Alors que le Vatican accueille les 8 et 9 juin plusieurs patrons de l’industrie pétrolière pour un sommet sur la transition énergétique Anne Duthilleul, ingénieur du corps des mines et grande spécialiste du secteur de l’énergie, revient pour Aleteia sur les enjeux environnementaux pour les entreprises. Quand la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) devient un défi technique, économique… et spirituel.
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Les plus importants patrons de l’industrie pétrolière participent, ces 8 et 9 juin, à un sommet sur la transition énergétique… au Vatican. Organisé à huis clos par l’Académie pontificale des sciences, ce colloque a pour objectif de sensibiliser ces dirigeants aux dangers du changement climatique. Anne Duthilleul, ingénieure du corps des mines, ancienne présidente de l’Entreprise de recherches et d’activités pétrolières (ERAP, une holding d’Elf), passée par le conseil économique et sociale et la commission de l’énergie et actuellement présidente de la Commission Repères des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens (EDC) décrypte pour Aleteia les défis environnementaux que doivent relever les entreprises.
Aleteia : Le Vatican organise ce 8 et 9 juin une rencontre avec d’importants patrons de l’industrie pétrolière afin de les sensibiliser à la transition énergétique. Pensez-vous que les arguments du pape François puissent peser auprès de ces chefs d’entreprise ?
Anne Duthilleul : Depuis plusieurs années, nous observons de plus en plus que l’Église est attendue et écoutée sur les sujets économiques, sociaux et environnementaux, et pas seulement humains ou sociétaux. Même en France, avant la COP 21, en 2015, plusieurs occasions de débattre avec les représentants des églises et des spiritualités ont été organisées, notamment le « Sommet des consciences » où le Président de la République lui-même avait cité le pape François et l’encyclique Laudato Si’… Il y a une vraie prise de conscience de l’éclairage que peut apporter l’Église et sa sagesse, renouant ainsi avec les propositions de Vatican II, en particulier dans Gaudium et Spes où l’Église se présente comme une aide pour le discernement et les décisions politiques et sociales. Il est donc certain que les chefs d’entreprises qui se rendent à l’invitation du Vatican seront attentifs aux propos du pape François et du magistère.
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Plus généralement, estimez-vous que les entreprises ont conscience de leur responsabilité environnementale ?
Les entreprises n’ont pas attendu ce rendez-vous, ni même la COP 21 et l’Accord de Paris pour être sensibilisées et mobilisées par les enjeux climatiques et environnementaux. Durant toute ma carrière, tant dans l’administration des matières premières et de l’énergie que dans l’industrie, j’ai toujours constaté qu’il y avait une réelle prise en compte de ces questions. Pour des raisons très simples, dans les années 70, il s’agissait d’économiser les approvisionnements en pétrole ou gaz qui coûtaient de plus en plus cher, de même que les matières premières. Donc la motivation des entreprises et celle de l’Etat convergeaient pour des motifs économiques. Ensuite, avec l’élargissement de la concurrence et la mondialisation des productions et des échanges, on a cru que tout serait de moins en moins cher et qu’on pouvait donc oublier ce souci d’efficacité physique, les écarts sur les coûts de main d’œuvre dans les pays émergents, en Europe de l’Est ou en Asie, « écrasant » largement les économies de matière possibles, et les impacts environnementaux n’étant pas compensés dans ces pays… C’était une illusion qui a fait long feu depuis des années ! Le rapport Brundtland en 1987, puis les Sommets de la Terre depuis 1992 ont fait prendre conscience des limites de la planète et de la responsabilité de tous vis-à-vis des générations futures, enclenchant une recherche de développement « durable » pour toute l’humanité. Les mouvements chrétiens ont accompagné cette évolution en rappelant dès 1987, lors de la Conférence œcuménique de Bâle, que la justice, la paix et la sauvegarde de la création étaient indissociables.
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De la prise de conscience aux actes il n’y a qu’un pas souvent difficile à faire… Sont-elles suffisamment “encouragées” (par la loi, les politiques gouvernementales…) dans ce sens-là ?
