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Le pape François n’a pas précisé pourquoi, bien qu’invité, il ne viendrait pas à Paris pour la réouverture de Notre-Dame. Il n’a en revanche pas caché pour quoi il se rendra huit jours plus tard, le 15 décembre, en Corse : il tient à participer à la conclusion d’un colloque sur "La religiosité populaire en Méditerranée". On peut lui reconnaître une certaine suite dans les idées : déjà en septembre 2023, il était à Marseille pour la clôture des troisièmes (après Bari en 2020 et Florence en 2022) "Rencontres méditerranéennes".
C’est donc la Méditerranée qui l’intéresse. C’est compréhensible : le christianisme est né et a grandi sur les bords puis le pourtour de cette mer-là, au carrefour de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe qui s’est plus tard exportée aux Amériques et en Océanie. Et ce lieu-berceau et charnière est aujourd’hui le théâtre de multiples frictions. On peut aussi relever qu’en ces deux occasions, le pape est reçu par des évêques (Jean-Marc Aveline à Marseille, François-Xavier Bustillo à Ajaccio) qu’il a repérés comme Napoléon ses maréchaux en en faisant des cardinaux.
À Ajaccio comme déjà à Marseille
Mais il faut encore noter la parenté entre les thèmes des événements méditerranéens de septembre 2023 et de décembre 2024 qui ont attiré le Pape : dans les deux cas, il s’agit d’échanges sur des expériences spirituelles et culturelles vécues "à la base", c’est-à-dire de la "religiosité populaire", comme c’est explicitement annoncé pour le congrès d’Ajaccio. Sans doute faut-il laisser aux spécialistes réunis en Corse le soin de définir un peu rigoureusement ce qu’il convient d’entendre par là, d’évaluer l’ampleur du phénomène et d’analyser les opportunités qu’il présente aussi bien que les dérives auxquelles il peut donner lieu.
En attendant, n’importe qui peut percevoir que "populaire" est l’opposé symétrique d' "élitiste" et que, volens nolens, le catholicisme est progressivement devenu, dans la seconde moitié du XXe siècle, sinon sélectif au moins minoritaire en Europe occidentale, en même temps qu’avec notamment le concile Vatican II, il se réformait dans un double sens : d’une part une "ouverture" au monde et à la "modernité" qui n’était nullement une capitulation et bien plutôt un discernement sans appréhensions ; d’autre part un recentrage sur les sources de la croyance et de la prière dans les Écritures et sur l’intelligibilité de la pratique sacramentelle, de manière à rendre l’adhésion de foi moins conformiste et plus personnelle, plus intériorisée.
L’Église élitiste malgré elle
Le paradoxe est que ces efforts semblent avoir eu un effet contraire à la louable intention qui les animait (offrir au plus grand nombre un christianisme plus authentique) et contribué à une marginalisation du catholicisme. Beaucoup ont en effet trouvé que les réformes liturgiques rendaient le culte trop didactique et faisaient perdre le sens du "sacré". Par ailleurs, l’accent mis sur la "spiritualité" (le rapport intime et individuel à Dieu : notion peu répandue jusqu’au XXe siècle) a sans doute découragé pas mal de réticents ou hésitants sans être hostiles, qui se contentaient d’une piété intermittente et "suiviste". C’est ainsi qu’à une religiosité "sociologique" et encore "de masse" s’est substituée une religion "par choix", fatalement quelque peu marginalisée, imposant l’alternative "tout ou rien" dans l’engagement de foi.
Cette évolution a vite été critiquée, en dénonçant les prêtres qui, au lieu de défroquer comme tant d’autres dans l’effervescence postconciliaire, promouvaient l’aggiornamento avec un zèle d’apparatchiki aussi enthousiastes qu’obtus. On peut citer deux pamphlets du théologien nullement lefebvriste Louis Bouyer (1913-2004) : La Décomposition du catholicisme (1968) et Religieux et Clercs contre Dieu (1975). Et la religiosité populaire a été défendue par deux auteurs assez différents. D’un côté, Robert Pannet (1918-1990), prêtre diocésain et sociologue amateur non sans mérites bien que sans agressivité, avec Le Catholicisme populaire (1974).
