Par sa présence, Dieu veut révéler notre vrai désir d’aimer. Thérèse d’Avila nous montre comment Il conduit notre vie spirituelle à travers l’expérience de sept traversées successives. Progressivement, nous sommes rendus plus libres pour aimer et communier à son désir de sauver tous les hommes.Au terme de son parcours spirituel, Thérèse d’Avila compare notre âme — où Dieu demeure — à un château. Dans son livre Le Livre des Demeures ou Le Château intérieur, elle écrit en 1577 l’expérience du « mariage spirituel » vécu en 1572. Ses demeures correspondent à quatre citations bibliques. Elle y décrit avec précision chacune des étapes de la croissance de la vie spirituelle en détaillant davantage les dernières étapes qui correspondent à des réalités moins claires pour ses lectrices (ses propres sœurs carmélites). Elle écrit tout cela après être arrivée à sa pleine maturité spirituelle et avoir reçu la grâce de traverser toutes les « demeures ».
Du chemin vers Dieu à la vie de Dieu en nous
Les premières demeures vont permettre approfondir la vie spirituelle comprise comme un chemin vers Dieu, puis, à partir des cinquièmes demeures il y aura comme un renversement qui se fait où nous percevons notre vie comme la vie de Dieu en nous. Dieu fait alors vivre l’expérience que saint Paul décrit en ces termes : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2, 20). Une conscience nouvelle de la relation à Dieu nous habite. Sur ce chemin spirituel, les premières demeures sont le lieu de transformation de nos relations : dans la deuxième demeure, la relation au monde ; dans la troisième, la relation à soi-même ; dans la quatrième, la relation à Dieu. Nous allons ainsi de ce qui est le plus extérieur, le monde, à ce qui est le plus intérieur en nous : Dieu.
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Précision importante : passer d’une demeure à l’autre est toujours une aventure, un cheminement, mais ce n’est pas nous qui choisissons le passage d’une demeure à l’autre d’une manière stable sur notre agenda spirituel. C’est Dieu qui nous découvre une profondeur plus grande, quand il veut, comme il le veut. Deuxième précision importante, avant d’entrer dans la description des thématiques des demeures : nous pouvons recevoir des effets spirituels des demeures plus profondes en vivant de manière stable dans une demeure moins profonde. Il est tout à fait possible d’avoir des avant-goûts de ce qui nous habite déjà, car, dès le départ, les sept demeures sont en nous, puisque Dieu est en nous. Dieu peut donc nous donner des goûts, des expériences des quatrièmes et des cinquièmes demeures, alors que nous sommes toujours dans les deuxièmes ou troisièmes. Mais ce n’est pas la même chose d’expérimenter ces avant-goûts et de vivre de manière stable dans une demeure. Le passage d’une demeure à l’autre est toujours un moment essentiel qu’il nous est donné de discerner plus ou moins rapidement.
LES PREMIÈRES DEMEURES : LE PORCHE DE LA VIE SPIRITUELLE
Les premières demeures sont le porche de la vie spirituelle et le fondement de tout ce qui va suivre. Ce sont les fondations : les premières demeures jalonnent un parcours où s’approfondit cette conscience quotidienne de ce que nous sommes, de notre dignité, de notre gloire qui est d’être la demeure d’un autre : la demeure de Dieu. Le porche d’entrée de la vie spirituelle c’est donc de commencer à s’accueillir soi-même comme l’œuvre de Dieu, comme la demeure de Dieu et elle fonde tout l’itinéraire spirituel dont elle va parler sur quatre citations bibliques.
Thérèse utilise tout d’abord cette citation biblique assez connue : « Dans la maison de mon Père, il y a de nombreuses demeures » (Jn 14, 2). Nous pourrions comprendre que nous allons vers les nombreuses demeures du ciel, mais pour Thérèse ces nombreuses demeures sont en chacun. Les demeures de la maison du Père sont en chaque personne. La deuxième citation biblique est : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14, 23). Elle résume d’une certaine manière l’itinéraire spirituel que nous allons décrire, qui commence par une décision, une progression et une action de Dieu qui se manifeste et s’unit à l’âme.
