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Éric-Emmanuel Schmitt : “Marcher en Terre sainte, c’est continuer d’écrire l’évangile”

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Éric-Emmanuel Schmitt.

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Valdemar de Vaux - publié le 24/04/23
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À la demande du Vatican, Éric-Emmanuel Schmitt est parti en septembre dernier comme pèlerin en Terre sainte. L’auteur membre de l’académie Goncourt, qui avait déjà parlé de sa foi dans son roman “La Nuit de feu”, revient avec un carnet de voyage sous forme de réflexion sur le christianisme, Jérusalem, et sa foi, désormais attachée au Christ : “Le Défi de Jérusalem”. Entretien.

De Chateaubriand à Lamartine, le récit du voyage en Terre sainte est un lieu littéraire éprouvé. Sans être toujours très spirituels ou intimes. Au contraire, Éric-Emmanuel Schmitt livre, dans Le Défi de Jérusalem, une réflexion à la fois sur Jérusalem, les lieux saints et sa foi. La ville de la paix, d’apparence guerrière, devient sous sa plume un lieu d’appel à la fraternité. Les lieux saints, dont l’aspect et la vie rituelle ne convainc pas toujours le membre de l’académie Goncourt, sont en revanche le cadre d’une nouvelle "nuit de feu" après celle vécue dans le désert du Hoggar et racontée dans le roman éponyme. La foi, d’abord indéterminée, est aujourd’hui incarnée. De solitaire, elle est devenue communautaire. Une invitation à aller affronter au Levant les mystères du christianisme : "Je crois qu’il faut faire l’épreuve, l’expérience de la Terre sainte. D’abord parce que partir est essentiel, il y a là une hygiène spirituelle."

Aleteia : Le Vatican vous a proposé de partir en Terre sainte et d’en retirer un livre. Pourquoi avez-vous accepté, quitte à ralentir votre travail de romancier et de dramaturge ?
Éric-Emmanuel Schmitt : J’avais en fait un grand désir de ce voyage en Terre sainte, et en même temps une peur aussi grande. Je n’y étais jamais allé et j’avais peur d’être déçu, de ne rien sentir, d’un voyage seulement touristique. Cet appel, au sens propre et figuré, du Vatican a été le déclic.

Vous a-t-on imposé une forme, quels étaient les besoins du Saint-Siège ? A-t-on relu votre livre avant publication ?
J’ai dit oui pour partir, mais je n’ai rien signé du tout. Je n’ai jamais fait de commande de mon existence, j’ai simplement dit au Vatican que je reviendrais peut-être avec un livre, mais je ne me suis engagé à rien. La phrase inaugurale était : "Nous aimons votre foi et votre liberté." J’étais heureux de voir que l’on allait respecter les deux. Je n’ai pas promis de livre mais, bien évidemment, en revenant, le livre était là. 

Ma foi est née dans le désert et a grandi dans la lecture donc dans la solitude. Je suis arrivé comme ça en Terre sainte, pèlerin parmi d’autres dans un groupe.

Le Pape a lu votre ouvrage et l’a commenté. Vous avez même eu un entretien avec lui. Qu’est-ce qui vous touche le plus chez lui ?
Les choses sont plus compliquées que cela. J’étais en train d’achever le livre, et le directeur des éditions vaticanes m’a appelé et m’a demandé si j’acceptais de lui transmettre pour le faire lire par le Pape. Pensant jeter une bouteille à la mer, François revenant de son voyage en République Démocratique du Congo sûrement fatigué. C’était mal le connaître. Quatre jours après j'ai reçu ce message: "Le Pape l’a lu et il est en train de t’écrire une lettre." Je l’ai reçue le lendemain, et elle m’a profondément touché, ne serait-ce que "caro fratello Éric-Emmanuel". Il a déjà fallu que je reprenne ma respiration…