Un certain anticléricalisme
De l’autre, le dominicain lorrain Serge Bonnet (1924-2015), plus universitaire mais proche du monde ouvrier et polémiste de talent, avec À hue et à dia (1973), sous-titré Les avatars du cléricalisme sous la Ve République. Il a aussi publié en 1976 Prières secrètes des Français, où il étudiait les messages laissés dans les sanctuaires par les visiteurs sur les cahiers mis à leur disposition. C’était "la voix des sans-voix" de l’Église, échappant à la tutelle de leurs curés soupçonnés d’avoir seulement retourné à 180 degrés leur conformisme foncier, en inversant l’antimodernisme en vigueur depuis la Belle Époque en antitraditionalisme après Vatican II.
Il n’y a cependant pas là une défiance du clergé en bloc. Les pères Bouyer et Bonnet (entre autres) ne visaient d’ailleurs que certains bureaucrates ecclésiastiques ou théologiens vedettisés en raison de leurs audaces (des "influenceurs", comme on dit aujourd’hui). Il n’empêche que l’intérêt pour "la religion populaire" demeure lié à des griefs contre le cléricalisme. L’idée est que les prêtres sont au service du "peuple", lequel reste certes conscient d’avoir besoin d’eux, mais entend qu’ils répondent à ses attentes, et non qu’ils les censurent et en lui dictent d’autres.
Le "sens de la foi"
Le présupposé est que les fidèles savent collectivement et comme d’instinct ce qu’ils ont à croire et à faire. Or c’est en réalité non pas dans une autonomie spontanée qu’ils le "sentent", mais grâce à ce qu’ils ont appris dans ou de l’Église. Et la vérité plus profonde est qu’ils le reçoivent et l’interprètent grâce aux dons de l’Esprit saint, lequel inspire déjà l’enseignement du Magistère, si bien qu’il ne saurait y avoir d’opposition entre la foi transmise et la foi vécue. Vatican II l’explique bien fort au n. 12 de Lumen gentium (ci-après LG).
La foi n’abolit pas la religiosité et peut être utilisée pour réveiller des tentations de superstition et de magie, ou d’affirmation identitaire.
Il est alors possible d’admettre que, de même que l’autorité du clergé peut, en des endroits et à des moments donnés, se dévoyer en autoritarisme assurément critiquable, de même la piété dite populaire peut verser dans des dévotions où le christianisme paraît redoutablement superficiel, tronqué ou déformé. L’infaillibilité proclamée à Vatican I en 1870 n’est reconnue en 1964 par Vatican II (LG, 25) qu’au souverain pontife "définissant, par un acte définitif, un point de doctrine touchant la foi ou les mœurs", mais pas plus à un ressenti particulier émergeant de "la base" qu’à un discours "ordinaire" d’un curé, d’un évêque, du Vatican ou même du pape.
Le cœur plutôt que la raison
C’est l’ensemble des fidèles, "le peuple tout entier […], des évêques au plus effacé des laïcs", dans sa continuité à travers le temps et pas seulement l’espace, qui "ne peut se tromper dans la foi" — et non telle ou telle manifestation ponctuelle (même si elle devient une tradition locale) sous le seul prétexte que la hiérarchie n’en a pas eu l’initiative et se contente de l’accompagner. C’est de toute façon "à ceux qui ont la charge de l’Église de porter un jugement sur l’authenticité de ces dons et sur leur usage bien ordonné" (LG, 12 à nouveau).
Les difficultés viennent pour une part de la persistance de la religiosité naturelle. La foi ne l’abolit pas et peut être utilisée, selon les circonstances, pour réveiller des tentations de superstition et de magie, ou d’affirmation identitaire. Un autre problème est qu’un culte lié à un(e) saint(e), une apparition ou un miracle, risque de s’arrêter sur ce moyen d’accès à la foi sans y introduire pleinement. Les dévotions populaires permettent cependant des adhésions émotionnelles qui ne sont nullement méprisables et même humainement nécessaires, dans la mesure où, au moins implicitement, elles expriment en même temps de la confiance et une humble impuissance à tout maîtriser rationnellement. L’élévation à la messe de l’hostie consacrée à partir du Moyen Âge, ainsi que les dogmes de l’Immaculée Conception (1854) et de l’Assomption (1950), qui ont répondu à des demandes du "peuple de Dieu", demeurent des exemples fructueux de "religion vécue" précédant des reconnaissances institutionnelles.