Provoqués par l’assassinat terroriste de Samuel Paty, de nombreux dirigeants politiques français se lancent dans une guerre contre les islamistes, au nom d’une laïcité méprisante. Pour l’essayiste Xavier Patier, il s’agit moins de faire la guerre que de gagner la paix, oser s’attaquer à la racine du mal et oser faire aimer la France. Les présidents de Conseils régionaux viennent d’annoncer leur intention, présentée comme une riposte à l’assassinat de Samuel Paty, de diffuser dans tous les lycées de France un manuel représentant les caricatures de Mahomet, et les caricatures religieuses en général. Quelle que soit l’horreur ressentie après la décapitation d’un enseignant par un islamiste, cette décision interroge notre tradition de laïcité.
Une laïcité détournée
« Pas de religion d’État, pas d’irréligion d’État » : la formule de Briand, prononcée à propos de la Loi de Séparation de 1905, résume la conception française de la laïcité. Elle n’est pas agressive. Elle est d’ailleurs reformulée dans l’article premier de notre Constitution de 1958 : « La France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Je me rappelle ce maître de conférences de Science Po à la fin des années soixante-dix, conseiller d’État et franc-maçon, qui répétait à ses élèves : « La France respecte toutes les croyances : c’est beau ! Cette phrase qui sonne si bien est le cœur de ce que nous sommes. » Notre laïcité est fondée sur l’idée de respect. Il n’est nulle part écrit que la République méprise toutes les croyances.
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Un autre principe, qui n’est nullement inscrit dans notre Constitution mais bien dans nos têtes et dans nos cœurs, est l’éminente dignité du professeur. Ce principe s’appelle : la liberté pédagogique. En faisant mine d’imposer aux professeurs un manuel des caricatures religieuses sur un air de « même pas peur ! », message adressé en réalité non pas au monde de l’Éducation qui a tant besoin d’être soutenu, mais bien aux terroristes islamistes avec qui il est vain de dialoguer, nos présidents de Région font doublement fausse route : ils détournent la notion de laïcité et ils se trompent de débat.
Guerre civile
Ceux qui commentent l’assassinat de Samuel Paty en annonçant que bientôt la France entrera dans une guerre civile se trompent : la France n’y entrera pas, pour la simple raison qu’elle y est déjà. Elle a subi plus de vingt attentats et 267 morts depuis les massacres commis à Toulouse par Mohamed Merah en 2012. Elle n’a connu que peu de phases de répit, aucune même si l’on prend en compte les attentats déjoués par l’État. Comme toutes les guerres civiles, la guerre islamiste n’offre aucune perspective d’apaisement à moyen terme car les protagonistes possèdent chacun une masse critique significative et sont persuadés d’affronter le mal absolu. La guerre civile a ceci de singulier que tous ses combattants savent très bien pourquoi ils se battent, et ils y croient.
Ce n’est pas la République que les islamistes ont en haine : c’est la complexité judéo-chrétienne de la civilisation française.
Les islamistes plus ou moins radicalisés, en France, sont à présent assez nombreux pour représenter durablement un élément de notre société. C’est un fait qu’il vaut mieux regarder en face. Et les musulmans modérés qui gravitent autour d’eux, avec toutes les nuances possibles, et toutes les fragilités, et qui sont plus souvent qu’à leur tour humiliés par l’image donnée de leurs religion à l’occasion de ces atrocités, sont beaucoup plus nombreux encore. La France, pays des droits de l’homme et de la laïcité, est ainsi logiquement le pays le plus touché d’Occident par ce mal absolu dénommé islamisme, car elle représente elle-même le mal absolu pour ses adversaires.
Ce n’est pas la République que les islamistes ont en haine : c’est la complexité judéo-chrétienne de la civilisation française. Ce n’est pas la République qui respecte toutes les croyances, selon notre Constitution : c’est bien « La France ».
Eux ou nous ?
Au comble de l’émotion, le gouvernement ne voit plus d’autre perspective que le discours de guerre contre les « ennemis de la République ». Face à la barbarie, le seul slogan, de la part des politiques que l’horreur a rendu unanime, est : « Ce sera eux ou nous ! » On le comprend. Mais ouvrons les yeux : on a entendu exactement le même propos du temps des guerres de Religion, qui durèrent au moins trente-six ans, de 1562 à 1598. On l’a entendu aussi à Beyrouth en 1975, il y a déjà quarante-cinq ans.
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Si donc notre horizon est « C’est eux ou nous », comme le suggère le ministre de l’Intérieur, il faudra nous armer de patience et tâcher de garder notre âme. Car il entre aussi dans la définition de la guerre civile de durer longtemps et de ne plus compter, au bout de quelques temps, que des méchants : elle se nourrit d’elle-même. Faisons un effort sur nous : la sagesse serait de considérer qu’il faudra quand même apprendre un jour à vivre ensemble. La France est fondée sur une idée de réconciliation. Simon de Montfort n’a pas réussi à tuer tous les cathares, ni tous les catharisants, ni tous les amis des catharisants. Gérald Darmanin n’est pas plus fort que lui.
Le génie de la France : le sens du respect
Dans l’horreur ressentie aujourd’hui, l’idée des présidents de Région qui veulent diffuser dans les lycées les caricatures de Mahomet relève, au mieux, du mauvais goût. Quand il faudrait combiner une force sans faille pour punir les égorgeurs et une humanité sans faiblesse pour imaginer l’avenir, il est périlleux de n’obéir qu’à l’émotion de l’instant. Ce qui est naturel chez le citoyen peut devenir une faute de l’institution. Humilier l’ennemi n’est jamais une solution. Si les valeurs de la République, dont on nous rebat les oreilles, se résument au droit de mépriser les croyances, alors n’espérons rien.
Le génie de la France est d’avoir su bâtir une civilisation sur le respect de l’autre, sur le respect de la femme, sur le respect des convictions : ce sont ses racines chrétiennes qui ont lui ont donné cette exigence, traduite dans l’idéal laïc et formulé dans notre Constitution. Il faut à la France un esprit fort et un cœur doux, plutôt qu’un cœur sec et un esprit mou, pour reprendre la formule de Maritain. Depuis trente ans, les provocations martiales dans la parole combiné à la lâcheté dans les actes nous ont conduit à l’impasse. La France redeviendra elle-même, et donc sera victorieuse de l’obscurantisme, si elle est capable d’avoir l’esprit dur et le cœur doux. Fermeté dans les actes, respect des personnes et des croyances. Que la France cède à la dictature de l’émotion et elle ira à l’aventure. Trop souvent, depuis vingt ans, les postures martiales et les initiatives provocantes ont débouché sur la faiblesse de l’action. On a besoin exactement du contraire.
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