Dans le film Ridicule, devant la cour qui chuchote et complote comme un panier de crabes, un abbé poudré et précieux présente au roi Louis XVI, que l’on représente toujours comme un homme flasque, pataud et benêt, comme s’il fallait justifier son sang versé, une brillante démonstration théologique, et il conclut avec triomphe : "J’ai prouvé au roi l’existence de Dieu." Mais un dernier mot lui échappe pour sa disgrâce : "Je pourrai tout aussi bien démontrer le contraire quand il plaira à Sa Majesté."
Au rayon "spiritualité" des librairies, chacun peut mettre Dieu à sa sauce. Comment — exemple entre mille — ne pas adhérer à cette parole d’un des nombreux sophistes actuels, qui vendent des milliers de livres recouverts d’un vernis spirituel : "On ne pourra changer le monde qu'en se changeant soi-même, c'est-à-dire en redécouvrant sa dimension intérieure." Nous sommes bien d’accord, mais il est difficile de ne pas l’être face à une évidence aussi vague. Une pieuse nullité dont se rient les démons... Certaines pensées se veulent tellement "ouvertes" qu’elles finissent par être ballotées à tous vents. Jérusalem a des portes, pour s’ouvrir au monde, mais elle a aussi des remparts et des veilleurs, pour garder son mystère.
Les martyrs ne sont pas morts pour défendre une spiritualité de bons sentiments mondialistes éco-responsables, ils ont donné leur vie pour une personne en qui ils croyaient, pour un visage unique qu’ils avaient contemplé.
On oublie que si la vérité a des fenêtres, si elle est "toujours ce qui ouvre", disait le cardinal Hans Urs von Balthasar, elle a aussi des frontières, et elle a comme principe la non-contradiction. Si tout est vérité, rien n’est vérité. Ainsi, ou le Christ est vraiment Dieu, ou il ne l’est pas. Ou il est sorti vivant du tombeau, ou il ne l’est pas. "Être ou ne pas être, telle est la question." Il n’y a pas d’entre deux. Nous ne sommes pas chrétiens par vague croyance en un monde spirituel, mais pour suivre les pas du Seigneur ressuscité révélé par les apôtres et porté dans la tradition bimillénaire de l’Église. "Mourir pour des idées, d’accord, mais de mort lente", chantait Brassens. Les martyrs ne sont pas morts pour défendre une spiritualité de bons sentiments mondialistes éco-responsables, ils ont donné leur vie pour une personne en qui ils croyaient, pour un visage unique qu’ils avaient contemplé.
Quelle est la religion vraie ?
La vérité est-elle un point de vue subjectif, une émotion versatile ? Suffit-il de descendre en soi-même, de creuser sa "dimension intérieure" pour en recevoir une parcelle ? "Crois-moi, femme, dit le Seigneur à la Samaritaine, vous n’irez plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem pour adorer le Père. L’heure vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité" (Jn 4, 21-23). Le même sophiste, qui sait pianoter gentiment sur l’air du temps, commente ces paroles : "Où faut-il adorer Dieu ? Quelle est la religion vraie ? En une seule phrase, Jésus anéantit toute prétention pour une religion — quelle qu’elle soit — à être le lieu de la vérité." Pensée très convenue et individualiste, alignée servilement sur les évidences mondaines, qui s’emploie à désenclaver l’Église de sa "prison dogmatique"…
Le catholicisme ne prétend pas "posséder" la vérité comme une chose, mais connaître celui qui est "le chemin, la vérité et la vie", écouter sa Parole et vivre de ses sacrements.
Ce type de raisonnement n’est pas tout à fait faux. L’erreur a toujours un fond de vrai, comme le diable se déguise en savant théologien. Le catholicisme ne prétend pas "posséder" la vérité comme une chose, mais connaître celui qui est "le chemin, la vérité et la vie", écouter sa Parole et vivre de ses sacrements, qu’il a lui-même institués. Sans le Corps visible et sacramentel de l’Église fondé sur la foi des apôtres, il ne reste du christianisme que des "valeurs" humanistes, une religion du cœur sans cadre extérieur, un Christ sans communauté pour l’annoncer. Il reste l’homme laissé à sa propre conscience comme lieu ultime du jugement de ce qui est bon ou mauvais, sans aucune loi plus haute que l’étroitesse de soi. Mais "tu es Pierre, dit le Seigneur, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les forces du Mal ne l’emporteront pas sur elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux. Ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux. Ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux" (Mt 16, 18-19).
