Ceci est bien plus qu’une anecdote, car dans l’attitude de Jean Paul II, qui avait un grand respect pour Henri de Lubac, nous retrouvons un témoignage toujours d’actualité.Le cardinal français Roger Etchegaray est décédé début septembre. Son nom n’était peut-être pas très connu, mais cet homme digne de respect a apporté une contribution considérable à la vie de l’Église, en exerçant différentes fonctions au fil des années et en collaborant de manière étroite avec Jean Paul II. J’ai eu le privilège de le rencontrer au milieu des années 1990 lorsqu’il a visité le séminaire de Mundelein (Illinois), aux États-Unis, où j’étais professeur de théologie. Le cardinal voulait s’adresser à l’assemblée, mais son anglais était un peu hésitant, alors j’ai traduit pour lui. Mais je me souviens que son sourire et sa joie évidente n’avaient besoin d’aucune traduction.
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J’avais rencontré le cardinal Roger Etchegaray pour la première fois quelques années auparavant, en 1991, à la cathédrale Notre-Dame de Paris. C’était à l’occasion des funérailles du célèbre cardinal et théologien, Henri de Lubac. À l’époque, j’étais étudiant en troisième année de doctorat, et je m’étais rendu à Notre-Dame, espérant, contre toute attente, pouvoir participer à la messe des funérailles. Alors que je m’approchais de la porte, un agent de la sécurité m’a arrêté et m’a demandé : “Êtes-vous un membre de la famille ?” J’ai répondu “Non”. Puis il m’a demandé : “Êtes-vous théologien ?” Avec une certaine appréhension, j’ai dit : “Oui”. Il m’a alors accompagné vers une place privilégiée, aux premiers rangs de la cathédrale. Au son grave des cloches de la cathédrale, le cercueil en bois de Henri de Lubac avançait le long de l’allée centrale. Quand il est arrivé près de moi, j’ai remarqué que la barrette rouge du cardinal était posée dessus.
“Henri de Lubac s’avança et le pape Jean Paul II inclina la tête devant cet éminent théologien”
À la fin de la messe, le cardinal Roger Etchegaray a pris la parole au nom du Saint-Père, Jean Paul II. Il a lu son hommage et a ensuite partagé l’anecdote suivante. Peu après son élection à la papauté, Jean Paul II était venu à Paris pour une visite pastorale. Il avait fait une halte spéciale à l’Institut Catholique de Paris pour rencontrer des théologiens et des universitaires catholiques. Après son discours, Jean Paul II leva les yeux et dit : “Où est le père de Lubac ?” Le jeune Karol Wojtyla avait travaillé en étroite collaboration avec le théologien pendant le concile Vatican II, et notamment dans la composition du grand document conciliaire Gaudium et Spes. Henri de Lubac s’avança et le pape Jean Paul II inclina la tête devant cet éminent théologien. À la fin de son discours, le cardinal Roger Etchegaray dit, en se tournant vers le cercueil : “Encore une fois, au nom du pape, j’incline la tête devant le père de Lubac”.
Ceci est bien plus qu’une anecdote, car dans l’attitude de Jean Paul II, qui avait un grand respect pour Henri de Lubac, nous retrouvons un témoignage toujours d’actualité. Henri de Lubac était le plus important partisan de la Nouvelle Théologie. S’écartant du Thomisme strict et rationaliste qui dominait la vie intellectuelle catholique de la première moitié du XXe siècle, il s’était tourné avec enthousiasme vers les Saintes Écritures et les œuvres des Pères de l’Église.
La revue Communio
Ce retour aux “sources” du christianisme produisit une théologie spirituellement éclairée, œcuméniquement généreuse et intellectuellement riche. Cependant, cette décision mis Henri de Lubac dans une position difficile vis à vis du corps académique et ecclésial de l’époque. Au cours des années 1950, à l’apogée de son influence, il est réduit au silence : on lui interdit d’enseigner, de parler en public et de publier des écrits. Réhabilité par le pape Jean XXIII en 1960, Henri de Lubac joue un rôle central lors du concile Vatican II, et influence de manière décisive plusieurs documents majeurs. Il est tout à fait correct de dire que ce théologien n’était pas un sympathisant du conservatisme catholique préconciliaire.
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Cependant, dans les années qui suivent le concile, Henri de Lubac se trouve en désaccord avec un certain libéralisme catholique, dirigé par des personnalités comme Hans Küng, Karl Rahner et Edward Schillebeeckx. Ce nouveau courant dépassait en effet les textes du concile Vatican II, s’accommodait trop facilement de la culture ambiante et perdait son ancrage au christianisme traditionnel. C’est ainsi qu’avec ses collègues Hans Urs von Balthasar et Joseph Ratzinger, il fonde la revue théologique Communio, qui se voulait un contrepoids à la revue Concilium, qui diffusait les travaux des théologiens libéraux.
C’est Communio, ce chemin intermédiaire entre un rejet à la fois conservateur et libéral du concile Vatican II que Jean Paul II a embrassé avec enthousiasme. Vous aurez des preuves évidentes que le pape polonais favorisait cette approche, en lisant le Catéchisme de l’Église Catholique de 1992, qui est rempli de l’esprit de la Nouvelle Théologie. De plus, Jean Paul II avait spécialement honoré les trois fondateurs de Communio, faisant de Joseph Ratzinger le chef de la Congrégation pour la doctrine de la foi, et nommant Henri de Lubac et Hans Urs von Balthasar cardinaux.
“Encore une fois, au nom du pape, j’incline la tête devant le père de Lubac”
Les adversaires de Vatican II, qu’ils soient conservateurs ou libéraux existent-t-ils encore aujourd’hui ? Il suffit de consulter les nouveaux médias catholiques pour trouver facilement la réponse à cette question. Ce dont nous avons besoin, c’est d’avoir la juste attitude prônée par Henri de Lubac : un engagement profond envers les textes du concile Vatican II, une ouverture au dialogue œcuménique, et une volonté de dialogue avec la culture (sans pour autant y céder), en respectant la tradition, mais sans tomber dans un traditionalisme étouffant.
Je pourrais peut-être vous inviter à méditer ce geste et ces paroles du cardinal Roger Etchegaray que j’ai entendus il y a de nombreuses années : “Encore une fois, au nom du pape, j’incline la tête devant le père de Lubac”.