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Ce grand saint a-t-il vraiment existé ?

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"Saint Antoine et Saint Paul ermite" (détail) de Diego Rodriguez de Silva y Velasquez (1599-1660), vers 1635.

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Anne Bernet - publié le 09/01/23
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Un saint figurant au calendrier, reconnu par l’Église, pourrait-il n’avoir jamais existé ? Le problème s’est posé s’agissant d’un personnage révélé à la chrétienté par le premier chef d’œuvre sorti de la plume de saint Jérôme, Paul, inventeur supposé de la vie érémitique.

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Nous sommes vers 377, dans le désert de Chalcis, en Syrie, endroit détestable où le jeune Jérôme, obligé à la suite d’une affaire de mœurs inventée de toutes pièces pour se débarrasser d’une communauté religieuse trop brillante, de quitter Aquilée, en Italie du Nord, a cherché refuge dans l’idée de se sanctifier. En fait, l’expérience se passe très mal. Les "solitaires" pullulent à Chalcis, comme dans tous les "déserts" du Proche-Orient tant la vie érémitique, crée par saint Antoine l’Égyptien, est à la mode depuis la parution de la biographie, un best-seller, que lui a consacrée l’évêque d’Alexandrie, Athanase. 

Ces hommes, venus là pour vivre dans la contemplation des mystères divins, l’intimité de Dieu, le jeûne, l’abstinence et la charité, n’échappent pas aux travers de l’humanité. Fiers des privations insensées qu’ils s’imposent, ils ont tendance à s’autoproclamer saints et perdent de vue les principes évangéliques. Au lieu d’œuvrer à leur propre perfectionnement, ils préfèrent observer d’un œil acerbe les défauts du voisin, se réunissent plus volontiers pour diffamer le prochain que pour s’édifier mutuellement, ne parlent théologie que pour se quereller jusqu’à provoquer des rixes…

Au bord de la dépression

Tout cela, Jérôme, quand il a débarqué à Chalcis, l’ignorait. Et la vie "angélique" de ses rêves a viré au cauchemar, d’autant que ces Orientaux, de langue grecque, rejettent, pour une fois d’accord, ce Latin traité en intrus. Au bord de la dépression, Jérôme trouve un dérivatif dans l’étude de l’hébreu et ses travaux d’écriture. Conscient que ses premiers essais exégétiques ne sont pas aussi bons qu’il le souhaiterait, incapable, tant il est fatigué, d’un gros effort intellectuel, il a décidé de se mettre à un ouvrage facile, une biographie.

Le sujet s’en est imposé à lui, parce qu’il est neuf, jamais exploité par d’autres, et que, s’inscrivant dans la ligne de la Vie d’Antoine de saint Athanase, il devrait connaître le succès. L’histoire, édifiante mais aussi passionnante, circule, sous forme orale, dans les communautés érémitiques d’Égypte et de Syrie. Jérôme, qui l’a entendue raconter soit à Chalcis soit à Antioche, où il a séjourné, ne la met absolument pas en doute. Et si, par certains côtés, elle tient beaucoup de ces extraordinaires romans d’aventures que le public romain s’arrache, tant mieux car il s’agira d’un roman vrai, et chrétien ! Mais de quoi s’agit-il exactement ?

Une minuscule oasis ombragée

À en croire ses renseignements, tout commence entre 250 et 260, la date exacte n’étant pas sûre, entre deux vagues de persécutions anti-chrétiennes, en Thébaïde. Malgré la violence de la répression exercée maintes fois contre l’Église dans la région, les chrétiens y sont nombreux. Le sang des martyrs en a fait lever une abondante moisson. Parmi eux, des gens de toutes origines sociales, y compris des membres de la riche aristocratie locale. C’est à ce milieu qu’appartient Paul. Il a grandi entre des parents aimants et une sœur aînée qu’il chérit. Mais voilà, Paul atteint alors l’âge de 16 ans, que ses parents meurent. Peu de temps avant, sa sœur s’est mariée et son époux, bien que baptisé, songe qu’il serait dommage de partager un gros héritage alors qu’il est facile de tout garder pour soi… Comment ? Le plus simplement du monde : en allant dénoncer comme chrétien son beau-frère aux autorités. Cela tombe bien puisqu’un nouvel édit vient d’être publié contre les fidèles du Christ, prévoyant, entre autres, la confiscation de la totalité de leurs biens au profit des bons citoyens qui les auront livrés à la justice… 

À coup sûr, les siens l’ont dépouillé de sa fortune, qu’il ne veut pas leur disputer. Ils le croient mort ? Tant mieux ! 

Dès la publication de l’édit, suivant les conseils de Jésus, et de l’Église, de ne pas courir par imprudence au devant du martyre, Paul a quitté Thèbes et s’est réfugié à la campagne. C’est dans ce refuge qu’il croyait sûr qu’il apprend l’infâme trahison de sa sœur et de son beau-frère. Il faut fuir. Emportant le strict minimum, le garçon s’échappe juste à temps et marche droit devant lui, brisé de dégoût et de chagrin. Ses pas, guidés par la Providence, le conduisent dans la montagne. Là, au bout d’un étroit passage rocheux encaissé, il découvre une minuscule oasis ombragée d’un magnifique palmier dattier couvert de fruits et une source fraîche, abondante. Juste au-dessus, il y a une grotte où Paul s’installe. Si, d’abord, il a pensé rester là le temps que la persécution s’apaise, les jours passant, l’envie de retourner vers la civilisation lui répugne de plus en plus. À coup sûr, les siens l’ont dépouillé de sa fortune, qu’il ne veut pas leur disputer. Ils le croient mort ? Tant mieux ! 

