Aux dix cadeaux de mariage sortant de l’ordinaire que conseillait récemment Aleteia, qu’on nous permette d’ajouter un onzième : le premier tome (1901-1932) des Lettres intimes (DDB) qu’échangèrent Jacques et Raïssa Maritain au cours de leur cinquante-six ans de vie commune. Magistralement présenté et annoté par les plus fins connaisseurs (René Mougel, Michel Fourcade, Sylvain Guéna), le volume nous place tout près de la source de la fécondité de ces époux qui étaient tout aussi épris l’un de l’autre que de la solitude où ils savaient qu’on peut trouver Dieu.
Litanie de mots tendres
Le cadeau, certes, ne conviendra pas à tous les mariés. Il suppose une certaine familiarité avec les terrains culturels de la bataille spirituelle du XXe siècle, ces aventures de la grâce racontées par Raïssa dans Les Grandes Amitiés (à offrir en plus, donc). Si nous rappelons en outre que Jacques et Raïssa n’eurent pas d’enfants et qu’ils firent même, après huit ans de mariage, un vœu de chasteté secret, nous aurons peut-être achevé de discréditer notre cadeau auprès de la génération de la théologie du corps de Jean Paul II. Disons seulement que les Maritain, comme toutes les grandes figures spirituelles, furent des exemples inspirants et non des modèles à imiter. À ceux qui excluaient les vocations particulières différentes de la leur, Raïssa conseillait de ne pas oublier "la liberté des moyens divins".
Une chose est sûre : les lettres, souvent deux par jour, que s’écrivaient les Maritain dès qu’ils étaient séparés, témoignent d’une attention à l’autre et d’une tendresse qu’on souhaite à tous les couples après plus de vingt-cinq ans de mariage. "Mon cher petit agneau", "ma brebis adorée", "Je relis ton poème pour me tenir l’âme où il faut", "Ta prière, ton âme, ton visage sont ma lumière et ma paix", "Quand tu n’es pas là je ne jouis pas des choses, cela reste un spectacle et n’entre pas dans l’âme", "Mon Jacques bien aimé, c’est un grand chagrin pour moi de ne pouvoir t’embrasser demain [...] — de ne pouvoir baiser longuement ton cher front à cette petite place près de la tempe qui semble faite exprès pour mes lèvres — et par où vient une telle douceur — plus douce que le miel"... Au chapitre de la litanie des mots tendres, les Maritain n’ont rien à envier à personne. En revanche, ils n’oubliaient jamais la source, à l’image de Raïssa disant en parlant de Dieu : "Là aussi on trouve le miel."
Une constante complicité intellectuelle
Au sujet de leur vœu, révélé seulement après la mort de Raïssa — ils connurent donc les lourdement compatissants "c’est triste pour vous de ne pas avoir d’enfants" —, Jacques écrivit : "Nous pressentions, et ç’a été une des grandes grâces de notre vie, que la force et la profondeur de notre mutuel amour s’en trouveraient accrues comme à l’infini." Pas une des 712 lettres réunies dans ce premier tome qui ne le manifeste, contre toutes les élucubrations sur leur supposé mariage de façade et autres balourdises sur le Da Maritain Code. "Ma petite Raïssa, tu es ma brebis fidèle, ma lampe ardente, mon repos, ma joie, ma solitude, ma force, ma patrie, mon centre. Où puis-je mieux trouver le bon Dieu qu’auprès de toi ?"
Quand le vieux philosophe Maritain définit "l’amour-fou", on sent qu’il fouille sa mémoire plus encore que ses lectures. Beau cadeau, donc que ce recueil qui témoigne sans cesse d’une extrême tendresse conjugale, attentive à la moindre ombre au cœur de l’autre : "J’ai reçu ta dépêche : “Tout va bien”. J’essaie de pénétrer le mystère de ces trois petits mots. C’est bien, seulement, ce n’est pas très bien, et c’est peut-être seulement assez bien..."
On est également frappé par la constante complicité intellectuelle de ces deux esprits d’exception. "La moitié de mon âme a fait la moitié de cette œuvre (Dimidium animæ dimidium operis effecit)", écrivit Jacques en exergue d’Art et scolastique pour rendre hommage au rôle joué par Raïssa dans l’écriture. La correspondance révèle plus que jamais que la formule vaut pour tous ses écrits (livre, article, lettres) et que la réciproque est vraie (voir la lettre difficile de Raïssa à Bernanos sur l’antisémitisme).
