La famille comme lieu d’accueil de son identité, c’est l’un des mystères de la vie humaine. Co-animateur du séminaire de recherche « Mystère familial » du Collège des Bernardins qui vient de publier “La Famille aujourd’hui, à l’écoute des cris du terrain” (Mame), le philosophe Pierre Durrande présente la première grandeur de la vocation familiale : offrir l’hospitalité à la vie comme une entrée en relation.
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Qui n’a pas éprouvé en traversant une ville, un quartier, une campagne un sentiment parfois étrange — ici il fait bon vivre — ou, à l’inverse parfois — pour rien au monde nous n’aimerions y demeurer ? Ce même sentiment, nous l’éprouvons aussi quand nous entrons, invité ou de passage, dans un foyer ou même dans un bureau, comme si certains lieux nous mettaient plus facilement et plus directement en correspondance avec nous-mêmes et d’autres non.
La présence des lieux
Les lieux sont marqués par une présence que nous ressentons, sans trop savoir pourquoi le plus souvent, comme porteuse d’une bienveillance ou à l’inverse des lieux qui suscitent en nous un mouvement de retrait, voire parfois de fuite. Mais pourquoi sommes-nous si sensibles et en particulier dans la sphère familiale à cette dimension de l’accueil, comme si l’acte de se sentir bien quelque part était une cause dispositive importante pour entrer dans nos relations humaines ?
Les artistes disent que l’on crée bien de et par un lieu. Quand on reçoit ou quand on donne l’hospitalité à quelqu’un, on s’efforce autant que possible à ce que la personne se sente bien, qu’elle se sente chez elle disons-nous. Cette notion d’accueil n’est pas qu’une impression, car elle est au cœur de ce qui va nous permettre de nous rencontrer. En méditant sur cette notion de réception, je me rendais compte à quel point les verbes accueillir et rencontrer sont étroitement liés. L’expérience de la vie familiale, mais aussi celle de l’enseignement, renforce cette conviction. Mais pourquoi donc unir ainsi ces deux termes ? Pour le comprendre, il faut peut-être remonter aux sources même de ce qui nous introduit à cette rencontre de notre identité humaine. La vie familiale est ce lieu source et son atmosphère, même si elle n’est qu’un signe, nous dit quelque chose de ce qui se joue là dans cette mise en relation au cœur de notre humanité.
La famille, lieu d’accueil de notre identité humaine
S’il est une question centrale en éducation, c’est bien celle de notre identité humaine. Que sommes-nous ? Qui sommes-nous ? Cette identité, nous la découvrons, vivant parmi les vivants, en faisant précisément l’expérience de l’accueil de notre vie humaine. Cette expérience, nous ne la faisons pas immédiatement d’une façon claire et consciente. Nous sommes conçus et la vie nous la recevons sans avoir préalablement à y consentir. Ma vie n’est pas mon projet. L’accueil de nos vies est accompli par ceux qui nous transmettent cette vie humaine, nos parents. Telle est la première grandeur de la vocation familiale : se tenir sur le seuil d’une vie qui se reçoit et l’accueillir comme une bénédiction.
La famille est le premier lieu où l’être humain entre en hospitalité avec lui-même.
Il est important de parler de bénédiction au sens littéral de ce terme, dire le bien, car nous savons par expérience que les entrées dans la vie humaine ne se vivent pas toutes sous le sceau de l’accueil. Tel est aussi le premier acte constitutif d’une paternité et d’une maternité. Plus que l’acte de transmettre la vie, l’acte de l’accueillir va introduire l’homme à sa responsabilité d’humain : comment faire de cette vie reçue une vie donnée ? Et plus que cela, comment faire que cette vie donnée devienne à son tour une vie qui se donne, acte par lequel chacun d’entre nous “choisit la vie”.
Accueillir ou acquérir ?
Derrière la question de l’accueil se pose une question tout à fait centrale en notre temps : le caractère intentionnel qui préside à la transmission de la vie est-il celui de l’accueil ou celui d’une acquisition, le projet d’enfant ? Accueillir, c’est se laisser saisir par ce que l’on reçoit. L’accueil ne se saisit pas de l’autre. L’autre au contraire nous met en état de saisissement. En présence de l’enfant né, les parents découvrent la vie dans son mystère propre. Ils ne sont pas en présence de quelque chose, mais de quelqu’un qui entre en relation avec eux. La paternité et la maternité ne sont pas une possession, mais bien une réception d’un autre qui les dit à eux-mêmes, mais surtout qui se dit à eux avant même toute communication langagière. L’accueil de la vie est essentiellement une entrée en relation. En cela, la famille est le premier lieu où l’être humain entre en hospitalité avec lui-même.
