Il y a deux rencontres déterminantes dans la vie de Thérèse d’Avila : avec Jean de la Croix, qui sera pour elle, en même temps qu’un maître de vie spirituelle un fils d’élection, et avec Pierre d’Alcantara, de beaucoup son aîné, qui aura sur ses choix une influence décisive. Cette amitié, pour brève qu’elle ait été, paraît souvent aujourd’hui l’événement majeur dans la biographie de ce "géant de sainteté" quelque peu effrayant.
Juan de Sanabria selon le monde, en religion Pierre d’Alcantara, né dans ce village espagnol en 1499, a passé la soixantaine, ce qui, pour l’époque, fait de lui un vieil homme. En 1560, il fait la connaissance de Thérèse de Jésus, alors déconcertée, à l’instar de ses supérieurs, par les expériences mystiques qu’elle vit, dont nul n’ose affirmer qu’elles viennent de Dieu ou du diable, sont authentiques ou fruits d’une imagination maladive, voire escroquerie religieuse. En invitant la carmélite à soumettre ces phénomènes surnaturels à l’expertise de ce franciscain connu pour les rigueurs extrêmes de ses pénitences et pour être lui-même passé par ces étapes hors du commun, l’Église fait bien : rien ne vaut un spécialiste qui a personnellement expérimenté les points à étudier.
Très consciente qu’elle joue sa crédibilité lors de cette rencontre, voire sa liberté car l’Inquisition est vigilante dans cette Espagne du "siècle d’or", désireuse de se défendre du protestantisme, Thérèse est évidemment impressionnée par le personnage devant qui elle comparait et qu’elle décrira ainsi : "C’était un vieil homme quand je l’ai connu, et si parfaitement maigre qu’il ne ressemblait à rien tant qu’un faisceau de racines." Comment s’en étonner ? Le religieux vit de jeûnes et de macérations, communément jugés insensés et, voulant se consacrer avant tout à la prière, réussit à ne dormir, avoue-t-il, qu’une heure et demie chaque nuit depuis quarante ans, ce qu’il trouve déjà trop… Bien qu’il ne prétende pas imposer le même régime à tous, Pierre a une rude réputation et cela explique pourquoi ses longs efforts pour imposer aux fils de saint François, en proie à une crise profonde qui les a écarté des idéaux de leur fondateur, une réforme nécessaire mais sévère, se heurtent en Espagne et au Portugal à un évident mauvais vouloir.
Il la rassure sur ses expériences
Pierre, quoique appartenant à une noble et puissante famille, et promis, après ses études de droit, à une belle carrière, préfère, à seize ans, entrer dans un couvent franciscain castillan de la stricte observance, mais qu’il trouve un peu mou. Dès lors, il cherche à faire partager ses vues à ses frères et à toute sa province ecclésiastique. Bien qu’il soit très vite, après son ordination sacerdotale en 1524, parvenu à de hautes fonctions dans l’Ordre, il échoue presque systématiquement et doit régulièrement changer de province, en profitant pour accentuer ses exigences de retour à la règle primitive, symbolisée par le fait de marcher pieds nus, d’où le nom de franciscains déchaux (déchaussés) donnés aux frères du couvent qu’il obtient du pape Jules III l’autorisation de fonder en 1555 à Pedrosa. Cet ordre en partie érémitique subsistera jusqu’en 1897 où il sera réuni aux autres branches franciscaines.
Quand on lui confie le soin d’approuver les expériences de Thérèse, il lui dit : "On ne doit discuter de la perfection de la vie qu’avec ceux qui mènent une vie parfaite car nul n’a meilleure connaissance du bien que celui qui le pratique." Nulle vanité dans ces mots que Pierre ne s’applique pas ! Thérèse ne s’y trompe pas qui confie : "Avec toute cette sainteté, il était extrêmement aimable." Non seulement il la rassure sur l’authenticité de ses expériences mystiques, mais il demande à l’évêque d’Avila d’appuyer de tout son pouvoir la volonté de la religieuse de fonder un premier carmel réformé dans sa ville, en partie sur le modèle des franciscains déchaux.
Dispensé du Purgatoire
Lorsque Pierre s’éteint à Arenas le 18 octobre 1562, Thérèse a la révélation de ce décès et voit l’âme de son ami, "entourée d’une gloire immense", entrer directement au Ciel. Possédant le don de connaître le sort éternel de certains défunts, elle avouera que Pierre d’Alcantara est le seul qu’elle ait vu dispensé de Purgatoire. C’est bien le moins si l’on songe aux terribles et inimitables rigueurs de ce perpétuel pénitent ! Mais la raison pour laquelle le saint franciscain sera bientôt très populaire en Espagne, c’est que Thérèse ajoute avoir entendu une voix céleste l’assurer qu’elle obtiendrait tout ce qu’elle demanderait par son intercession. De là à croire que n’importe qui peut en espérer autant, il y a un pas, que les dévots ont joyeusement franchi et la preuve qu’ils ne s’en sont pas mal trouvés, c’est que la célébrité de Pierre n’a jamais faibli !