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Cinq petites lumières pour le carême

Świeczki
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Jean Duchesne - publié le 28/02/24
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Qu’ont en commun Missak Manouchian, Alexeï Navalny et le philosophe François Jullien ? De faire prendre conscience de la fécondité du christianisme, répond l’essayiste Jean Duchesne, pour lequel la religion du Christ a d’autres ressources encore.

En ces moments si sombres qu’en entendant ce qui se raconte, on est tenté de s’immobiliser pour se boucher les oreilles en fermant les yeux, la moindre petite lumière éclaire le chemin, rappelle d’où il vient, fait entrevoir où il mène et permet d’avancer au lieu de rester planté là. Ainsi, ces derniers jours, le boisseau des mauvaises nouvelles (guerres, menaces, scandales et dysfonctionnements en tout genre) n’a pas complètement occulté trois discrets lumignons qui peuvent éclairer et ranimer. Tout le monde ne les aura sans doute pas remarqués et il y en a même probablement eu d’autres, mais on ne risquera rien à les signaler. Et puis, comme c’est le temps du carême, c’est-à-dire d’une sensibilisation au Mystère pascal, et pas seulement de privations plus ou moins prophylactiques, on pourra indiquer en prime deux loupiotes qui ne sont pas des infos médiatisables.

Ce sont plutôt comme des réverbérations dans le créé de l’insaisissable source de toute lumière. Ces lueurs-là ne sont évidemment pas les seules à pouvoir et même devoir être perçues. Mais c’est sans doute du discernement de paradoxales et intemporelles clartés de ce genre que dépend l’avenir de la foi — et non de questions d’actualité comme le mariage des prêtres ou l’ordination de femmes.

Patriote, internationaliste et chrétien

Une première surprise fut que Missak Manouchian, "panthéonisé" avec ses compagnons et son épouse comme martyr de la Résistance française, communiste et d’origine étrangère, survivant d’un génocide, était en plus chrétien. Et ce pas seulement en raison de ses racines arméniennes et de son éducation. Car — plus décisivement encore — il s’est confessé et a communié, juste avant d’être fusillé, auprès de l’aumônier allemand, l’abbé Frantz Stock (comme l’a rappelé Paul Airiau pour Aleteia). Il n’est pas indifférent que ce fait ait été reconnu par des non-catholiques issus du communisme, comme ses biographes Denis Peschanski ou Didier Daeninckx, et ait été mentionné (même sans insister) dans la presse.

Ce n’est pas là un détail, mais un signe. D’abord que le communisme a pu séduire des "affamés et assoiffés de justice" qui, dans leur révolte idéaliste, n’ont pas perçu la dimension totalitaire du marxisme-léninisme ni le déni de leurs convictions et de la simple honnêteté qu’a été le stalinisme. Ensuite que le christianisme est une composante essentielle quoique non exclusive, comme à la fois moteur et frein, de la dynamique qui anime l’histoire non seulement de la France et de l’Occident, mais encore bien au-delà. 

Une foi ni brandie ni cachée

Le cas d’Alexeï Navalny est un peu semblable. L’opposant à Vladimir Poutine, décédé dans des conditions suspectes en même temps qu’était rendu hommage à Missak Manouchian et à ses camarades, était devenu chrétien. Il l’a dit explicitement en 2021, lors de son dernier procès, qui lui a valu l’internement dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique. Il l’avait annoncé dès 2012, dans un long entretien désormais publié avec l’écrivain dissident Boris Akounine. Il ne racontait pas comment il avait trouvé la foi et avouait en rester trop ignorant et superficiellement pratiquant. Il confiait aussi essuyer les moqueries de ses amis militants anti-corruption, athées comme lui-même l’avait longtemps été, et se résigner à l’allégeance au gouvernement de l’Église orthodoxe russe sous prétexte que "tout pouvoir vient de Dieu". 

"Je ne fais pas de publicité pour ma foi, a-t-il dit, et je ne la cache pas non plus ; elle est là, c’est tout." Faute d’être guidé par le clergé, il se fiait aux Écritures : "Dans ma vie, a-t-il déclaré à ses juges, il y a un livre dans lequel est plus ou moins clairement écrit ce qu’il faut faire dans chaque situation." De retour en Russie malgré les risques évidents, après avoir survécu, soigné en Allemagne, à un empoisonnement, il ajoutait : "Je ne regrette pas d’être revenu, ni ce que je fais. Tout va bien, parce que j’ai fait ce qu’il fallait."

