L’exercice de la vertu de justice est complexe car elle est toujours liée à un autre que soi, selon sa situation particulière. Elle consiste à rendre à chacun, personne ou communauté, le bien qui lui est dû.Nous atteignons le terme de ce rapide survol des vertus théologales et cardinales en nous arrêtant à la vertu de justice. Elle est celle qui, naturellement, instinctivement, nous tient le plus à cœur. Dès l’enfance, nous y sommes sensibles, trouvant que telle punition de nos parents ou de nos maîtres n’est pas juste, que telle notation est injuste, que le partage du gâteau du dimanche avec nos frères et sœurs n’est pas équitable.
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En grandissant, puis en vieillissant, nous deviendrons de plus en plus enclins à dénoncer les injustices qui nous touchent, notamment dans la vie professionnelle, en constatant qu’il existe une inégalité de fait et que les hommes ne sont guère fidèles à leurs promesses. Ce sentiment d’injustice est très bien partagé, d’où de constantes manifestations pour défendre ses droits, au risque d’oublier ses devoirs, car nous sommes moins sourcilleux en ce qui regarde notre propre application de la vertu de justice. Nous tombons généralement dans les travers que nous relevons et que nous dénonçons chez les autres. En fait, la vertu de justice est sans doute la plus complexe de toutes ses sœurs car elle possède plusieurs articulations et plusieurs niveaux. Il faut savoir de quoi nous parlons.
Rendre à chacun ce qui lui est dû
Nous recevons une première lumière par la définition générale qu’en donne saint Thomas d’Aquin dans la Somme théologique : « La justice est l’habitus par lequel on donne, d’une perpétuelle et constante volonté, son droit à chacun » (II-IIae, q. 58, art.1, respondeo), reprenant presque mot pour mot Aristote dans l’Éthique à Nicomaque : « La justice est un habitus qui fait agir quelqu’un conformément au choix qu’il a fait de ce qui est juste » (V, 5). Cela est suffisamment clair. Ensuite, il ne faut pas se mélanger les pinceaux ! L’objet de la justice est le juste, donc toujours par rapport à ce qui est extérieur à moi : Dieu, le prochain et autrui. Dans tous les cas, un bien est dû à un autre que moi. Si quelque chose est dû, cela signifie que nous devons nous acquitter d’une dette. Pas quelque chose qui est simplement dû par convenance mais qui est dû strictement parce que la règle est extérieure à moi. N’entre donc pas vraiment sous le registre de la vertu de justice ce qui n’est que de l’ordre d’une exigence intérieure. La justice réclame un dû légal.
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Le reste constitue un ensemble de vertus annexes et secondaires, comme la véracité (ne pas mentir certes mais ne pas avoir l’obligation de dire toute la vérité selon les circonstances), et puis toutes les vertus sociales qui aident à vivre ensemble mais qui n’obligent pas de façon stricte et en toute occasion parce qu’elle connaissent des formes et des adaptations différentes selon les cas : engagement à la parole donnée, simplicité, égalité d’humeur, gratitude, urbanité, générosité, équité etc. Ce n’est pas pour dire que ces vertus annexes doivent être négligées mais qu’elles ne sont pas l’essence même de la vertu de justice.
Un devoir parfois impossible
Le bien dû n’est qu’une condition de la justice. Ce qui est premier est celui à qui je dois ce bien, c’est-à-dire l’altérité. Là aussi, un certain nombre de rapports ne dépendront pas directement de la vertu de justice, car le bien dû doit être rendu selon l’égalité. Or, il existe trois domaines où cette égalité n’est pas possible : ce que je dois à Dieu, à mes parents et à des supérieurs. La vertu de religion est ce qui dirige ma relation à Dieu. Même le plus grand saint ne rend jamais à Dieu toute l’adoration qui lui est due. L’amour que je donne, que je rends à Dieu comme une dette, ne sera jamais égal à l’amour qu’Il me donne. Donc pas de justice dans ce cas. De même, la vertu de piété est celle qui guide nos relations envers nos parents, et, de façon plus générale, envers tous ceux qui ont participé à notre éducation. De manière plus subordonnée qu’en ce qui regarde Dieu, nous sommes là aussi dans une position où nous faisons face à des personnes qui sont notre principe, notre origine, et donc ce que nous leur donnons en retour est toujours bien peu de chose par rapport à ce qu’ils nous ont donné en abondance.