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Les deux autres citations viennent de l’Ancien Testament. Celle du Livre des Proverbes (8, 31) : « Dieu trouve ses délices parmi les enfants des hommes » dit que le paradis de Dieu, c’est l’homme et que c’est la personne humaine. Nous n’allons pas au paradis : nous sommes le paradis de Dieu. C’est une inversion totale. Nous n’allons pas au paradis : c’est Dieu qui fait de notre personne, de la relation avec nous, son paradis. Donc le paradis pour Dieu, c’est une relation vivante. Thérèse voit enfin que si Dieu nous créa « à son image et à sa ressemblance » (Gn 1, 26), c’est justement pour que nous trouvions notre joie à l’accueillir en nous. Thérèse s’émerveille devant cette affirmation : voilà le signe que nous sommes faits pour l’amour et pour un amour aussi grand que celui de Dieu.
L’entrée dans la vie spirituelle
L’entrée dans la vie spirituelle est un choix, une décision. C’est très positif, mais ce n’est pas forcément facile à vivre. Il faut décider d’entrer dans une perception renouvelée de nous-mêmes et croire que nous sommes la demeure de Dieu. L’entrée dans ces premières demeures est essentielle, car il y a évidemment le risque inverse. Si nous nous opposons et que nous refusons de nous engager, de croire à cette gloire de l’homme, à cette grandeur de l’homme, à cette beauté que nous avons, à cette présence de Dieu en nous, alors nous nous trouvons dans une misère terrible. L’homme oublie alors ce qu’il est et vit à l’extérieur de ce qu’il est en réalité, à l’extérieur de cette présence d’un Dieu qui veut nous ouvrir au don qu’il veut nous faire.
La pire des misères chez sainte Thérèse d’Avila, c’est de vivre sans Dieu ou d’imaginer que nous faisons le bien sans Dieu
La pire des misères chez sainte Thérèse d’Avila, c’est de vivre sans Dieu ou d’imaginer que nous faisons le bien sans Dieu. Faire le bien sans Dieu, comme elle dit, c’est faire plaisir au démon. Paradoxalement le péché le plus grave pour elle, ce n’est pas tellement d’avoir des faiblesses, des limites. Elle ne les encourage pas bien sûr, elle nous invite aussi à nous engager pour combattre les faiblesses de la vie quotidienne et nous corriger avec la grâce de Dieu, mais le pire pour elle c’est de ne pas reconnaître le bien, le bon et le beau en nous et chez les autres comme une réalité qui a sa source en Dieu. Nous pourrions dire, bien qu’elle ne le dise pas explicitement — mais à bien la lire c’est ce que l’on comprend — que le péché mortel, c’est de vivre sans Dieu, de faire le bien sans Dieu.
Les quatre fruits des premières demeures
Les quatre fruits des premières demeures vont mûrir tout au long de notre chemin spirituel. Les fruits de cette entrée dans le Château, de cette mise en relation avec Dieu en sa présence dans notre vie quotidienne, nous les trouvons décrits au deuxième chapitre des premières demeures. Il y en a quatre. Thérèse les décrit dès le départ : ces fruits vont mûrir tout au long du chemin à travers les sept demeures du château.
La liberté. L’exercice le plus haut de notre liberté, c’est justement d’accueillir cette présence de Dieu, de reconnaître ce que nous sommes, c’est-à-dire créés « à son image ». La prière sous toutes ses formes est un engagement de la liberté, puisque pour Thérèse la prière consiste à se tourner vers Dieu, à cultiver notre relation avec Dieu. Il faut la vivre évidemment dans différents lieux et de différentes manières dans notre quotidien. Thérèse insiste évidemment beaucoup sur la prière silencieuse dont un des fruits consiste à recevoir notre vie comme le lieu concret où nous devons vivre notre relation à Dieu.
