Le djihad des islamistes vise à soumettre le monde entier alors que les croisades avaient pour objectif de rendre à nouveau possible l’accès aux lieux saints chrétiens.Les termes chrétiens de « croisades », « croisés » ou « martyrs » sont profondément dévoyés dans leur usage médiatique et de moins en moins compris dans le grand public. Il est abusif et absurde de faire de tous les Occidentaux des croisés, surtout de nos jours où ils se sécularisent. C’est une distorsion grossière de l’histoire, de la part de minorités d’extrémistes qui s’imaginent pouvoir restaurer par les armes et la terreur l’islam du début du Moyen-Âge.
Des mots dénaturés
Les termes de « croisades » ou de « croisés » sont utilisés à toutes les sauces dans la « littérature » djihadiste, sans référence historique sérieuse. On dénature profondément le sens de ces termes en ne tenant compte ni de l’histoire, ni de la réalité à laquelle ils renvoient. Dans les principes d’abord, l’historien fait rarement des sauts chronologiques aussi spectaculaires et son pire ennemi, c’est l’anachronisme. Passer du Moyen Âge au XXe siècle n’est pas possible et encore moins sur de tels sujets. Des notions comme celle de « croisades » sont nées à un moment de l’histoire précis, dans des conditions économiques, politiques, sociales et surtout religieuses qui n’ont rien à voir avec les nôtres. Du point de vue de l’érudition, de la science, de la rigueur, la comparaison est déjà tout à fait déplacée.
Sur le fond, il est aberrant de penser que tous les Occidentaux pourraient entrer dans la démarche des croisés, surtout à une époque comme la nôtre, aussi marquée par la sécularisation.
Sur le fond, il est aberrant de penser que tous les Occidentaux pourraient entrer dans la démarche des croisés, surtout à une époque comme la nôtre, aussi marquée par la sécularisation. Lorsque les extrémistes musulmans prétendent que des « martyrs » vont éliminer des « croisés », lorsque leurs attentats suicides parviennent à tuer des civils parisiens ou des passagers russes, les mots n’ont plus aucun sens. Qu’on songe, à l’inverse, au croisé médiéval, un chevalier aristocratique entraîné au combat depuis sa plus tendre enfance, hypothéquant ses biens pour subventionner son départ pour la Terre sainte, d’où il n’a que deux chances sur trois de revenir. Le tout dans la démarche pénitentielle du pèlerinage au Saint-Sépulcre… Ce croisé-là est-il comparable au passionné de musique rock du Bataclan ?
On ne peut absolument pas dire que les nations engagées dans les conflits actuels le fassent au nom de la foi chrétienne. Même si Georges Bush a pu utiliser un court moment le mot « croisade » pour envahir l’Irak, son action militaire relevait d’une tout autre réalité et poursuivait d’autres fins. Poutine n’a jamais utilisé ce concept, d’autant que dans l’orthodoxie, contrairement à la « chrétienté » latine, la notion de croisade n’a jamais pris. C’est le prince, l’empereur ou le basileus de Byzance, qui décidait de la guerre et le patriarche de Constantinople n’intervenait jamais, contrairement à ce qui se passait en Occident où il fallait une bulle du pape pour lancer la croisade. Aujourd’hui, aucune armée occidentale ne combat au nom de la foi chrétienne. Alors que les croisés arboraient fièrement la croix sur leur haubert, il n’y a aucun symbole chrétien aujourd’hui dans les armées occidentales engagées au Proche Orient : aucun avion, char, uniforme porte la croix, sauf peut-être comme décoration. De là à assimiler les nations européennes à des armées croisées…
Les extrémistes musulmans sont fascinés par le Moyen Âge
Autour de l’an 1000, Bagdad ou Cordoue étaient des villes d’un million d’habitants alors que Paris n’en comptait que quelques dizaines de milliers. Ensuite, la colonisation et les échecs du monde arabe ont créé une grande frustration et les rêves de conquête actuels se font en référence à cet âge d’or du Moyen-Âge, qui est relu de manière très positive : c’était la période où les musulmans ont réussi à chasser les croisés avec Saladin, figure qui a lui aussi une composante mythique très forte. De là cette idée que les musulmans ont vaincu les croisés et qu’il faut renouveler aujourd’hui cette victoire. La perception du Moyen Âge est tout autre chez les Occidentaux : ils l’assimilent — et le spécialiste ne peut que le regretter — à l’obscurantisme et au fanatisme. En soi, cette lecture du passé est fort significative. Mais au-delà de l’imaginaire et de l’idée que chacun se fait du Moyen Âge, le contexte n’a plus rien à voir avec celui des XIIe et XIIIe siècles. Chez les islamistes, l’exaltation de la civilisation musulmane médiévale se mêle à un discours extrêmement négatif sur la décadence actuelle de l’Occident. Paris, capitale des Lumières et de la modernité dans leur vision du monde, devient une cible d’autant plus privilégiée. Au dernier siècle, ces thèmes apparaissent déjà dans les discours favorables à la décolonisation, qui est souvent porté par des mouvements qu’on pourrait appeler « laïques ». Du reste, la colonisation européenne du Proche Orient, après la chute de l’Empire ottoman, a été réalisée par des États très laïques, qui étaient tout sauf « croisés ».