Quand l’Évangile stimule la pensée

On retrouve quelque chose de pas si éloigné de l’ouvrage de François Jullien, sorti chez Labor et Fides en janvier 2024 : Dieu est dé-coïncidence. Cette publication fait suite à une rafale d’autres (vingt depuis 2016, dont quatre en 2023 et autant en 2022 !) sur "l’entre", "l’écart", "l’inouï", mais plus directement, puisqu’il s’agit ici de "l’idée de Dieu", à Ressources du christianisme, mais sans y entrer par la foi (L’Herne, 2018). Cependant, pour l’helléniste, sinologue et philosophe, ces ressources, qu’il tire lui aussi des Écritures et de saint Jean spécialement, sont de l’ordre non pas de la morale mais, en amont, de la pensée. 

Il voit en effet la Bible et l’Évangile saper l’assurance que tout objet considéré est contenu parfaitement dans sa représentation reçue et censée coïncider avec lui. Or cette sécurité est anesthésiante et finalement mortelle, et c’est précisément dans le piège de ce confort qu’on s’enlise avec la sécularisation, qui n’évacue pas Dieu mais les images inadéquates qu’elle s’en fait, dit François Jullien. Il accuse alors l’Église de "se borner à la pastorale, le prêche de bons sentiments ou la sous-écologie" et d’abandonner le champ de l’intellect à des charlatans qui soignent le ressenti (psuché en grec) et bouchent les accès à la vraie vie (zôé), laquelle ne méprise pas le monde sensible, mais en déborde en stimulant l’esprit (sans majuscule).

Ressources de la Tradition

Le reproche fait aux croyants pourra paraître injuste et reposer sur une lecture sélective de la Parole de Dieu. Mais les incroyants ne sont pas moins et même d’abord visés. Et de même que les destins tragiques de Manouchian et de Navalny, qui ne furent pas au jour le jour au long de leurs vies des fidèles disciplinés, cette attitude non-conformiste suggère à quel point le christianisme est fécond, même en laissant de côté tout ce qui — comme la Résurrection, les sacrements, la mission des apôtres et de leurs successeurs et envoyés, ou la communion des saints — requiert la foi. Reste à montrer que celle-ci peut encore tirer de l’imprévu de sa Tradition et ainsi la perpétuer, puisqu’il ne s’agit pas que de la Révélation scripturaire, mais aussi de l’enseignement constamment appelé à l’actualiser en fonction des besoins.

On peut se risquer à pointer deux questions, deux petites lumières qui interrogent au loin, sans prétendre y répondre déjà. La première, sensible pour l’intelligence de Dieu, est de savoir comment il est possible de tout donner de soi sans rien perdre, d’être vulnérable et rejetable sans en être diminué ni supprimé, et en manifestant grandeur et puissance sans limite dans leurs inverses : humilité et faiblesse. La clé du mystère pourrait être à chercher du côté de l’intuition que la Vie en plénitude (zôé) n’est pas simplement l’abstraction inerte de "l’être", mais un mouvement de transmission, de diffusion, dont le repli sur soi dans l’autoconservation est la négation finalement suicidaire.

De la théologie à la mystique

La seconde question concerne la motivation des croyants. C’est un enjeu capital pour leur engagement de foi. L’éternité bienheureuse qui est promise auprès de Dieu ne fait guère envie, car on peine à l’imaginer. Le défi pourrait être relevé en saisissant que ce n’est pas une espèce de torpeur digestive et monotone de méritants récompensés. S’il n’y a plus de menace, "voir Dieu" n’endort pas, mais nourrit et relance sans cesse le désir d’être associé à son don de soi, dans un accomplissement sans fin. Ce n’est plus simplement de la théologie, ni même de la spiritualité, et bel et bien de la mystique. Mais c’est après tout cela — et non platement de la religion sécrétant une morale ni une pensée — que l’Église a mission de proposer à tous.

Pratique

Dieu est dé-coïncidence, François Jullien, Labor et Fides, janvier 2024, 102 pages, 9 euros
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