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À une époque où le respect des pères et des anciens est souvent oublié, nous devrions développer d’autant plus, avec humilité, cette vertu de piété filiale, tout en réalisant que nous sommes des débiteurs insolvables et que nous ne ferons jamais assez pour ceux qui nous ont donné la vie et l’éducation. Nous devrions aussi agir de même envers les prêtres qui nous donnent la vie éternelle par les sacrements. Enfin, troisième cas où l’altérité ne permet pas la justice : la relation avec ceux qui sont supérieurs. Nous appliquons ici la vertu d’observance qui certes répond à des ordres mais qui ne peut que les accomplir imparfaitement. L’obéissance, elle, se rapproche plus de la vertu de justice car elle ne se résume pas à des actes mais elle s’incline devant la personne même du supérieur : ainsi l’obéissance du Christ, en tant qu’homme, vis-à-vis du Père lors de l’Agonie et de la Passion. Nous ne pouvons pas atteindre parfaitement ce registre, même si nous sommes perinde ac cadaver…
Des applications particulières
Ceci dit, cela permet de bien prendre conscience que la vertu de justice s’applique différemment selon le type d’altérité qui est en jeu. Lorsque nous devons rendre son dû à un autre, nous sommes guidés par la justice surnaturelle et par la justice naturelle. La justice surnaturelle est celle qui nous unit les uns aux autres comme corps du Christ, ce que saint Paul exprime ainsi dans son Épître aux Éphésiens : « Débarrassez-vous donc du mensonge, et dites la vérité, chacun à son prochain, parce que nous sommes membres les uns des autres. » (Eph 4, 25).
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Il existe une solidarité entre les chrétiens de par leur baptême. La justice naturelle, celle qui nous permet d’appliquer concrètement la vertu de justice au jour le jour — même si inspirée par la justice surnaturelle — se divise en justice générale, pour le bien commun, et en justice particulière, pour le ou les particuliers. N’oublions pas que si autrui m’est totalement extérieur, vraiment autre que moi-même, en revanche, la société n’est pas une pure altérité puisque j’en fais partie comme membre. Saint Thomas distingue, pour la justice particulière, la justice commutative et la justice distributive, donc ce qui concerne les échanges de particulier à particulier, et la distribution entre la société et ses membres, reprenant là aussi la réflexion d’Aristote.
Selon la loi
Inutile d’entrer dans la complexité de ces différents visages de la justice. Les plus curieux peuvent se reporter à la Somme théologique de saint Thomas d’Aquin, II-IIæ, q.57-79. En revanche, il faut bien réaliser que nous ne pouvons être justes que si nous appliquons le droit qui est inscrit dans la loi. Nous devons constamment prendre en compte trois types de loi : la loi divine, la loi naturelle et la loi positive. La loi divine nous oblige absolument et nous a été révélée dans le Décalogue et dans les préceptes évangéliques. La loi naturelle est objective, elle est inscrite par Dieu en tout homme et elle est le pur reflet de la loi divine, sans aucune contradiction avec elle. Et enfin la loi positive, celle des hommes, souvent en contradiction avec la loi divine et la loi naturelle. Si elle conduit au mal, elle n’oblige pas. Tel est le témoignage des martyrs des premiers siècles refusant de sacrifier aux idoles ou de ceux de notre époque refusant d’apostasier face à l’islam. Tel est le témoignage des chrétiens refusant de ratifier les lois positives contre le respect de la vie de sa conception à sa fin naturelle.
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Dans tous ces cas, la vertu de justice est appliquée de façon héroïque. Elle a bien besoin de l’aide des autres vertus, notamment la prudence et la force, pour pouvoir atteindre son but. Cette capacité que l’homme possède d’être juste, jusqu’à en mourir, nous aide à comprendre le vrai sens de la justice de Dieu. Cette dernière n’est pas d’abord le fait que Dieu punit et récompense mais qu’Il permet à l’homme d’être juste de sa propre justice en tous ses actes. Saint Augustin écrivait dans son Commentaire de l’Évangile selon saint Jean : « La justice de Dieu ne signifie pas ce par quoi Dieu est juste, mais cette justice que Dieu donne à l’homme, afin qu’il soit juste grâce à Dieu » (ch. 25)
Le programme chrétien de la justice
De la pratique de la justice surnaturelle et naturelle découle bien des dons et des réalisations : la paix, l’ordre, l’éducation spirituelle et des intelligences, la charité, etc. Cette vertu de justice n’est point celle que les hommes appellent justice. Le Christ nous a prévenus : « Car je vous déclare que, si votre justice n’est pas plus abondante que celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux » (Mt 5, 20). Le Sermon sur la Montagne est le programme chrétien de la mise en application de la vertu de justice. N’oublions pas que Dieu doit être le premier servi et toutes les œuvres de justice qui ne proviendraient pas de Lui ne peuvent être que stériles, généralement dépendantes des lois positives injustes. Les exemples sont légion en notre temps où la générosité pour la justice ne manque pas mais où elle est nécessairement dévoyée car ne prenant pas sa source dans la loi divine et la loi naturelle. L’exercice de la justice doit mener de pair la perfection intérieure et l’accomplissement extérieur. Les mœurs et l’action doivent être inspirées par une source identique qui les dépasse, l’amour qui vient de Dieu et qui retourne à Lui, admirable circulation qui est la véritable pulsation de ce monde, condition de sa survie et de son avancée vers la vie éternelle.
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