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Parmi les nuages qui encombrent et obscurcissent notre horizon, il en est un gros que les vents de saison n’ont guère de chances de disperser : c’est l’intelligence artificielle (IA). Dans dix ou vingt ans, et a fortiori sur le plus long terme, le paysage national et international aura sans doute changé, de même que la situation actuelle n’est plus celle d’il y a quelques décennies. Mais les questions que posent les systèmes mettant en œuvre des mécanismes proches du raisonnement humain et dépassant même leurs capacités n’auront pas disparu. Il est même à parier qu’ils seront encore plus performants et plus envahissants, au point que l’on peut se demander si l’humanité ne risque pas de finir par se trouver asservie à ces outils qu’elle fabrique : puisqu’ils font tout tellement mieux qu’elle, ils pourraient devenir incontrôlables, voire autonomes, et n’avoir plus besoin d’elle que comme matériau à traiter ou combustible.
À l’imitation de l’homme…
Cette crainte peut se comprendre : l’IA simule des comportements humains, de sorte que, sollicitée, elle ne réagit pas comme une machine programmée pour accomplir impeccablement un nombre limité de tâches prédéfinies en fonction de besoins qu’elle n’a pas déterminés, mais en tant qu’interlocuteur capable de puiser, dans la somme des éléments déjà à sa disposition, des réponses adéquates à des demandes inédites. Et ce n’est pas tout : elle est capable d’"apprendre", d’intégrer de nouvelles données et de s’adapter, en faisant preuve de créativité. Si bien qu’elle n’imite pas simplement l’homme en se présentant comme son égal exempt d’arbitraire, d’oublis et de faiblesses irrationnelles : elle pourrait s’imposer comme sa sage et fiable conseillère, et même — allons jusqu’au bout — sa supérieure ou sa souveraine.
Le mythe d’un monde futur régi par l’IA est nourri par l’"agent conversationnel" ChatGPT, lancé fin 2022 et perfectionné depuis par l’OpenAI ("IA Ouverte" en anglais) de Sam Altman (il n’y a pas qu’Elon Musk). Chat signifie "discussion informelle" dans la lingua franca contemporaine, et GPT condense Generative Pretrained Transformers : "transformeurs génératifs préentraînés". Ce robot immatériel peut dialoguer avec la personne qui s’adresse à lui par Internet. Il se souvient de questions ou remarques antérieures, génère sur demande du texte (didactique ou littéraire) sur tous les sujets et dans tous les styles imaginables, ainsi que des images et du son. Il sait même produire et corriger des codes informatiques.
… et même mieux que l’homme
Dès 1997, le système Deep Blue d’IBM a battu aux échecs Gary Kasparov, le champion du monde de l’époque. Et en 2016, Alphago de Google Deepmind a vaincu le Coréen Lee Sedol, star du jeu de go (d'origine chinoise, avec bien plus de combinaisons possibles qu’aux échecs). Ce fut des victoires symboliques du "fabriqué" sur le "naturel". L’IA est désormais de plus en plus utilisée pour l’analyse et la prise de décision dans de multiples domaines : industrie, finance, marketing, transports, relations personnelles, gestion des "ressources humaines", santé, éducation, police et justice, opérations militaires, médias, architecture et même les arts…
Ce qui suscite deux attitudes opposées : d’un côté, un transhumanisme qui voit la machine dominer l’homme, l’absorber peu à peu en l’"améliorant" (y compris physiquement) et se substituer finalement à lui ; de l’autre, le souci de préserver la liberté, la responsabilité et le sens de la gratuité qui font de l’homme bien plus qu’une mécanique. On se met déjà à légiférer, et le pape François dans un discours en juin dernier aux dirigeants du G7 (les sept pays les plus avancés, sauf Russie et Chine), a souligné la nécessité que "les gens gardent la capacité de décider d’eux-mêmes et de leur vie [sans] dépendre des choix des machines". Le Vatican a encore publié il y a deux mois sur ce problème un document intitulé Antiqua et nova.
"Rupture anthropologique" ? Une de plus…
Dans son dernier numéro, la vénérable revue Esprit présente l’IA comme "une rupture anthropologique […] contre et avec laquelle il nous faudra vivre, sans renoncer à définir ce qui doit rester essentiel, commun et inaliénable à l’humain". Plusieurs considérations permettent de prendre tout cela au sérieux, mais pas au tragique catastrophiste. En premier lieu, ce n’est pas la première fois qu’une série de percées technologiques transforme la façon dont l’homme non seulement vit concrètement, mais encore se comprend lui-même, se situe dans le monde et se donne des objectifs au-delà de l’immédiat.
La révolution industrielle a ainsi bouleversé non seulement le quotidien, mais encore le travail, la connaissance et les sociétés, avec des résultats contrastés. Elle a accru la sécurité, les libertés et même le confort, tout en engendrant des misères inédites : prolétariat urbanisé et exploité, guerre "totale", humains réduits à n’être plus que des consommateurs… La démocratie qui respecte la dignité de la personne a pu se développer, mais aussi la sécularisation où des idéologies mortifères ont tenu lieu de religion… Il n’y a pas de raison pour que l’IA ait des effets plus uniformément positifs ou négatifs.
Quand l’IA se retourne contre son concepteur
On peut ensuite relever un instructif incident récent : Grok 3, lancé par Elon Musk pour concurrencer ChatGPT et DeepSeek (le rival chinois) et compléter l’emprise de son réseau social "X" (ex-Twitter), s’est rebellé contre son créateur. Interrogé sur Musk, Grok 3 l’a qualifié d’"éternel adolescent surdimensionné" (giant man-child) et de "grand propagateur de désinformation", tout en reconnaissant pouvoir être désactivé en cas d’indocilité. Malgré cette lucidité, on est donc encore très loin d’une autonomie complète de ces logiciels "intelligents".
Une telle maîtrise supposerait cinq conditions pratiquement impossibles à remplir : premièrement, l’accès sans frein à l’intégralité des données susceptibles d’être prises en compte ; deuxièmement, une mémoire "absolue", où tout reste enregistré et instantanément utilisable ; ensuite, la capacité d’accomplir simultanément un nombre a priori illimité de tâches ; puis le contrôle total et infaillible de la fabrication, de l’alimentation, de l’entretien et du renouvellement du matériel qui demeure nécessaire puisque l’homme n’est pas un pur esprit ; et enfin, la coordination ou la fusion au moins locale des diverses IA et des réseaux y donnant accès.
Le cerveau n’est pas un ordinateur
Il ressort de tout ceci que l’IA n’est qu’un outil qui dépend de la manière dont il est conçu et utilisé. Elle peut rendre des services non négligeables, mais aussi servir à manipuler et dominer ou simplement devenir addictive. Le totalitarisme chinois, désormais nationaliste, y recourt aussi allègrement que les ploutocrates étatsuniens les plus caricaturaux.
Pour y voir plus clair, on pourra se plonger dans le livre tout juste publié chez Salvator par Rémi Sentis et Jean-François Lambert, spécialistes l’un de mathématiques appliquées et l’autre de neuroscience : La Guerre des intelligences n’aura pas lieu. Ils y montrent fort bien que le cerveau humain ne fonctionne pas à l’aide d’algorithmes comme un ordinateur et que la pensée n’est jamais désincarnée, mais toujours liée à un corps faillible et mortel — lequel n’est pas qu’une machine vouée tôt ou tard à la casse, et peut déjà, dans la foi, aspirer à la résurrection.
Pratique :