Et quand votre rencontre avec le pape François a-t-elle eu lieu, après cela ?
Non, non, avant. Le dernier jour de mon séjour en Terre sainte, le Vatican m’appelle en me disant : "Il [le pape François] t’attend dans deux jours." Ce fut une grande émotion pour moi, homme imparfait et croyant encore plus imparfait. Se retrouver devant lui était un honneur, mais un bouleversement intérieur aussi. Ce qui m’a marqué, c’est son extrême simplicité. Il est direct, il a de l’humour. Et malgré son âge, ses problèmes de santé, il est porté, il est vraiment porté par une force. Il me parlait en italien et moi je lui répondais en français. Il parle d’ailleurs si bien le français : il m’a cité ex abrupto le mémorial de Blaise Pascal !

Partiez-vous à Jérusalem en pèlerin, en croyant, en curieux, en écrivain..? Au fond, que vous attendiez-vous à voir et à ressentir ?
Comme je le raconte dans le livre, je suis né dans une famille athée même si j’ai été baptisé par conformisme social. Ma formation aussi a été athée : élève de Derrida à Normale Sup’, doctorat sur Diderot et spécialiste de la philosophie du XVIIIe siècle… J’ai raconté dans La Nuit de feu comment, dans le désert du Hoggar, à 28 ans, j’ai reçu la foi. Cela a changé ma vie. Après, il y a eu un rapprochement avec le christianisme, parce que la lecture des évangiles m’a transformé. Je pars à Jérusalem comme un chrétien, absolument pas pratiquant. Mais pas du tout, même farouchement anti-rites, c’est-à-dire farouchement solitaire. Ma foi est née dans le désert et a grandi dans la lecture donc dans la solitude. Je suis arrivé comme ça là-bas, pèlerin parmi d’autres dans un groupe. J’aurais pu visiter la Terre sainte autrement, comme un VIP, mais je ne voulais pas, comme si je sentais quelque chose.

Depuis que je suis revenu de Jérusalem, je vais à la messe. C’est un changement radical, l’eucharistie m’est indispensable. 

Arrivé non-pratiquant, comment votre foi a-t-elle été changée par ce séjour ?
La première fois que l’on m’a parlé de dire les vêpres, je me suis dit que je n’allais pas tenir. J’y vais, et je découvre la force et l’intérêt des rites, des offices. À l’École biblique de Jérusalem, dans la suite du séjour, en plus des offices, je vais à la messe du matin…à 7h30. Je découvre, oui, l’intérêt du rite, qui est à heure fixe et qui rassemble, qui me permet de lutter contre l’atomisation de mon esprit dans la journée. On se recentre dans le rite, je saisis la force de la prière imposée. Je suis quelqu’un qui prie, mais pas du tout avec les autres…Et puis, il y a l’eucharistie bien sûr. Depuis que je suis revenu de Jérusalem, je vais à la messe. C’est un changement radical, l’eucharistie m’est indispensable. 

Vous dites dans votre livre "j’absorbe l’hostie de mes amis" (p. 49), que voulez-vous dire avec ces mots à propos de la communion ?
L’eucharistie, c’est vivre dans mon corps ce miracle de l’incarnation, parce que quelque chose descend dans mon estomac mais monte aussi dans mon esprit. C’est une immense émotion, liée à la transcendance, mais qui touche aussi la communion avec les autres, c’est être lié humblement à eux. Peut-être y avait-il de l’orgueil dans ma foi farouche et solitaire. Et je pense que cet orgueil a besoin de la communion pour disparaître. 

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Éric-Emmanuel Schmitt au Saint-Sépulcre.

La communion, la messe, ne sont pas propres à la Terre sainte. Qu’est-ce qui, là-bas, a été une vraie nouveauté dans votre rapport à Dieu ?
La présence physique, corporelle de Dieu, que j’ai ressentie au Golgotha [dans la basilique du Saint-Sépulcre, ndlr]. Mon corps éprouve alors ce que mon esprit ne peut pas comprendre, mon christianisme devient incarné. J’ai senti le regard d’un homme qui est censé être mort il y a deux mille ans, mais ce n’est donc pas qu’un homme puisqu’il est là. Ce mystère de l’incarnation, je l’ai saisi tout d’un coup, agenouillé devant le calvaire. 