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L’humilité, ce n’est pas l’humiliation : c’est la reconnaissance que nous sommes les bénéficiaires du don de Dieu en permanence et pour tout et pas seulement ce qui concerne le spirituel. Nous sommes créés, nous recevons énormément de choses tout au long de notre journée, aussi bien l’alimentation que les relations avec les autres, ce que l’on a pu apprendre, nos compétences, les réalités naturelles, culturelles, spirituelles, etc. L’humilité c’est avant tout la reconnaissance de fond que notre existence est un don de Dieu. L’image, le modèle de la personne profondément humble, c’est évidemment Jésus qui accueille toute sa vie comme un don de son Père.
Le détachement ne veut pas dire que nous vivons sans rien. Cela veut dire que nous modifions notre relation aux choses et aux personnes qui peuvent souvent être d’une certaine manière parfois captatrices ou dominatrices. Le détachement fait passer à une plus grande liberté dans la relation aux choses et aux autres mais aussi à tous les biens intellectuels, spirituels et même aux vertus morales. Le détachement est lié à l’humilité : nous nous situons moins comme un propriétaire et nous avons beaucoup moins besoin d’un rapport possessif aux réalités. Tout cela va s’approfondir durant tout le parcours.
La charité est à la fois le but final et le chemin essentiel. Il s’agit de laisser Dieu nous apprendre à aimer. Et l’amour a deux directions qui sont unies : l’amour de Dieu et l’amour des autres.
LES DEUXIÈMES DEMEURES : LA PURIFICATION
Dans les deuxièmes demeures, nous nous engageons sur ce chemin de la vie spirituelle qui va forcément révéler en nous plein d’attachements, plein de compromis, plein de faiblesses. Nous nous attendions à recevoir plein de consolations et nous nous rendons compte que nous sommes un champ de bataille. Nous pourrions faire un parallèle entre le livre des demeures et le livre de l’Exode : les Hébreux sortent d’Égypte et ils s’attendent à entrer en Terre sainte tout de suite. Ils se retrouvent dans un désert. Ils se retrouvent confrontés à leurs difficultés et doivent choisir de faire confiance à Dieu. C’est bien ce qui se passe dans ces deuxièmes demeures. Comme les Hébreux conduits par Moïse, nous pouvons regretter parfois notre ancien esclavage sans pouvoir ni vouloir vraiment y revenir, car maintenant nous sommes conscients de l’esclavage passé. Avant, nous étions un esclave inconscient mais maintenant nous sommes devenus un esclave conscient. Il reste que nous sommes tiraillés : nous sommes comme entre deux chaises. Un combat nous habite.
L’arme libératrice
Ce qui va pouvoir nous aider à avancer, c’est le Christ qui dans son humanité a assumé tout cela. Il a assumé toute la réalité humaine et donc l’arme à utiliser, c’est de croire à la force, à la puissance du mystère pascal du Christ, de sa croix. La croix du Christ nous rend libre. « C’est pour la liberté que le Christ nous a libérés », dit saint Paul dans l’épître aux Galates (Gal 5,1). Même si nous avons des des épreuves, même si ce n’est pas forcément facile, il faut consentir dans la prière à la sécheresse, à des difficultés. Moïse qui s’adresse aux Hébreux dans cette situation leur dit : « Tenez ferme, le Seigneur combattra pour vous, vous, vous n’aurez qu’à rester tranquilles », alors qu’en fait nous avons envie de tout sauf de rester tranquille ! Le combat, c’est croire que nous ne combattons pas seuls et que c’est surtout le combat du Christ en nous et qu’il faut se confier à lui, parce que lui seul peut être vainqueur de ce combat. Ce qui dépend de nous, c’est de nous orienter vers lui le plus souvent possible et de choisir de lui faire confiance.
3- LES TROISIÈMES DEMEURES : LA CLARIFICATION
Nous avons souvent une image de nous-même et surtout un rapport à ce que nous faisons qui ne sont pas justes. Le Seigneur nous a fait entrer dans les troisièmes demeures. Il y a donc déjà des premiers fruits positifs : nous avons commencé à mettre notre foi en Dieu, nous l’avons fait de manière persévérante, tout en expérimentant nos fragilités et cela a déjà produit des fruits dans notre existence, même si évidemment tout est loin d’être accompli. Nous risquons de se comporter comme le jeune homme riche : nous commençons à bien faire, nous faisons des efforts, mais nous risquons de ne pas supporter de ne pas se voir reconnu, aussi bien extérieurement qu’intérieurement notamment dans la prière (nous avons du mal à accepter les sécheresses, les tentations, les distractions).