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La famille est l’hôpital le plus proche
Cette hospitalité est d’abord une disposition de l’esprit et du cœur, elle est avant tout l’expression d’une présence qui signifie cette bonté de la vie humaine. On s’aperçoit avec l’expérience de l’abandon à quel point ce lieu familial est central, car il est le fondement de la relation que chacun d’entre nous a tissé avec son humanité. Accueillir, c’est aussi fonder. Dans cette introduction à la vie humaine, l’acte premier de cet accueil est une nomination. Dire ce “qui” nous sommes. Le nom est la reconnaissance de l’individualité, mais plus encore désignation et appel de la personne. Le nom est le verbe de la bénédiction. La vie humaine naissante n’est pas un anonymat, mais l’implication nouvelle d’une personne dans la communauté des hommes. C’est une manière de dire que nous ne sommes pas n’importe qui, mais ce quelqu’un qui prend place dans cette communauté. Aussi accueillir, c’est présenter. Présentation interne dans la cellule familiale, de la mère vers le père et des deux vers la fratrie, mais présentation externe signifiée par l’état civil qui marque l’accueil de l’enfant dans la Cité.
La famille, jardin d’humanité
Entrer dans la présence d’une vie qui s’offre à nous, l’accueillir, c’est tisser dans la quotidienneté des jours des liens qui nourrissent cette vie dans toutes ses dimensions. Le verbe educare signifie alimenter, prendre soin et soigner. L’espace familial est le lieu où s’expérimentent d’abord et en premier les nécessités de la vie humaine. Tout homme qui vient au monde a besoin qu’un autre prenne soin de lui. Alimenter le corps, le cœur et l’esprit revient à nourrir la vie humaine par les canaux de ses opérations vitales. La constitution de l’équilibre humain, toujours fragile, en dépend.
La famille est le lieu où l’on apprend à dire oui ou à dire non, à prendre des engagements, à quitter peu à peu, sans rupture le cocon familial.
Deux expériences fondamentales sont concomitantes de cet acte d’alimentation, l’expérience du travail et de l’amitié. Dans l’expérience du travail, l’ouverture à la vie active et à la vie contemplative se mêle plus ou moins harmonieusement. L’amitié éduque en nous toute la part affective de notre être et dispose nos corps à la sexualité. Dans les deux expériences, le rapport à l’autre est central et forge notre manière singulière d’être en relation avec le monde, avec nous-mêmes et avec les autres. La tâche de prendre soin est celle pour la famille d’être ce jardin d’humanité, lieu de culture tourné vers l’extérieur comme vers l’intérieur où les verbes apprendre et connaître prennent tout leur sens. Celui qui prend soin est aussi celui qui soigne, car la terre humaine est bien fragile et appelle une sollicitude de tous les instants que connaissent bien les parents.
L’expérience de la liberté
Mais ce long travail de mise en lien avec soi-même, de découverte de ses talents, d’ouverture au monde ne serait qu’un formatage, s’il ne conduisait pas vers ce que les modernes appellent “l’educere”, cette capacité à prendre la tête de sa propre humanité, à conduire sa vie. L’expérience centrale d’une vie humaine est celle de la liberté. Être libre, c’est vouloir pour soi-même en lien avec les autres une fécondité de cette vie reçue quand elle devient une vie capable de se donner. La vie familiale culmine dans ce choix de la vie, ce passage des mœurs reçus aux mœurs choisis, cette entrée dans l’exercice d’une autorité, cette source d’initiative qui s’exprime dans le jaillissement d’un style. La famille est le lieu où l’on apprend à dire oui ou à dire non, à prendre des engagements, à quitter peu à peu, sans rupture le cocon familial. Cette liberté n’est pas un jaillissement spontané, ni une indépendance, mais l’élargissement volontaire de cette hospitalité de la vie aux dimensions du monde dans cette disponibilité nouvelle de faire de sa vie une source de fécondité avec et pour les autres. La vie doit nous conduire vers ces lieux où il fait bon vivre en humain.