Le christianisme est l’histoire d’un cadavre qui a disparu et dont la personne est malgré tout présente.

Nous venons de fêter Pâques. Au tombeau, Jean et Pierre ne voient que des tissus. Vous dites cela à propos du Saint-Sépulcre : "Je rends visite à une absence" (p. 153). Quelle réponse apporter à ce mystère ?
Le christianisme est l’histoire d’un cadavre qui a disparu et dont la personne est malgré tout présente. C’est la religion la plus mystérieuse du monde. C’est le plus grand défi à la rationalité : je comprends que les gens ne soient pas chrétiens. Le judaïsme met en avant le respect, l’islam l’obéissance, ce qui est rationnel. Le christianisme met en avant l’amour, et c’est cela le défi de la proposition chrétienne, je dirais même le panache insolent. 

L’expérience acquise, diriez-vous qu’un fidèle doit aller en Terre sainte au moins une fois dans sa vie ?
Pour moi, cela a été tellement important que je dirais oui. Mais je ne suis pas un homme à donner des injonctions, je suis davantage habité par des questions. Je crois qu’il faut faire l’épreuve, l’expérience de la Terre sainte. D’abord parce que partir est essentiel, il y a là une hygiène spirituelle pour se détacher de ses habitudes et de ses pensées, être renouvelé, pouvoir accueillir et vivre des choses différentes en accédant à d’autres dimensions de l’existence. Il faut se désenkyster. 

Le chemin de croix est parfois ressenti comme répétitif ou doloriste. Pourquoi vous apparaît-il comme humanisant ?
Le chemin de croix donne des leçons à l’humanité. Trois chutes. L’homme est toujours à terre : il est beau de se relever, mais il faut aussi respecter le moment où l’on est à terre. Pourtant, ce qui nous intéresse, ce sont les victoires. La plus grande leçon, c’est celle d’un Dieu tout-puissant qui tombe. Chaque moment est pour moi très important, c’est pour cela que je l’ai écrit en entier dans mon livre. 

C’est la première leçon de Nazareth : l’ordinaire est le berceau de l’extraordinaire.

Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par "syndrome de Nazareth", une manière très évocatrice de résumer le mystère de l’Incarnation ?
Quand j’arrive à Nazareth, je découvre une ville ordinaire. Il y a deux mille ans aussi c’était une ville tout à fait ordinaire. C’est la première leçon de Nazareth : l’ordinaire est le berceau de l’extraordinaire. Dieu nous fait aimer la vie elle-même, la vie telle qu’elle est, c’est cela la Galilée. Ce que j’appelle le "syndrome de Nazareth", c’est la disproportion entre la cause et l’effet. Comment, d’un endroit aussi ordinaire peut-être née une religion qui a changé la planète. Cette idée, je la retrouve au pied du mur chez les sœurs de l’Emmanuel [quatre religieuses qui ont choisi d’offrir leur vie de prière pour la paix en Terre sainte]. 

Le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens est selon vous un "symbole du désastre" : n’est-ce pas le reflet de l’âme humaine ?
Complètement. Comme disait Montaigne, là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie. Le contraste entre la Jérusalem céleste, la Jérusalem rêvée et la réelle me transit un peu. Le nom même, passé en latin, me rappelle la musique : c’est doux à l’oreille et c’est beau. Je découvre en fait qu’elle est guerrière, je comprends que, venant de Galilée, Jésus n’ait pas voulu y aller trop vite ! Jérusalem est extrême, outrée, paradoxale : c’est le lieu de tous les contrastes. La tension entre les contraires la rend fascinante, et l’on y éprouve toute la gamme ses sentiments. 