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Nous courons le risque d’être comme ce jeune homme riche qui a bien commencé, mais qui s’en va finalement tout triste. De la même manière, nous attendions que les fruits que le Christ a portés en nous avec notre active collaboration nous permettent de recevoir des récompenses de Dieu au niveau spirituel, nous voudrions que Dieu nous distribue des consolations, mais les choses se passent différemment et le problème c’est que nous en venons à nous plaindre. Nous nous plaignons de nous-mêmes, parce que l’on voudrait être saint en quinze jours, nous ressentons comme des injustices les difficultés et nous imaginons que c’est vraiment par nos mérites que nous servons le Seigneur, que nous prions. C’est subtil, parce que si nous nous attribuons à nous-mêmes les premiers résultats, nous nous étonnons que cela ne se continue pas toujours ainsi.
Se reconnaître comme « serviteur quelconque »
Il faut reconnaître ici que nous sommes « des serviteurs quelconques » (Lc 17,7-10) et que tout ce que le Seigneur a déjà fait en nous est une grande grâce qu’il nous a faite. Ce n’est sûrement pas un mérite de notre part pour lequel nous pourrions être payés de retour. Sans parler, bien sûr, du risque de comparaison avec les autres, que l’on risque de regarder de haut en leur disant ce qu’ils devraient faire. Bref, nous risquons de nous ériger comme juges insatisfaits. Ces troisièmes demeures, qui mettent en lumière des travers assez classiques chez les chrétiens, voire même aussi chez les religieux, c’est de sortir de l’orgueil spirituel et d’un rapport mal situé à soi-même et aux autres, le contraire du serviteur humble et quelconque qui reconnaît recevoir tout de Dieu et qui vit pour lui rendre grâce. Il s’agit notamment de recevoir ce qu’il nous donne de faire à son service comme un don. Car ce que nous faisons à son service, c’est lui qui nous donne de le faire. Et, bien souvent, le Seigneur récompense ses bons serviteurs en leur donnant de servir davantage ou plus profondément, qualitativement.
LES QUATRIÈMES DEMEURES : L’APPROFONDISSEMENT
Les quatrièmes demeures s’appuient sur les beaux fruits que nous récoltons dans des troisièmes demeures, c’est-à-dire le fait que nous nous considérons bien davantage comme un serviteur de l’amour. Aimer pour aimer, voilà la seule vraie récompense. Nous acceptons désormais les aridités dans la prière, nous considérons que nos vertus ne sont pas les nôtres, que nous sommes peut-être vertueux en effet, réellement vertueux, mais que c’est vraiment Dieu qui est la source de nos vertus et donc nous sommes devenus beaucoup plus libres par rapport à nous-mêmes et par rapport aux grâces de prière reçues dans la vie de prière. Le fruit en est une plus grande dilatation du cœur. Nous sommes en eaux plus profondes, mis au large.
Une grande paix
Une grande paix s’instaure progressivement dans les profondeurs de l’âme. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de vagues au-dessus, mais s’établit de manière assez constante une paix profonde en présence de Dieu. Nous sommes vraiment certains que ce ne sont pas nos propres efforts qui apportent cette paix, il n’y a pas de techniques de prière ou de concentration qui ferait que l’on arriverait à obtenir ces grâces. S’approfondit une attitude de pauvreté spirituelle, nous reconnaissons que Dieu donne tout et notre regard vers lui est bien établi, bien profond. Cela instaure un état assez permanent de reconnaissance et l’état de grâce envers Dieu à partir de tout. Notre esprit et nos pensées peuvent parfois s’évader, mais assez vite nous retournons à cette attitude reconnaissante et humble.
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La confiance, l’humilité et la reconnaissance sont des réalités qui sont vécues de plus en plus profondément. Nous avons fait l’expérience de la bonté libératrice de Dieu, là s’approfondit l’accueil reconnaissant, dans la louange et l’action de grâce, de cette bonté de Dieu. Car ce qu’il approfondit, de demeures en demeures, c’est la conscience concrète que Dieu est bon. Ce n’est pas simplement une chose que nous affirmons, mais nous en faisons l’expérience.