La spiritualité peut-elle se passer d’un corps ?
Est-ce que la vérité a un lieu et un visage ? Ou sommes-nous condamnés à suivre des chimères comme des ombres chinoises, à écouter avec Ulysse chanter les sirènes, ballotés sur les flots agités, à nous perdre dans le dédale des pensées multiples, comme un « citoyen du monde » qui ne sait qu’une chose, c’est qu’il ne sait rien ? Si les traditions religieuses non-chrétiennes, par leur part de sagesse humaine, peuvent refléter un éclat de l’unique vérité, si Charles de Foucauld fut touché aux tréfonds du cœur en voyant des musulmans prier, le concile Vatican II affirme dans Lumen gentium que l’Église, "colonne et le fondement de la vérité" (1 Tm 3, 15) "subsiste dans l’Église catholique" à laquelle le Seigneur Jésus a confié le mandat de le faire connaître à tous les hommes. Subsistit in. Dieu fait ce qu’il veut en dehors des frontières visibles de l’Église, mais il donne à son Corps, malgré la faiblesse de ses membres, d’être le lieu saint où recevoir la grâce du Salut.
"Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix" dit le Christ enchaîné devant Pilate (Jn 18, 37). "Qu’est-ce que la vérité ?" répond Pilate avant de se laver les mains. Peut-on se laver les mains de la question du vrai, du beau et du bien, et changer de vérité comme on change de partenaire ? Brassens chantait la "non-demande en mariage" : "J’ai l’honneur de ne pas te demander ton nom. Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin. Laissons le champ libre à l’oiseau." Mais pour les questions essentielles de la vie, de l’espérance, de la mort, de l’éternité, peut-on laisser le champ libre à l’oiseau sans tomber dans l’angoisse de ceux qui tâtonnent dans les ténèbres, dans les sables mouvants des demi-vérités et des demi-mensonges ? La spiritualité peut-elle se passer d’un corps où l’incarner ? L’homme est fait pour l’engagement, la vie est faite non pas seulement pour se poser des questions, mais pour trouver des réponses.
En notre pauvre corps
Remplir son panier des "spiritualités" du monde, butiner de fleur en fleur ne satisfait pas la profondeur des âmes. L’homme est fait pour s’attacher à sa rose, pour cultiver sa rose, pour se blesser à ses épines. "C’est le temps que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose si importante", dit le renard au Petit Prince.
La vérité a un caractère nuptial, unique et précieux, qu’il appartient à chacun de chercher, comme en pèlerinage : "Par la grâce de Dieu je suis homme et chrétien, par action grand pécheur, par état pèlerin sans abri, toujours errant de lieu en lieu." Tels sont les mots magnifiques qui ouvrent le Récit d’un pèlerin russe. Mais le pèlerin ne marche pas s’il ne pressent un port où reposer sa quête. Il ne chemine pas parce qu’il cherche une spiritualité, mais parce qu’il veut contempler la face de Dieu.
"Je veux voir Dieu", disait sainte Thérèse d’Avila, quitter l’éclatement du multiple pour contempler l’unique. Adorer Dieu en esprit et en vérité ne signifie pas qu’il faille rechercher une vague spiritualité de bourgeois bohème, le petit frisson d’un mysticisme éthéré. L’Esprit nous tourne toujours vers l’incarnation. "Le spirituel est constamment couché dans le lit de camp du temporel", écrit Charles Péguy. La femme est en face du Christ assis sur le puits qui demande à boire. Nous n’adorons plus Dieu dans un Temple, ni sur une montagne, mais, notre Temple, notre montagne sainte, c’est le Seigneur lui-même. Adorer Dieu "en esprit et en vérité", c’est contempler le Christ avec les yeux de la foi, et recevoir en notre pauvre corps son Corps de chair, comme l’eau vive qui jaillit en vie éternelle.