Jérusalem ne serait-elle pas comme un mystère ?
Je n’irais pas jusque-là, je réserve la notion de "mystère", tellement importante pour moi, à autre chose. En tous les cas, c’est un lieu unique car à la fois vertical et horizontal. Vertical parce que Dieu y a parlé, et horizontal parce que c’est une ville où il y a des communautés extrêmement différentes. Voilà ce que j’appelle le "défi de Jérusalem" : Dieu dit aux hommes non plus de l’écouter mais de s’écouter. Jérusalem incite à passer du fratricide, de l’oubli du Père et de l’origine commune, du refus de ne pas être notre propre origine à la fraternité. Une seule ville raconte cela sur terre : Jérusalem.

La foi apaise, c’est un cadeau et à la fois un devoir. Il y la joie et l’ascèse.

La Terre sainte est-elle comme un autre évangile ou un complément ?
Marcher en Terre sainte, c’est continuer d’écrire l’évangile. Déjà le lire, comme on l’interprète, consiste à l’écrire. Mais marcher, distinguer l’essentiel du superficiel, le pèlerinage, est une lecture active de l’évangile, car c’est un texte qui s’écrit indéfiniment. 

Quel verset vous accompagnait tout au long du pèlerinage ?
"Qui crois-tu que je suis ?" (cf. Mt 16, 15) Il n’y a de réponse que subjective à cette question, par sa forme même. Vous vous rendez compte, le niveau de spiritualité ? Et il est bon de voir que d’autres subjectivités vibrent de la même manière que soit. Cela rend moins orgueilleux, et il est bon de se sentir frères. 

Pourquoi est-il selon vous plus confortable de ne pas croire ? Qu’apporte alors la foi ? Résout-elle seulement un questionnement que la raison ne suffit pas à supprimer ?
Parce qu’on n’est pas sommé à aimer, ce qui est tellement difficile, parce que l’on en reste à ce que l’on voit, parce qu’égoïstement on se pense sa propre origine et l’on fonctionne avec un horizon moins large. Et puis, ne pas croire est plus confortable parce que notre monde est matérialiste : on pense comme les autres. La foi apaise, c’est un cadeau et à la fois un devoir. Il y la joie et l’ascèse. Dans l’athéisme, vous avez l’angoisse mais le confort, et j’en parle comme quelqu’un qui a été comme ça ! 

Au fond, les évangiles sont tellement maladroits qu’ils doivent être sincères.

Quelle différence littéraire le romancier que vous êtes voit entre la fiction et les évangiles ?
Les évangiles sont tellement maladroits. Avant les évangélistes, il y a eu des Homère, des Eschyle, des Sophocle, et tant d’autres, qui ont montré ce que pouvait être la littérature. Aucun sens des personnages, histoire mal racontées, toutes ces maladresses, je les mets au crédit des évangélistes. Au fond, ils sont tellement maladroits qu’ils doivent être sincères. 

Peut-on vraiment raconter, et si vite, une expérience aussi intime ? Quel est alors le rôle de l’écriture ?
Mon expérience du désert, je crois que j’ai mis plus de vingt ans à l’écrire parce que je n’avais pas compris que, témoin de quelque chose, on doit en témoigner, que quand on a reçu, on doit donner. Ça, je l’ai compris en l’écrivant. Pour la Terre sainte, je me suis dit : "J’ai vécu, je rends". L’écriture, quand on descend dans l’intime, transmet quelque chose. Plus on est juste avec son intériorité, plus on a de chance de rencontrer l’autre. Écrire m’a appris qu’à l’intérieur de soi, on trouve aussi l’autre. Depuis le livre est paru, les gens me prennent à part et me disent : "J’ai éprouvé telle chose", "ça m’a rouvert des portes". Là est l’intérêt du livre. 

Le Défi de Jérusalem, Éric-Emmanuel Schmitt, Albin Michel, 217 pages, 19,90 euros, avril 2023.
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