Le premier des solitaires

En pleine crise de misanthropie, Paul trouve assez de bois pour munir son nouveau foyer d’une porte solide et même y ajouter des verrous. Précaution superflue : pendant les cent prochaines années, car cette vie ô combien saine lui permettra de pulvériser des records de longévité, il ne voit personne, hormis un corbeau qui, tous les midis, lui apporte un demi-pain pour son repas. Avec les dattes, c’est un vrai festin que le Ciel lui octroie. Paul se tient pour parfaitement heureux. Quant à savoir ce qui peut bien se passer dans le monde extérieur, il s’en moque éperdument et ignore donc que la signature de l’édit de Milan, en 313, a mis un terme définitif à la persécution dans l’Empire romain et amorcé la conversion du pouvoir impérial au christianisme.

Grâce à cette paix de l’Église, la foi s’épanouit et les âmes éprises d’absolu, ne pouvant plus espérer le martyre, cherchent d’autres moyens de sanctification. C’est dans ce contexte qu’Antoine l’Égyptien a l’idée de la vie monastique. "Le Père des moines" est tenu pour un saint, et il l’est, mais la sainteté reste jusqu’au bout exposée aux attaques du démon, et Satan, qui a usé en vain de toutes ses ruses contre Antoine, désespérant de le faire tomber, va recourir à l’un de ses ultimes arguments : les pensées d’orgueil… Antoine a atteint 97 ans et voilà qu’un matin, l’Ennemi lui souffle qu’il est, il faut l’avouer, un homme d’exception. N’est-il pas le premier des moines, le plus ancien, le plus fidèle, donc le meilleur ? Une seconde, le vieillard prête l’oreille à ce discours mais Dieu, qui ne veut pas le voir perdre tant de mérites pour une pensée de vaine gloire lui révèle dans une vision qu’il n’est nullement le premier des solitaires et qu’ignoré de tous, hormis du Seigneur, vit dans la montagne un homme bien plus parfait que lui…

À l’école du maître

Antoine étant un saint véritable n’a plus qu’une idée : se mettre, même à son âge, à l’école de cet ancien. Et le nonagénaire s’en va, en quête de Paul, à travers le désert, les oueds et les montagnes. En route, il rencontre un centaure, mi-homme mi-cheval, puis un satyre, mi-homme mi-bouc, convertis au christianisme avec lesquels il discute de la crédulité païenne qui les tenait pour des divinités. Jérôme n’est nullement déconcerté par l’épisode. Il se souvient avoir entendu dire que quelques décennies plus tôt, des chasseurs ont capturé un satyre qui a fini son existence dans un zoo de Constantinople avant d’être empaillé. Par conséquent, la rencontre n’a rien d’invraisemblable, que les critiques malveillants se le tiennent pour dit !

Quand il revient, Paul est mort, à genoux, emporté en pleine oraison vers le Ciel par les anges, comme Antoine en a la vision.

Antoine finit par arriver à la porte de Paul, lequel, furieux d’être dérangé, refuse de lui ouvrir. Antoine menace alors de se laisser mourir de soif et de faim sur son seuil, de sorte que Paul, grommelant, finit par déverrouiller sa caverne. Il fait bien puisque le corbeau arrive, à l’heure du déjeuner, porteur d’un pain entier, preuve que Dieu approuve la visite. Antoine réussit à apprivoiser son hôte forcé et lui raconte ce qui s’est passé depuis un siècle. Ils passent ensemble une nuit de veille et de prière au terme de laquelle Paul lui demande de regagner son ermitage et de lui rapporter le manteau qu’Athanase d’Alexandrie lui a donné jadis, car il est destiné à devenir son linceul. Toujours ingambe malgré ses 97 ans, Antoine fait cet aller-retour en un temps record, mais pas assez vite, néanmoins. Quand il revient, Paul est mort, à genoux, emporté en pleine oraison vers le Ciel par les anges, comme Antoine en a la vision. Ne reste qu’à lui donner une sépulture convenable, mais le vieillard, épuisé, n’en a plus la force. Arrive alors un couple de lions, compagnons de l’ermite défunt, qui creusent la tombe de leur ami. Antoine n’a plus qu’à regagner sa communauté pour y proclamer la grandeur de Paul, le premier moine.

Un important fond de vérité dans l’affaire

Le livre de Jérôme sera le grand succès qu’il espérait. En quinze pages, en format imprimé, dans un latin magnifique, il a écrit un incontestable chef d’œuvre qui n’a pas pris une ride et se lit toujours avec le même plaisir. Mais, histoire vraie, ou roman, comme beaucoup l’affirment ? Saint Jérôme a beaucoup de défauts mais il n’est pas menteur. Pour lui, Paul a vraiment existé et il tient pour certaines les sources orales qu’il a recueillies et exploitées. Si on lui objecte que saint Athanase n’y fait pas allusion, il répond qu’Athanase a pu ignorer l’épisode, ou le passer sous silence pour ne pas nuire à la réputation de son héros. C’est possible. D’ailleurs, preuve que Jérôme pense faire œuvre d’historien, il n’essaie pas, ce serait pourtant tentant, d’inventer pour combler les lacunes de la vie de son héros, s’en tenant strictement aux éléments épars en sa possession.

Qu’en conclure ? Qu’il y a sûrement un important fond de vérité dans l’affaire. Le contexte historique de la jeunesse de Paul, les circonstances de sa fuite, tout cela sonne très juste. Il ne sera pas le seul chrétien à chercher un refuge loin des villes. Qu’il ait choisi de rester au désert n’a rien d’invraisemblable. Par conséquent, en dépit d’enjolivements, l’existence de Paul est plausible. Elle a le mérite de rappeler ce que nos ancêtres dans la foi furent prêts à endurer pour ne pas renier le Christ.

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