d'information et la diversité culturelle, mais aussi pour la pérennité des principes et des rouages de la démocratie représentative libérale.
Le moins mauvais de tous les systèmes
Dans l'entourage idéologique de Donald Trump, on se félicite ouvertement de l'épuisement programmé du régime démocratique. L'amnistie présidentielle accordée le jour même de l'investiture aux assaillants du Capitole des États-Unis le 6 janvier 2021, en dit long sur l'estime portée aux institutions fédérales et à la Constitution par l'équipe maintenant aux manettes à Washington. Pour elle, le système démocratique est coupable de ne pas savoir juguler les fléaux de l'heure (les flux migratoires, les pertes de souveraineté, l'insécurité, la peur du déclassement, etc.), oubliant hâtivement les progrès économiques, sociaux, médicaux, technologiques et culturels considérables accomplis depuis la fin la Seconde Guerre mondiale dans tous les pays libres régis par des principes démocratiques. Un monstre sacré du XXe siècle, Winston Churchill, conservateur éclairé au demeurant, anti-autocrate et antifasciste impénitent, reconnaissait que "la démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes". Cet avis n'étant plus partagé par ceux-là mêmes qui ont prospéré grâce au système, mais pas suffisamment pour assouvir leur désir de puissance, il semblerait que la démocratie — qu'on croyait naïvement éternelle — redevienne sous peu un champ d'âpres et cruelles batailles.
Appel à la miséricorde
Mais retournons à ce 21 janvier à l'intérieur la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul. Au cours de sa prédication, l'évêque épiscopalienne Mariann Edgar Budd demanda directement au nouveau président de se montrer miséricordieux envers les migrants et les personnes homosexuelles et transgenres effrayés par les mesures discriminatoires et expéditives qui les visent dans son programme. Des chrétiens lui ont reproché d'avoir passé sous silence l'avortement et d'avoir exprimé un point de vue idéologique. Comme si les drames humains si complexes de l'avortement ou encore de la fin de vie ne servaient pas à alimenter, eux aussi, de l'idéologie ! Sa déclaration est toutefois conforme à l'orthodoxie biblique et évangélique concernant l'accueil des étrangers et des marginaux. Marian Edgar Budd faisait aussi écho à des plaidoyers identiques du pape François et du Vatican sur ces enjeux majeurs du pontificat.
Autres temps, autres mœurs : dans l'ère où nous sommes entrés, celle où les milliardaires populistes ont le vent en poupe, la moralité, la probité des candidats aux élections ne pèse plus lourd dans les opinions publiques.
Personne n'avait vu venir cette interpellation publique de la femme d'Église, à commencer par Donald Trump lui-même. Aussitôt après la cérémonie, il fulmina la"soi-disant évêque", la qualifia de "haineuse d'extrême-gauche" et l'accusa d'entraîner "son Église dans le monde politique d'une manière très disgracieuse". On se souvient qu'après avoir échappé à un attentat durant la campagne électorale, Donald Trump s'était montré beaucoup moins scrupuleux pour instrumentaliser la religion en se vantant d'être miraculé et choisi par Dieu. La manipulation lui fut favorable à en juger par le verdict des urnes. Mariann Edgar Budd est devenue la paria des uns et l'héroïne des autres sur les réseaux sociaux.
Le sort des contre-pouvoirs
La vraie question à se poser après cet épisode dont la vidéo a circulé dans le monde entier, gâchant un peu la fête trumpiste, est quel sort sera-t-il réservé aux critiques et aux opposants de la politique de l'homme fort de Washington durant les quatre prochaines années ? Les contre-pouvoirs constitutionnels, notamment judiciaires et législatifs, seront-ils entravés ou pourront-ils fonctionner librement ? Donald Trump, rompu au jeu des menaces et des intimidations, s'en servira-t-il seulement pour imposer des rapports de force à ses adversaires, ou bien les mettra-t-il à exécution, quitte à passer outre l'état des droits ? Nous saurons sans trop tarder si Donald Trump n'est qu'une parenthèse dans l'histoire de la démocratie américaine ou s'il ouvre un nouveau cycle caractérisé par le pouvoir d'un homme fort et l'avènement d'une espèce de ploutocratie aux commandes de la première puissance du monde.