Il est vrai que les obligations pour les entreprises portent plus sur les moyens à mettre en œuvre (rapport environnemental, devoir de vigilance sur les sous-traitants, stratégie pour le respect des 2° de réchauffement planétaire…) que sur les résultats obtenus. Cependant, les Etats sont comptables devant les instances internationales de leur trajectoire en matière climatique par exemple, et ils tracent donc des chemins qui donnent des signaux et des encouragements. Même s’il n’y a pas de sanctions directes, les entreprises ont le souci de leur réputation, surtout les grandes entreprises mondiales, et elles s’efforcent de ne pas entretenir de controverses sur les sujets environnementaux, auxquels la société civile est très attentive désormais. L’Accord de Paris n’a pas réussi à imposer un prix mondial des émissions de Carbone, pourtant souhaité par de nombreux acteurs, que les EDC avaient soutenu aussi. Des mécanismes de marché ont été mis en place depuis des années pour réguler les émissions de polluants. Certains ont bien fonctionné, d’autres comme le marché des permis d’émission de CO2 n’ont pas eu les effets souhaités, faute de restriction suffisante des quantités d’émissions autorisées après la crise de 2008… Les prix sont trop bas pour influer sur les décisions économiques des acteurs. Et quand le Gouvernement augmente les taxes, il cherche à en compenser une partie des effets pour les consommateurs, atténuant ainsi le bénéfice environnemental attendu. Les niveaux de prix de l’énergie n’incitent donc pas les consommateurs d’énergie à chercher à l’économiser aujourd’hui, contrairement aux décennies passées ! C’est là que réside la difficulté pour passer aux actes. Les sources alternatives comme le biogaz ne sont pas encore économiquement rentables non plus à ces prix trop bas. Alors il reste les engagements volontaires, auxquels je crois beaucoup, car ils existent et sont efficaces.
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Y-a-t-il des mesures concrètes faciles que l’on pourrait mettre en œuvre dans chaque entreprise ?
Le plus simple est de mettre en place un « prix interne du Carbone », qui permet de mesurer l’impact climatique d’un projet et de le comparer à d’autres en intégrant l’externalité que constitue l’émission de CO2 ou d’autres gaz à effet de serre. Ainsi les choix s’orientent dans l’entreprise vers les investissements qui ont un impact moindre sur l’environnement, au-delà des obligations et des coûts réels. Beaucoup d’entreprises le font, y compris dans le secteur pétrolier, puisque les producteurs de gaz ont pris un tel engagement depuis 2015, en marge de la COP 21. Ce n’est pas un engagement philanthropique, puisque ces investissements restent rentables, mais c’est un souci du bien commun planétaire qu’il faut saluer. Les grandes entreprises du secteur sont ainsi orientées vers la substitution du charbon et du pétrole par le gaz, beaucoup moins émetteur de CO2 dans son utilisation (pour peu que l’on évite les fuites !). Ce sont des changements qui sont déjà sensibles, puisque la consommation énergétique mondiale continue à croître, mais que les émissions de gaz à effet de serre s’infléchissent déjà, en Amérique du Nord, en Europe et même en Chine, qui sont les plus gros émetteurs actuellement. Naturellement, il faut encore les diminuer bien davantage ! Mais c’est encourageant.
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Trois ans après sa publication l’encyclique Laudato Si’ a-t-elle, selon vous, porté du fruit ?
Oui, c’est indiscutable. L’essentiel réside pour moi dans l’attention renouvelée portée à toute la Création qui nous entoure (et pas seulement les êtres vivants, d’ailleurs), comme voulue par Dieu et éminemment respectable : « Regardez les lys des champs ! » nous dit Jésus. Ce n’est pas pour rien, cela mérite que nous changions notre regard sur l’environnement, dont nous abusons parfois, sans même y penser. Et cela rejoint totalement l’appel à la solidarité lancé par le pape François : si nous économisons les ressources de la planète, c’est aussi pour que les autres aujourd’hui et demain puissent y accéder plus largement. C’est une forme de partage intergénérationnel et international qui se met en place. L’Accord de Paris a été conclu dans cet esprit, je pense, sous son influence. Dans le même temps, en 2015, ont été adoptés les Objectifs de Développement Durable de l’ONU, qui appellent tous les acteurs à œuvrer pour réduire la pauvreté, la faim, les maladies, les privations de toute sorte dans le monde. En somme, pour que personne ne soit plus exclu, considéré comme un « déchet », comme le dit Laudato Si’, pour que tout homme puisse accéder à un développement intégral, dans une écologie intégrale qui respecte toute la Création. C’est à cela que chacun peut s’engager, à la place qui est la sienne. Pour les entreprises, c’est leur responsabilité économique, sociale, environnementale et sociétale qui est appelée. Le projet de loi PACTE en France va peut-être introduire dans la loi cette interpellation. Cela renforcera la RSE qui est une norme volontaire, libre à chacun de dire et de faire comme il l’entendra pour prendre en considération cette responsabilité plus large… dans le sens du bien commun.