En haut du grand escalier mécanique, dans ce centre commercial où les gens se croisent, empressés de dépenser des sous ou de courir d’un point à un autre, il est immobile. Il a peut-être trente ans, l’air comme tout le monde. Mais il ne bouge pas. La main gauche n’ose pas se poser sur la rampe. Son pied n’ose s’aventurer sur les marches qui glissent devant lui. Sa présence gêne, un peu, ceux qui ne remarquent même plus ces escaliers paresseux qui nous mènent sans que nous en apercevions d’un étage à un autre, et dont nous ne constatons l’existence que lorsqu’essoufflés nous éprouvons leurs pannes.
Ceux qui pleurent
Une famille passe, après tant d’autres, à son niveau. Le père regarde son prochain si hésitant et si figé. Il l’interroge : "Vous avez besoin d’aide ?" L’autre ne peut que murmurer qu’il a peur. Peur d’un escalier mécanique ? Allons donc ! Le commun aurait souri, ou se serait détourné, mal à l’aise. Pour celui-là, il n’en est rien, l’homme le prend par la main. "Venez, ça va aller, je vous tiens." Et les deux osent ensemble faire un pas. À peine la descente engagée, le petit garçon, revêtu du costume de son héros préféré et qui assiste à la scène remonte à contre-courant vers son père et l’inconnu. Il prend l’autre main de l’homme inquiet et le fixe dans les yeux : "Avec moi tu ne crains rien, j’ai les pouvoirs de Batman !" Arrivés en bas, ils franchissent ensemble le dernier obstacle d’un léger tressautement. Et chacun part de son côté.
J’y rencontrais le grand homme du lieu, Jean Vannier, dont chaque parole semblait oracle pour le tout jeune homme que j’étais.
En contemplant cette petite scène de vie, je songe à notre Église. Les révélations des délires sataniques des frères Philippe, de Jean Vannier et sans doute de quelques autres nous laissent groggys. Elles peuvent pétrifier la volonté de beaucoup qui s’arrêtent, sidérés, horrifiés, incapables de savoir vers quelle direction orienter leurs pas, à quelle rampe s’appuyer. Séminariste, j’ai été envoyé, dès la première année, vivre un mois à Trosly dans un foyer de l’Arche. On m’y montra Thomas Philippe auquel je servis la messe et dont on me disait qu’il était saint. J’y rencontrais le grand homme du lieu, Jean Vannier, dont chaque parole semblait oracle pour le tout jeune homme que j’étais. Plus tard, sur les bancs du séminaire, Tony Anatrella nous causait de sexualité en illustrant ses propos d’histoires sordides, destinées peut-être à exorciser les siennes. J’eus l’occasion, plus tard, de découvrir bien des manipulateurs et quelques escrocs. J’eus la grâce d’être armé dès mon plus jeune âge, par une famille sage, qui me donna le recul nécessaire pour ne jamais confondre les discours avec les orateurs, le Modèle — Jésus — avec les copies. Mais je sais, par amitié, tout ceux qui pleurent de ce voile qui se lève. Qui pleurent d’avoir été tant trahis et tant bafoués dans leurs désirs.
Les vrais Petits
Pour dire vrai, de mon séjour à l’Arche, je garde la mémoire des partages avec mes frères handicapés, bien plus vitale pour moi que les homélies d’un prêtre dont je ne me souviendrais plus si son nom n’était devenu si scandaleux, ou des discours qui me semblaient étrangement autoréférencés d’un Jean Vannier pourtant si chaleureux. De même que j’ai plus appris sur la Miséricorde de Dieu en parlant avec des prostituées rencontrées au hasard des visites à des associations qui les accompagnent, que de la bouche de ce triste "spécialiste" des choses sexuelles dont on nous gratifiait les leçons durant nos études de séminaristes. Ce sont les "petits" qui nous enseignent. Les vrais Petits, ceux qui ne jouent pas à l’être. Ceux qui le sont, tout simplement. Non qu’ils soient parfaits, mais parce qu’ils cessent de jouer.
Ce sont à ces enfants que le Royaume est destiné : pas à leurs — sinistres — clones clownesques.
Petit garçon déguisé en Batman, jeune fille trisomique qui répète en embrassant chacun le soir que "Jésus t’aime", transsexuel qui, pour communier à Pâques, se prive de tout revenu pendant plusieurs jours afin d’être "en état de grâce" : autant de maîtres qui ne seront jamais invités à donner des conférences ou à poser aux côtés des grands de ce monde. Ils sont les signes que Dieu nous donne pour nous ouvrir les yeux et dilater nos cœurs. Ce sont à ces enfants que le Royaume est destiné : pas à leurs — sinistres — clones clownesques.
Bien plus à contempler
Ordres religieux, congrégations, instituts, communautés, groupes divers : on ne compte plus les grandes figures qui tombent et se brisent en blessant tant et tant de ceux qui, violentés, abusés et trompés se détachent d’un corps, l’Église, sur lequel ces mauvaises vignes ont poussé. Ces arbres aux racines pourries se sont épuisés à porter du fruit mais il est probable que leurs fécondités ne passeront pas au-delà. D’autres vont devoir agir sainement pour émonder, couper, brûler au cas où un surgeon pourrait encore être sauvé. À moins de ne pas croire l’Évangile et de vouloir continuer comme si de rien n’était, sans souci pour les victimes passées ni crainte pour celles qui suivront.
On aimerait que, de nos pasteurs, des voix s’élèvent pour rappeler cela. Plutôt que ce silence qui pèse et qui inquiète. Et qu’on rappelle vraiment que, "ce qu’il y a de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion les sages ; ce qu’il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi, pour couvrir de confusion ce qui est fort ; ce qui est d’origine modeste, méprisé dans le monde, ce qui n’est pas, voilà ce que Dieu a choisi, pour réduire à rien ce qui est" (1Co 1,27-28). Et qu’il y a bien plus à contempler dans un enfant déguisé en super-héros, dans la spontanéité imprévisible de l’handicapé et dans le corps asservi d’une prostituée, qui ne s’enorgueillissent pas devant Dieu, que dans les manières affectées de faux-prophètes qui vont à leurs pertes.