Depuis 1981, la France s’est accoutumée à voter chaque année un budget en déficit, à l’exécuter souvent avec un déficit supérieur à la prévision et à continuer à vivre comme si ce déficit et la dette qu’il engendrait, étaient des notions abstraites réservées aux pages saumon du Figaro et non pas un sujet politique capable de détruire à petit feu nos vies quotidiennes. La vraie vie, se disaient en eux-mêmes bien des sages, est ailleurs. De fait, la vie a continué. Depuis quarante ans des Français sont nés dans un pays en déficit, ils ont créé, heureux ou malheureux, ils se sont enrichis, ils ont bu et mangé, voyagé, rêvé, traversé l’existence ; ils sont morts aussi, quelque fois. Ils ont joui d’un système social magnifique, dont le fait qu’il fût financé à crédit ne les effrayaient nullement.
La dette sans le service public
La France a vécu, elle s’est modernisée. Est-elle devenue plus forte ? Évidemment non. Elle est imperceptiblement sortie de l’Histoire du monde, comme le reste de l’Europe d’ailleurs, mais plus vite encore. Les Français qui sont des hommes intelligents en ont ressenti un malaise politique lancinant, traduit par la montée du vote protestataire, sans que personne ne s’avise qu’à l’origine de ce malaise politique lancinant se trouvait une défaillance de nature budgétaire. La politique qui était l’art de traiter les difficultés était devenue depuis François Mitterrand l’art de les différer : cela s’appelle la dette. Raymond Barre l’avait prédit dès le début des années 1980 : vivre à crédit est une drogue qui finit par rendre malheureuse une nation comme elle mine un ménage.
Plus grave, le déficit budgétaire des quarante dernières années n’a pas servi à consolider nos services publics. La France des années Pompidou consacrait 6,5% de la richesse nationale aux fonctions régaliennes : la défense, la justice, la police. Cet effort se traduisait par un sentiment de sécurité. Il n’empêchait pas le pays d’avoir des impôts plus faibles que ceux de ses voisins et aucun déficit budgétaire. La France des années Macron ne consacre plus que 3% de sa richesse aux mêmes services publics régaliens, malgré un niveau vertigineux des impôts, des déficits et de la dette. L’insécurité est dans tous les cœurs. Où donc est allé l’argent ? Dans les intérêts de la dette justement, et aussi dans les frais de structure de la Nation et les transferts sociaux. Le drame budgétaire n’est plus une effrayante perspective : il est notre réalité. Michel Barnier n’a rien dramatisé : il a décrit ce qu’il voyait. La France avait connu le service public sans déficit. Elle découvre le déficit sans service public.
Sanctions électorales
C’est peu de dire que Raymond Barre n’a pas été entendu. L’affaissement de l’économie française, la désindustrialisation, l’impuissance de l’État et le chômage chronique ont été comptés pour des fléaux qui n’étaient nullement le résultat du déficit budgétaire : au contraire, on a présenté le laxisme budgétaire comme la solution. Vous êtes endetté ? Empruntez davantage ! Vous êtes en récession ? Pratiquez la relance budgétaire au profit de vos fournisseurs étrangers ! C’est ainsi que, de relances en déficits, notre économie est devenue un cimetière d’éléphants. Notre richesse par habitant dépassait celle des Américains en 1980 : aujourd’hui, elle leur est inférieure de 40%.
Les rares moments de réalisme budgétaire, comme pendant les années du gouvernement Chirac de 1986-1988 qui a réussi à réduire à la fois le déficit et les impôts, ont débouché sur des sanctions électorales. La prime politique était donnée au vice économique. Le champ du possible se réduisait comme une peau de chagrin. Le redressement de 1986-1988 avait été précédé d’une dévaluation qui avait sauvé notre compétitivité : mais nous avons depuis délégué notre souveraineté monétaire aux Allemands. Le tour de passe-passe de la dévaluation nous est désormais interdit.
À la merci de ses partenaires
Au vrai, c’est toute l’Europe qui est entrée dans un processus accéléré de décadence économique et donc politique. En 1980, la part de l’Europe dans le PIB mondial était de 30%, celle des États Unis de 25% et celle de la Chine de 3%. Quarante ans plus tard, la part des États-Unis ne s’est pas dégradée. Elle a même un peu augmenté, passant de 25 à 26%. La Chine est apparue : sa part de la richesse mondiale exprimée en dollars est passée de 3 à 17%. L’Europe s’est silencieusement effondrée : son poids est passé de 30 à 17%. Les pays européens ont eu des trajectoires budgétaires différentes, vertueuses ou laxistes, respectueuses ou non des engagements pris par la ratification des accords de Maastricht, cependant tous ont décliné. La différence est que les pays vertueux ont décliné moins vite et ont moins perdu de leur indépendance. La France, qui s’imagine volontiers comme le pays le plus indépendant du monde, est désormais à la merci de ses partenaires. Être un peu moins riche, on peut s’y faire. Mais perdre l’estime de soi…
En mode pompier
Il nous faut croire que Michel Barnier réussira à gravir l’Himalaya budgétaire qui se présente à lui. Il est entré dans le match en mode pompier : il éteint l’incendie à coups d’impôts. Cela fait mal, c’est idiot, mais les pompiers font mal et sont idiots quand ils éteignent un feu. Dans les deux années qui viennent, gageons que le Premier ministre passera au mode bâtisseur : il prendra les arbitrages décisifs sur les dépenses. Quelques pistes se présentent à lui : désindexer les retraites pour de bon, à défaut de différer sensiblement l’âge de départ, traquer les défaillances de la protection sociale, moduler les aides sociales, cesser de remplacer tous les fonctionnaires qui quittent leur fonction, redessiner notre paysage fiscal sans augmenter prélèvements. Est-il logique que le RSA payé par les départements soit le même en Lozère et à Paris ? Désindexation, dépéréquation, dégressivité sont les sujets stratégiques. Tout le reste, comme la fusion des agences, ce sont des broutilles ou des symboles.
Du côté des impôts, l’histoire économique prouve que le seul impôt intelligent dans un pays en déficit commercial comme le nôtre est la TVA. La TVA n’est pas inégalitaire quand on module ses taux. Partout où elle a augmenté, elle a sauvé l’industrie. Rêvons : une France assez courageuse pour financer sa protection sociale par de la TVA retrouverait le plein emploi et l’excédent budgétaire. Elle rembourserait sa dette. Elle retrouverait sa fierté. Qui paie ses dettes s’enrichit !