Il est beau de voir à quel point la tendresse n’est jamais soumission intellectuelle béate, mais qu’elle pousse au contraire à chercher sans relâche la formule la plus juste pour le travail de l’autre. À propos des Degrés du savoir, Raïssa écrit : "J’ai commencé à relire le chap. IV et je me sens très hostile à tes nouveaux néologismes ! Trans-réel trans-sensible et trans-intelligible sont impossibles. Je t’annonce une résistance acharnée !" Ce à quoi Jacques répond : "J’ai cédé pour objectal. Mais ici je ne peux pas céder, je te préviens que mon entêtement sera absolu."
Dans le cœur de Dieu, pour le salut des âmes
Perpétuelle tendresse attentive, haute exigence de vérité. La plus précieuse leçon conjugale en acte que les jeunes mariés pourront trouver dans ce cadeau puise toutefois plus profond encore. C’est la nécessité de préserver à tout prix le cœur à cœur avec Dieu pour mieux aimer l’autre. Jacques perçut très vite la vocation contemplative hors norme de Raïssa : « Plus que jamais ton oraison est le centre et la pierre fondamentale de notre vie. »
Avec une fine attention inquiète (au sens strict de « sans repos»), il l’invite à une vigilance intraitable : "Ma petite Raïssa bien aimée, deviens féroce contre toi et contre les autres pour défendre tes heures d’oraison." Heureuse épouse, celle dont le mari ne considère jamais Dieu comme un rival : "Sois féroce là-dessus ma douce bien aimée. Il faut, il faut que tu sois avec le Bon Dieu et avec lui seul." Et heureux mari, celui à qui sa femme écrit : "Ni seule ni avec toi, vois si je puis être heureuse."
Cet appel de la solitude étonnera peut-être ceux qui ont en tête une maison de Meudon ouverte à tous, où se pressaient en nombre les écorchés vifs d’un monde sans Dieu et, parfois aussi, les curieux de lieux à la mode. De ses visites à Meudon et de ses rencontres avec les Maritain, Mauriac tira une belle réponse à ce soupçon de mondanité : "Attirée invinciblement à la contemplation, Raïssa devait s’en arracher pour demeurer au plus épais des hommes, et des plus corrompus." C’est peut-être cela que ces lettres illustrent le mieux.
On y lit un perpétuel tiraillement entre l’aspiration au silence monastique — "une vraie chartreuse de recueillement et de prière" — et l’impossibilité de se détourner des assoiffés d’Absolu, artistes et désespérés, qui frappaient à la porte. Le foyer de Meudon apparaît comme un cloître à la règle assouplie par l’urgence, dont les habitants s’interdisaient de choisir entre solitude et accueil. À propos de disciples du père Charles Henrion, petit groupe "naïvement persuadé qu’on ne peut aimer Dieu qu’à Sidi-Saad", Raïssa écrit à Jacques : "Tout cela est plus maladroit et bébête que grave. Mais je ne comprends rien à ces contemplatifs qui ont “soif du cœur de Dieu”, et n’ont pas cette soif du salut des âmes et du règne de la vérité qui était celle de Jésus sur la croix et toujours." La vocation particulière des Maritain, sans oublier le rôle de Véra, la sœur de Raïssa, se devine tout entière en filigrane de cette remarque.
En pleines batailles
Rien ne vaut peut-être la formule de Mauriac pour définir son couple d’amis : « Des contemplatifs, mais en pleine bataille. » Bataille intellectuelle, bien sûr, dans laquelle Jacques fut régulièrement en première ligne par sa redécouverte de l’actualité de saint Thomas d’Aquin ; bataille culturelle, pour ne pas claquer la porte de l’Église au nez d’artistes cherchant Dieu dans les recoins peu attirants de la nature blessée ; bataille politique, pour rappeler que toutes les banderoles ne conviennent pas au Christ ; bataille intérieure, enfin et surtout, tant les Maritain durent lutter, en eux et à leur porte, contre les attaques de l’esprit du monde, mais aussi contre la tentation de déserter.
Précieux cadeau de mariage, décidément, puisqu’il invite à un amour fou, où chacun puise en Dieu, mais grâce à l’autre, la force de ne déserter ni la bataille, ni la contemplation.
Pratique :