LES CINQUIÈMES DEMEURES : LE BASCULEMENT
L’entrée dans les cinquièmes demeures marque un basculement : nous ne passons pas des quatrièmes au cinquièmes demeures comme nous passons des secondes aux suivantes. Dans les premières demeures, nous expérimentons son chemin en le percevant surtout comme une avancée vers Dieu mais désormais nous allons expérimenter la vie de Dieu en nous. C’est une vie nouvelle qui commence. Nous sommes toujours sur la terre, nous n’avons peut-être pas changé de travail, nous pouvons être marié, avoir des enfants, posséder plein de choses et ce n’est pas forcément extérieurement qu’il y a des choses qui bougent même si parfois cela peut se passer dans ces domaines-là. Dieu a toujours été vivant en nous depuis le début de notre vie, mais maintenant une nouvelle réalité s’installe.
« Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2, 20) : quand cette parole de Dieu s’accomplit et devient une réalité profonde en nous, nous sommes tout d’un coup beaucoup plus libres à l’égard du monde, de nous-mêmes et dans nos relations à Dieu, car désormais le Seigneur a beaucoup plus de liberté d’action en nous. Il peut nous donner plus profondément, car dire que Dieu est vivant en nous, cela veut dire que nous nous donnons. Dieu est don de lui-même. Et qu’est-ce qu’il va nous donner de plus en plus ? Il va nous donner de nous donner.
Le don gratuit de l’amour certain
Dieu nous donne de pouvoir nous donner de plus en plus. Jusqu’à présent notre confiance en Dieu était perçue comme un combat. Pour le dire négativement, je choisissais de ne pas douter de Dieu et de son amour. Cela est un combat qui parfois n’a rien d’évident de ne pas douter. Dans les cinquièmes demeures, Dieu donne gratuitement la certitude profonde de son amour.
Il devient de plus en plus impossible de douter de Dieu et de son amour : cette conviction de fond qui unifie notre être nous est donnée. Ce n’est pas le résultat de nos efforts. Nous recevons de Dieu une qualité de certitude complètement nouvelle. Cela change la vie de manière radicale. Cette réelle conviction intérieure est une conviction d’amour et n’a rien à voir avec de la violence ou du fanatisme. Donc nous avons traversé tout un chemin qui nous a beaucoup libérés de nous-mêmes et qui a surtout développé en nous la confiance en Dieu. Notre confiance en Dieu voit ici son fruit le plus mûr et Dieu nous donne de percevoir son amour et d’en vivre plus pleinement, si bien qu’il n’est plus possible de douter de cet amour de Dieu.
Un désir d’aimer sans sécurité
L’entrée dans les cinquièmes demeures opère la transformation profonde de notre mode d’existence qui libère en nous un désir d’aimer bien plus profond. Thérèse d’Avila compare cette transformation à celle d’un ver à soie transformé en papillon blanc après être passé par l’étape du cocon. Le ver à soie voit son univers changer profondément : il mangeait des feuilles de mûriers et il faisait du fil dans un univers très réduit et tout d’un coup il va devenir un petit papillon, mais dans un contexte totalement différent puisqu’il vole dans l’air. C’est beaucoup plus large mais beaucoup moins sécurisant : plus l’Esprit agit en nous, plus nous nous sentons par nous-mêmes pauvres et ne pouvant pas nous appuyer sur nos anciens appuis. C’est l’amour qui nous fait vivre, l’amour de Dieu est en nous, il nous fait voler, mais comme entre ciel et terre. Nous percevons alors la vie, les autres de manière radicalement différente.
Le combat de l’amour n’étant pas le nôtre, il faut le remettre sans cesse à Dieu
L’amour de Dieu, l’amour des autres : parfois nous nous demandons vers où il faut aller. La vie est complètement nouvelle : nous sommes libérés de nous-mêmes, nous ne nous portons plus nous-mêmes. Le combat de l’amour n’étant pas le nôtre, il faut le remettre sans cesse à Dieu. Intérieurement, nous ne sommes plus comme dans les premières demeures, avec encore bien des attaches qui permettent de se tenir, de se sécuriser, de contrôler. Nous découvrons dans tout le parcours combien nous tenions à de nombreuses sécurités. Là, nous sommes quasiment mis à nu. L’amour nous décentre et nous révèle aussi notre fragilité, notre vulnérabilité, ce qui permet à cet amour de passer.