Un rêve millénariste
Le rêve millénariste d’instauration de l’islam pur sur toute la surface de la terre aide à comprendre la démarche islamiste. Ceux qui s’engagent dans un tel combat et qui sont prêts à donner la vie par le suicide ne l’auraient pas fait sans une ferme croyance en l’avènement d’un monde meilleur. C’était le cas du communisme ou du nazisme : tous les mouvements extrémistes prospèrent sur l’utopie de la création d’un monde parfait, débarrassé par la force de tous les ennemis, avec un programme qui relève de la foi aveugle en un avenir meilleur. Le cas échant, ces ennemis sont symbolisés par la figure du croisé, quelles que soient les réalités historiques. Pour les historiens, cela ne tient pas du tout la route : c’est un abus de langage très surprenant, qui ne s’explique que par cette volonté de revenir à l’âge d’or du Moyen Âge où l’islam était partout victorieux.
Martyre : deux sens opposés
Le terme de « martyr » est lui aussi tout à fait dévoyé dans le contexte islamique : le mot évoque des réalités absolument opposées dans le monde chrétien et dans le monde musulman. Un martyr chrétien est tout sauf un martyr musulman, car le premier se laisse tuer, sans se défendre par les armes, alors que le second croit qu’il va accéder automatiquement au paradis parce qu’il sera mort en combattant des infidèles. Son exemple n’est pas le Christ crucifié, ordonnant à Pierre de remettre son épée dans le fourreau à Gethsémani, mais Mohamed récupérant la Mecque par les armes. Sur ce plan également, la vision musulmane du martyr ne correspond en rien à l’engagement des croisés, qui au XIIe-XIIIe siècles n’étaient pas sûrs de leur salut s’ils étaient tués sur le champ de bataille. Encore fallait-il pour aller au Ciel qu’ils soient en état de grâce à la suite d’une démarche pénitentielle exigeant la contrition et la confession. Cette dimension sacramentelle et les dispositions d’esprit requises ne rendaient pas du tout automatique le salut des âmes.
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Il est significatif que l’Église n’a jamais canonisé de croisé, à l’exception de saint Louis. D’ailleurs son action en Terre sainte n’a pas été prise en compte au cours de son procès de canonisation. Le martyr chrétien est un homme pacifique qui est prêt à témoigner au prix de sa propre vie de son amour de Dieu et de son désir de salut de tous les hommes, et même de ses bourreaux, que l’exemple de sa patience face à la souffrance pourra ébranler. Le martyr musulman est à l’inverse un combattant au service d’une cause qui requiert l’usage des armes contre les infidèles.
