Au lendemain du premier tour des élections législatives provoquées par la dissolution surprise de l’Assemblée nationale, assistons-nous à une revanche des Gilets jaunes, ou en tout cas à l’effet boomerang de ce mouvement populaire d’octobre 2018, née comme une révolte de la France périphérique "qui se lève tôt" , avant d’être détournée et discréditée par l’extrême-gauche ? C’est l’hypothèse que soulève François Huguenin, qui déplore l’aveuglement des élites politiques depuis quarante ans.
Aleteia : Comment l’historien des idées que vous êtes interprète la crise politique dans laquelle la France paraît plongée ? Cette dissolution est-elle une erreur de parcours, le signe d’une crise de régime ou plus profondément d’une crise "du politique" ?
François Huguenin : Cette crise est bien sûr, dans son déclenchement, due à la décision stupéfiante du président de la République de dissoudre l’Assemblée qui est rationnellement incompréhensible. Mais, cette crise vient, et c’est le plus important, ponctuer un mouvement que nous voyons à l’œuvre depuis quarante ans, à savoir la montée de l’extrême-droite dans notre pays. Il y a eu les députés du Front national en 1986, mais cela a été mis sur le compte de l’injection d’une dose de proportionnelle dans le mode de scrutin. Un cap a été passé en 2002 avec la présence au second tour des élections présidentielles de Jean-Marie Le Pen, mais la mobilisation anti-FN et le résultat qui s’en suivit a accrédité l’idée que jamais le parti devenu le Rassemblement national ne pourrait être au pouvoir, ce que les deux échecs de Marine Le Pen semblèrent confirmer, malgré un bien meilleur score la seconde fois.
Emmanuel Macron n’a aucunement tiré les leçons de la colère des Français exprimée lors de la révolte des Gilets jaunes et du score du RN en 2022.
Mais le plafond de verre a été explosé lors des législatives de 2022, quand, en dépit du scrutin majoritaire censé le desservir, le RN a réussi à obtenir 89 députés. On n’a rien voulu voir. Comme Jacques Chirac qui, au lieu de profiter de son élection de maréchal pour mener une politique d’union nationale vigoureuse et audacieuse, a géré la France en notable radical-socialiste qu’il a toujours été, derrière un gaullisme de pure façade, Emmanuel Macron, pour sa part, n’a aucunement tiré les leçons de la colère des Français exprimée lors de la révolte des Gilets jaunes et du score du RN en 2022. En réalité, nous avons eu quarante ans d’incurie politique. La gauche a abandonné dès 1983 le terrain social et la droite chiraquienne le terrain patriotique, laissé au seul FN-RN. Les deux forces de gouvernement ont livré la souveraineté nationale à la technocratie bruxelloise, au mépris des Français et du référendum de 2005. Tous ces renoncements ont fait le lit du RN qui a rassemblé les mécontents, le peuple abandonné par ses élites, à défaut de proposer un programme sérieux de gouvernement, ni d’être très clair dans l’abandon de certaines thématiques extrémistes, comme la querelle absurde sur les binationaux l’a récemment montré.
S’oriente-t-on vers une France ingouvernable ? L’alliance de l’extrême-libéralisme et de l’extrême-gauche a-t-elle un sens ?
L’hypothèse d’une France ingouvernable est la plus probable même si, à l’heure où l’on parle, une majorité absolue autour du RN et de ses alliés n’est pas complètement impossible. Une coalition centriste est impossible vu le score calamiteux de la Macronie. Quant au Nouveau Front populaire, sa constitution est elle-même indécente. Comment le socialiste Raphaël Glucksmann qui, au lendemain des européennes vantait les mérites de la social-démocratie, a-t-il pu s’allier avec La France insoumise dont les accointances de certains de ses membres avec un antisémitisme qui se cache mal derrière l’antisionisme est avéré, et révulse la grande majorité des Français ? Comment les macronistes peuvent-ils se désister pour ces extrémistes, en brandissant une fois de plus le discours du barrage du RN qui ne fait que renforcer ce dernier, malgré les ambiguïtés de son programme et les limites de certains de ses candidats ? Tout cela n’est que petits calculs politiques qui ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Le premier service que rend la foi chrétienne à la politique, écrivait le cardinal Ratzinger, consiste à libérer l’homme de l’irrationalité des mythes politiques. Quel message les catholiques peuvent-ils porter aujourd’hui dans ce climat de crise et d’instabilité ?
Je ne crois pas que les catholiques aient à porter un message univoque. D’ailleurs, aujourd’hui, ils sont très divisés entre ceux qui ont franchi le Rubicon pour le vote RN, ceux qui fraternisent avec LFI, et les quelques-uns qui demeurent des soutiens d’un parti de l’ordre que représente le centre. Et il est sain que les catholiques soient différents. Il est cependant navrant qu’ils soient parfois tellement dupes de discours politiques qui sont tous, pour une raison ou une autre, très problématiques pour une conscience chrétienne. Ce que l’on peut espérer de mieux, dans les circonstances actuelles, avec une offre politique globalement très éloignée du christianisme, est que là où ils sont, dans leurs engagements citoyens, ils aient le souci de servir la communauté, celui du bien commun. Ce n’est absolument pas gagné d’avance. Mais ce serait la vraie manière d’être "le sel de la terre".
Propos recueillis par Philippe de Saint-Germain.