LES SIXIÈMES DEMEURES : LES « FIANÇAILLES SPIRITUELLES »
Suit une partie du livre de sainte Thérèse d’Avila assez déconcertante pour un esprit moderne. C’est en plus la partie la plus longue du livre. En résumé, les cinquièmes demeures ont libéré en nous ce que nous sommes vraiment, notre vrai désir, qui est le vrai désir de l’homme : aimer et être aimé. La confiance en Dieu et le désir d’aimer nous animent profondément. Comme pour des fiançailles humaines, il s’agit que s’opère l’apprentissage du véritable amour : c’est le Christ qui est notre maître d’amour. Tout est au service ici de cet apprentissage de l’amour. Cela est bien présent dans les demeures précédentes mais ici tout est vécu comme une occasion de laisser le Christ nous apprendre à aimer, pour aller plus loin et plus profondément dans l’expérience de ce qu’est véritablement aimer. Nous sommes ici bien plus conscients qu’auparavant que la vocation humaine est d’être « serviteur ou servante de l’amour ».
Comment grandit l’amour
Pour approfondir notre relation avec le Christ, Dieu va en bon pédagogue intensifier notre désir de lui. Cela se caractérise par l’alternance de grandes disettes, d’impressions de pauvreté, de vide et d’abandon, alternant avec au contraire des périodes marquées par un désir enflammé d’amour. Sainte Thérèse propose apparemment tout un catalogue de grâces mystiques : rapts dans l’esprit, visions imaginaires, visions intellectuelles, etc. Elles sont classées par ordre croissant d’intensité, autrement dit selon l’intensité des fruits qu’elles portent. Il y a alternance entre les souffrances d’une l’absence ressentie, qui attisent le désir de Dieu. Si nous n’avions pas le désir de Dieu la souffrance de son absence serait nulle, mais plus nous avançons plus l’absence ressentie de Dieu ressemble à un enfer. Le Seigneur permet que nous expérimentions la souffrance de son absence pour élargir encore plus notre désir de recevoir son amour et de l’aimer.
Dans l’épreuve revenir à l’humanité du Christ
Ce temps de fiançailles spirituelles s’apparente dans les évangiles aux temps d’apparitions et de disparitions du Ressuscité avant l’Ascension. Le Ressuscité est toujours présent mais les disciples perçoivent cette présence bien différemment. Il y a des moments où c’est la joie de la rencontre, puis vient la souffrance de son absence : c’est Jésus qui décide d’apparaître comme il le veut, à qui il veut comme il veut, tout cela pour éveiller et faire grandir la confiance et l’amour de ses disciples, quoi qu’il arrive.
Dans le chapitre central des sixièmes demeures, Thérèse est tentée de vouloir dépasser l’humanité du Christ, mais elle nous dit combien c’est une erreur et qu’il faut au contraire y revenir très souvent, car nous recevons vraiment tout dans le Christ incarné. Il faut donc bien au contraire s’attacher fermement à l’humanité du Christ.
LES SEPTIÈMES DEMEURES : LE « MARIAGE SPIRITUEL »
Nous entrons dans les septièmes demeures : il n’y a que quatre chapitres dans cette partie du livre, mais ils évoquent le but de tout ce que nous avons déjà vécu par étapes pour arriver à l’union à Dieu. C’est le terme du chemin pour tous et il faut insister sur un point : Dieu n’a pas créé les hommes pour qu’ils s’arrêtent aux troisièmes, quatrièmes, cinquièmes ou aux sixièmes demeures. Seuls quelques élus atteindraient les septièmes. Tout le chemin est pour tout le monde. Tout le monde peut lire le Livre des demeures et pourquoi ne pas lire ces quatre chapitres dès le début ? Ils éclaircissent en effet le but vers lequel Dieu veut nous conduire. Le ciel, c’est-à-dire la vie avec Dieu, n’est pas et ne sera jamais une réalité statique ; elle est toujours dynamique, comme l’exprime si bien Grégoire de Nysse : elle va « de commencement en commencement par des commencements qui n’ont jamais de fin ». Dans la relation à Dieu, nous continuerons d’aller sans cesse de crescendo en crescendo et d’expérimenter une union à Dieu toujours plus unitive.
