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L’héroïsation de l’abbé Pierre, cet effet négatif du besoin d’admirer

ABBE-PIERRE-AFP

Abbé Pierre.

Paul Airiau - publié le 13/09/24
Le besoin d’admirer des figures montrant que Dieu est toujours présent a trompé les catholiques sensibles aux effets de la sanctification médiatique, explique l’historien Paul Airiau à propos du cas de l’abbé Pierre. Dans l’Église, ce n’est pas la notoriété qui fait le saint.

Les informations sur les agressions sexuelles de l’abbé Pierre se multiplient depuis l’été et prennent une dimension plus historienne (recours aux archives), même si la démarche historique reste limitée. On ne peut que s’en féliciter. Non tellement parce que cela consolide s’il le fallait un fait historique déjà établi — Henri Grouès a commis un nombre important d’outrages et d’attentats à la pudeur (pour reprendre d’anciennes catégories juridiques) — mais parce que cela manifeste combien l’héroïsation de clercs au sein du catholicisme et de la société française fut ce qui permis à ces comportements de perdurer.

Les bonnes cases au bon moment

Il faut donc aussi observer cette héroïsation, et non seulement les attitudes des autorités ecclésiales, publiques et caritatives et la psyché de l’abbé Grouès. Celui-ci cochait toutes les bonnes case au bon moment. Résistant et aumônier de la Marine, il était établi comme un héros de l’Occupation et de la Libération. Conservant son pseudonyme d’abbé Pierre, il investit le champ politique parmi la mouvance démocrate-chrétienne. Il rejoint une petite brochette de prêtres députés qui, plus ou moins avec la bénédiction de leur évêque, assure à l’Église une visibilité politique plus importante qu’avant 1939 et garantit symboliquement l’intégration du catholicisme aux vainqueurs de la guerre, malgré le soutien premier et durable à Vichy.

Il peut devenir celui qui symbolise, si ce n’est la coïncidence, tout au moins la possible correspondance de la charité et de la fraternité, du catholique engagement préférentiel pour les pauvres et de la solidarité nationale.

Transférant son capital politique vers le champ caritatif alors que le premier lui avait imposé des logiques d’appareil et de discipline collective auxquelles il n’entendait pas se plier, il devient brutalement en 1954 le symbole absolu de la charité populaire suppléant à l’impéritie de l’État. Devenu la figure mythologique analysée par Roland Barthes, car il a su se donner une puissante identité visuelle, il entame une carrière internationale de conférencier et prédicateur qui réactualise son engagement pour la paix hors de la logique de Guerre froide. Catholicité, charité, solidarité, il est désormais un héros international.

Un phénomène progressif

Mais il est partiellement effacé en France, jusqu’à ce que les transformations de la question sociale dans les années 1970-1980, avec la fin des Trente Glorieuses, la montée du chômage et les difficultés du logement, lui redonnent une place importante dans l’imaginaire et les représentations collectives. Il peut devenir celui qui symbolise, si ce n’est la coïncidence, tout au moins la possible correspondance de la charité et de la fraternité, du catholique engagement préférentiel pour les pauvres et de la solidarité nationale. L'abbé Pierre et Coluche, c'est désormais la bonté française. Qu’il propose en sus une figure sacerdotale indépendante et non toujours conforme aux attentes de la hiérarchie et du Vatican lui assure une aura encore plus importante. Il est un prêtre compatible avec les temps contemporains.

Alors que s’enracinait la sécularisation, les catholiques ont eu besoin de figures montrant que Dieu continue à circuler dans la société. Il leur a fallu avoir, de manière presque passionnée, des vivants présents au milieu d’eux (...) qui garantissent que le contact avec Dieu est possible.

L’héroïsation d’Henri Grouès en abbé Pierre est donc un phénomène progressif et cumulatif. Au sein du catholicisme, elle correspond aux mutations de la deuxième partie du XXe siècle. Elle assume et renouvelle les icônes sacerdotales du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, succédant aux intellectuels (Félicité de Lamennais), aux prédicateurs (Henri-Dominique Lacordaire, Henri Didon), aux curés ruraux (Jean-Marie Vianney), aux députés (Jules Lemire), aux propagandistes (Daniel Bergey, Jean-Marie Degranges). Elle remplace le réformateur radical (Bernard Besret) et l’emporte sur celle de l’évêque transigeant (Jacques Gaillot). Elle manifeste combien les catholiques ont besoin de figures sacerdotales symboliques. Faut-il y voir simplement la participation à la "notoriétarisation" de la société moderne qui fait de la popularité un capital social avec l’apparition de romanciers à succès, d’intellectuels de références, de gloires sportives, de vedettes et de stars du cinéma, d’icônes de la chanson et d’influenceurs d’Internet ? Ou bien faut-il rechercher des logiques structurelles plus profondes ?

La recherche de signes

Si la première piste relève de l’évidence, la seconde ne peut être négligée. Le catholicisme s’est construit depuis toujours ou presque comme religion de la possibilité de la transformation des comportements vicieux en vie vertueuse et comme religion de l’intermédiation entre Dieu et les hommes par le biais d’humains, morts ou vivants. Morts, ce sont les martyrs, les saints, les bienheureux, tous ceux tenus pour des intercesseurs efficaces pour les prières des croyants et des fidèles et comme ayant vraiment converti leurs passions en vertus. Vivants, ce sont les moines et moniales, les évêques et les prêtres, les religieux et les religieuses, les dévots et les dévotes, ceux qui se sont engagés radicalement pour Dieu et qui, petit à petit ou intensément, réalisent visiblement en leur vie le nécessaire abandon de tous les comportements peccamineux.

(...) La chute de l’icône abbé Pierre dit peut-être qu’est venu un temps où les catholiques vivront sans figures de références vivantes toujours potentiellement idoles.

Or le poids de cette deuxième catégorie s’est considérablement accru depuis le début du XIXe siècle. Alors que s’enracinait la sécularisation, les catholiques ont eu besoin de figures montrant que Dieu continue à circuler dans la société. Il leur a fallu avoir, de manière presque passionnée, des vivants présents au milieu d’eux, visibles, touchables, fréquentables, qui garantissent que le contact avec Dieu est possible et efficace, que le joug du Christ est effectivement léger, et que l’Esprit anime toujours l’Église et y attire tout un chacun. Sans doute aussi ont-ils eu besoin de voir en autrui ce qu’eux-mêmes n’arrivent pas à faire ou font petitement ou mal, afin de pouvoir continuer à croire et tenter de conformer plus ou moins leur vie à ce qu’ils croient. Il leur a fallu des signes visibles, loin de la foi nue.

Une société de la notoriété

Bref, ils ont subrepticement transféré la sanctification produite par les rites médiateurs vers les ministres de la médiation. On sait combien cela a pu susciter de conflits, de critiques et de réserves, et l’on sait désormais combien cela peut susciter de désillusions. Mais le catholicisme peut-il cesser d’être ce qu’il est, surtout en ces temps qui le voient se rétracter comme peau de chagrin ? À cet égard, la chute de l’icône abbé Pierre dit peut-être qu’est venu un temps où les catholiques vivront sans figures de références vivantes toujours potentiellement idoles, et qu’il leur faudra trouver d’autres manières d’assurer la circulation sociale de Dieu que celles qui sont à l’œuvre dans une société de la notoriété.

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