La liberté du pèlerinage vers Jérusalem
Le but principal et originel des croisades était de permettre aux chrétiens de se rendre librement en pèlerinage à Jérusalem. Au départ, elles eurent aussi pour but de protéger l’Empire byzantin des attaques turques seldjoukides et de défendre les communautés chrétiennes d’Asie mineure ou de Syrie. Jamais personne n’eut l’idée de porter le combat jusqu’à La Mecque : ce n’était pas le but. Les croisades n’étaient donc ni antimusulmanes, ni anti-arabes, ni anticalifat, ni même antiseldjoukides. C’est d’ailleurs bien parce qu’elles n’étaient pas dirigées contre l’islam que les croisades ont permis de belles rencontres humaines au cours desquelles les adversaires ont trouvé des accords et manifesté un respect commun, comme en témoignent pendant la troisième croisade l’amitié entre Richard Cœur-de-Lion et Al-Adel, le frère de Saladin qui deviendra sultan, saint François d’Assise reçu par le sultan Al-Kamil en Égypte pendant la cinquième croisade, l’accueil par les théologiens chrétiens de la pensée arabe au XIIIe siècle (Averroès « passeur » d’Aristote en Occident)…
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Si l’on veut faire une comparaison, il faudrait se demander quelle serait la réaction des musulmans si les Occidentaux envahissaient l’Arabie saoudite. On imagine mal que les croyants musulmans convaincus resteraient les bras croisés si on les empêchait de se rendre sur leurs lieux saints. Mais les croisades sont entachées par des épisodes qui rebutent profondément une conscience chrétienne, comme les pogroms contre les juifs, les massacres d’habitants de villes prises d’assaut, le scandale du sac de Constantinople en 1204 lors de la quatrième croisade… Ces débordements ont provoqué bien des rejets, y compris de l’idée même de croisade, comme je l’indique dans Des chrétiens contre la croisade (Fayard, 2013). Mais comparer la croisade avec le djihad aboutit à bien des contresens.
Le véritable djihad
Le djihad est conçu dans la doctrine traditionnelle musulmane comme un outil au service de l’islam. Que ceci signifie le devoir de soumettre la terre entière par les armes et la terreur va contre une tradition plus solide et heurte de plus en plus de musulmans, comme en a témoigné l’intervention du président égyptien Abd Al-Fattah Al-Sisi dans un discours prononcé à l’Université Al-Azhar, la plus prestigieuse université du monde islamique, le 28 décembre 2014 : « Nous devons changer radicalement [notre compréhension de] notre religion. […] Est-il concevable que 1,6 milliard de personnes puissent penser qu’ils doivent tuer les autres membres de l’humanité qui compte 7 milliards de personnes afin de pouvoir vivre ? C’est impensable ! »
Il se trouve de nos jours de plus en plus de musulmans pour rappeler que le djihad est avant tout le combat spirituel, l’effort pour se rendre disponible à Dieu…
Le djihad tel qu’il est vécu aujourd’hui par des extrémistes qui considèrent le reste du monde comme un ennemi à vaincre et soumettre, n’a rien à voir ni avec l’islam tel qu’il est vécu par l’écrasante majorité des musulmans, ni (encore moins !) avec les croisades. Le djihad des terroristes est une conception idéologique — et non religieuse ! — du monde, séparé entre le dar al islam (la maison de l’islam) et le dar al harb (la maison de la guerre). Cette vision est certes présente dans la tradition islamique. Mais Dieu merci, il se trouve de nos jours de plus en plus de musulmans pour rappeler que le djihad est avant tout le combat spirituel, l’effort pour se rendre disponible à Dieu (dans son cœur, avec ses biens et en résistant à Satan), et que la charia elle-même définit de façon assez restrictive les circonstances (surtout défensives, et d’abord contre les musulmans hérétiques) dans lesquelles cela peut signifier de prendre les armes.
L’interprétation du Coran
Le Coran lui-même contient plusieurs condamnations explicites du terrorisme exercé au nom du djihad. Des autorités musulmanes les plus respectées ont rappelé récemment à plusieurs reprises que l’islam interdit expressément de tuer des innocents : « Épargner les enfants, les fous, les femmes, les prêtres, les vieillards et les infirmes, sauf s’ils ont pris part au combat. […] Quiconque tuera une personne non coupable de meurtre […] sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à toute l’humanité (Coran V, La Table servie : 31-32). Pour elles, le Coran interdit également de provoquer le chaos (al-fitna) : « Le chaos est pire que la guerre. Tant qu’eux ne vous combattront pas dans l’enceinte sacrée, ne leur livrez pas la guerre » (Coran II, La Vache : 190-191) ainsi que le suicide : « Ne vous donnez pas la mort » (Coran IV, Les Femmes : 28-29).
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