Le 15 août, d’une certaine manière, c’est sacré : jour chômé, fête de l’été à son zénith. En dehors du fait que c’est dans le calendrier une agréable ponctuation que personne ne remet sérieusement en cause, la justification en échappe aux radars médiatiques. Il sera, dans le meilleur des cas, mentionné en passant que les catholiques célèbrent l’Assomption de la Vierge Marie. Or c’est plus hermétique que Noël — où chacun sait tout de même qu’il s’agit de la naissance de Jésus —, que Pâques — pour sa Résurrection —, voire que la Pentecôte — en mémoire du don de l’Esprit saint à ses disciples.
Il y a d’abord, bien sûr, que l’Assomption n’a été proclamée comme dogme qu’en 1950 (bien que nul ne conteste qu’elle a été crue depuis les premiers siècles du christianisme) et qu’on la distingue souvent mal de l’Immaculée Conception (fêtée à un moment moins favorable de l’année, le 8 décembre, et "officialisée" à peine plus tôt, en 1854). En cherchant un peu, on trouve : on n’a jamais cherché le tombeau de la Mère de Jésus parce qu’à la fin de sa vie terrestre, elle n’est pas morte, mais s’est endormie et a été "élevée au ciel" (c’est l’Assomption, aussi nommée "Dormition" en Orient). Et c’est l’aboutissement de ce que les retombées de la déchéance d’Adam et Ève (la séparation d’avec Dieu, donc la propension à pécher et la mort) lui avaient été épargnées dès le sein de sa mère Anne (c’est l’Immaculée Conception), afin que soit pure (c’est-à-dire sainte) celle en qui le Fils de Dieu prendrait chair.
Des cathos peu mariolâtres
Tout cela se tient parfaitement. Mais au-delà de cette logique, évidemment un peu raide pour qui regarde toutes ces histoires résolument de l’extérieur, force est de constater que le culte de la Sainte Vierge est désormais marginalisé dans la culture contemporaine, ou du moins dans les images que celle-ci se donne d’elle-même. Lourdes a beau continuer d’attirer des foules et les autres sanctuaires mariaux de faire le plein, ce n’est pas des événements qui méritent qu’on en parle et encore moins qu’on s’interroge doctement en affolant les populations.
Une part des catholiques porte une part de responsabilité dans ce refoulement, dans la mesure où la Vierge est réduite à la portion congrue dans leur comportement et leur discours. Ils ont l’impression que l’attention portée à la Mère semble parfois se fixer sur elle au point d’occulter que c’est au Fils qu’il faut s’unir. De plus, les dévotions mariales sont surtout formelles et paraissent naïvement superficielles. Tout cela peut avoir un charme vieillot qui n’est pas sans attrait par les temps qui courent. Cependant, la récitation du chapelet et les pèlerinages à n’importe quelle Notre-Dame locale, mais réputée, incitent peu à lire et méditer les Écritures, comme s’applique désormais à le faire la théologie et comme la spiritualité contemporaine y encourage (ce qui concerne Marie est relativement mince, quoique décisif).
La signification du culte marial
Pour se convaincre qu’il s’agit là d’une étroitesse non seulement de la piété, mais encore de l’intelligence de la foi et de l’intelligence tout court, il suffit de se reporter au livre d’un des tout meilleurs théologiens français du XXe siècle, que l’on est en train de redécouvrir : le P. Louis Bouyer (1913-2004) – né protestant et donc rebelle à toute "mariolâtrie", converti au catholicisme et devenu prêtre de l’Oratoire, dont les Mémoires, parus en 2014 au Cerf, ont déjà été réimprimés. Le livre en question a un titre plutôt ésotérique : Le Trône de la Sagesse. Il a été publié en 1957, mais réédité au Cerf en 2009 (on peut donc se le procurer sans peine). Le sous-titre est significatif : Essai sur la signification du culte marial.
Il y est expliqué dès les premières pages que le prototype de l’humanité telle que Dieu notre Père la désire dans son amour n’est pas le Christ, son Fils éternel fait homme dans l’histoire, mais sa Mère, celle dont il a pris la chair, qui y a librement consenti et dont le "oui" demeure l’exemple de référence et comme la matrice de toute foi – ce qui fait d’elle spirituellement la Mère de tous les croyants. Exonérée la première du péché et de la mort, elle ne cesse de nous inviter à faire ce qu’elle a elle-même fait et conseillé aux serviteurs de la noce de Cana : "Faites tout ce qu’il vous dira" (Jean 2, 5). Et non contente de nous y encourager, elle nous prend comme les frères et sœurs adoptifs de son Fils, ainsi qu’il le lui a demandé sur la Croix à travers son disciple bien-aimé (Jean 19, 28-27), et elle ne cesse de nous accompagner comme une mère n’abandonne jamais ses enfants.
Regarder la Vierge pour découvrir à quoi nous sommes appelés
L’Assomption ne nous redit donc pas simplement que Marie est montée "au ciel", mais qu’elle n’y reste pas assoupie dans une béate inactivité. Son écoute de son Fils, "en agonie jusqu’à la fin des temps" (selon l’intuition de Blaise Pascal), demeure le modèle que non seulement elle nous propose, mais encore qu’elle désire et prie que nous soit donné la grâce de suivre. Et notre espérance, c’est son destin, qui ne se limite pas à trouver le bonheur auprès de Dieu, mais d’amener notre prochain à l’accueillir.
Décidément, le culte de la Vierge Marie n’est pas un accessoire folklorique ni une tradition marginale. Ce n’est pas un parmi d’autres, mais le moyen qui nous est donné de comprendre pleinement ce que nous sommes et notre vocation en tant qu’êtres humains qui avons besoin d’un Père et d’une Mère dans les cieux. Et s’il entre là-dedans une part de sentimentalité, voire de naïveté puérile, tant mieux ! Réjouissons-nous, car cela prouve que nous ne sommes pas des idéologues desséchés, et c’est aux enfants et aux simples d’esprit que le Royaume est promis (Matthieu 18, 1-5) – à ceux qui sentent qu’en Marie, la Sagesse divine a le trône qui la rend visible et où même les savants et autres myopes qui se prennent pour des aigles peuvent la reconnaître sans devenir idiots, bien au contraire.