L’amour est concret, universel, il est divin. Dieu aime tout le monde. La bonne nouvelle : Dieu aime les pécheurs
Ce mariage spirituel, qui fut accordé à Thérèse le 18 novembre 1572, est l’alliance avec Dieu autant qu’il est possible de le vivre dans une vie terrestre. Thérèse utilisait l’image du mariage qui reste une image limitée, mais qui exprime quelque chose de la profondeur de la communion et aussi de l’aspect définitif de cette union. Pour elle, cela s’est passé 18 novembre 1572 : ce jour-là, elle reçoit une vision du Christ qui lui tend un clou de sa Passion, en lui disant que désormais son honneur était celui de Thérèse et que celui de Thérèse était sien. Qu’est-ce que c’est, l’honneur de Jésus ? C’est le salut du monde ! Jésus a été crucifié, est ressuscité et glorifié dans le but de sauver tous les hommes. « L’honneur de Jésus » ce n’est pas seulement d’être le Fils du Père, c’est de sauver, de mettre en œuvre le salut pour chacun. Thérèse y est associée.
Participer au désir de Dieu de sauver tous les hommes
Quand nous vivons aux septièmes demeures, nous ne nous préoccupons plus de savoir si l’on est sauvé. Notre propre Salut ne nous préoccupe plus : ce qui nous occupe, c’est comme Jésus de donner notre vie pour le salut des autres. L’union à Dieu c’est cela : une participation profonde au désir de Dieu de sauver tous les hommes. Paradoxalement les phénomènes mystiques sont plus rares. Quand nous sommes pleinement unis à Dieu, nous vivons en permanence avec ce souci, cet horizon du Salut des autres. C’est un engagement très concret dans l’amour fraternel. C’est aussi convivial, c’est aussi familial, c’est pour tout le monde : personne n’est exclu. L’amour est concret, universel, il est divin. Dieu aime tout le monde. La bonne nouvelle : Dieu aime les pécheurs. Le principal travail des pécheurs que nous sommes : y croire quoi qu’il arrive.
Un nouveau désir de vivre
Lorsque nous sommes ainsi conduits à la fin du voyage, nous pourrions penser que nous aspirons alors à quitter la vie terrestre le plus vite possible. Il n’en est rien. Dans les sixièmes demeures, Thérèse disait « je meurs de ne pas mourir ! » mais aux septièmes, elle reçoit un nouveau désir de vivre et cela la surprend. Elle expérimente une réconciliation profonde entre son engagement envers Dieu et ses tâches terrestres. Le Ciel et la Terre sont comme unis à travers tout. Toutes les réalités de la vie sont transformées et tout est perçu en Dieu : soi-même, les autres, les tâches concrètes, etc. Rien n’est négligé. S’accomplit alors la fameuse dernière invocation de la première partie du Notre-Père : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Or la volonté du Père, c’est le salut de toute l’humanité. Et le salut l’humanité, c’est la foi, la charité, la communion. Là s’opère la volonté du Père. La seule volonté du Père c’est que nous vivions de son amour.
Tout cela ne veut pas dire que nous n’avons plus de problèmes dans la vie concrète. Thérèse continue à vivre une vie humaine : elle a des problèmes de santé, et d’autres dans bien des domaines. Quand nous considérons la vie de Thérèse de 1572 à 1582, c’est tout sauf une partie de plaisir ou du repos. Elle a traversé de nombreuses réalités concrètes liées à la fondation de monastères, des problèmes relationnels… Mais une force lui a été donnée pour les assumer : rien ne peut la freiner, rien ne peut lui faire peur, car elle expérimente en tout que « Dieu seul suffit ».
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