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Pourquoi évangéliser ?

évangélisation de rue

Evangélisation de rue.

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Denis Biju Duval - publié le 19/10/21
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Tout homme a urgemment besoin du Christ, qui est le centre du cosmos et de l’histoire : en lui seul se trouvent la plénitude de la vie et du Salut, sur la terre comme au Ciel. Ceux qui ont eu le bonheur de le rencontrer et de le connaître ont bien sûr la mission et le devoir de l’annoncer.

Tout homme a le droit de connaître le Christ. C’est, d’une certaine manière, le premier et le plus fondamental des droits de l’homme car ce n’est qu’en lui que se trouvent la plénitude de la vie et du salut, ainsi que les réponses ultimes sur le sens de l’existence et le mystère de l’homme. De quel droit pourrions-nous priver quiconque du Christ Jésus ? Tout homme, toute communauté et toute l’humanité a radicalement besoin de lui parce qu’il est « la lumière du monde » (Jn 8, 12) et parce que nul ne va au Père que par lui, qui seul est « le Chemin, la Vérité et la Vie » (Jn 14, 6).

La rencontre du Christ n’est pas facultative : « Il n’est pas d’autre nom sous le Ciel par lequel il nous faille être sauvé » (Ac 4, 12). Le Christ est « le centre du cosmos et de l’histoire » dit Jean-Paul II (Redemptor hominis 1,1). Il est le Sauveur, le seul Chemin vers le Père comme il l’affirme lui-même : « Nul ne va vers le Père que par Moi » (Jn 14, 6). Il est indispensable à tout homme d’autant "qu’en réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné » (Gaudium et Spes, 22,1). « Dieu veut que tout homme soit sauvé et parvienne à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 3) et sans Jésus nous ne pouvons rien faire (cf. Jn 15, 5). Seul ce qui est en Jésus subsistera éternellement, tout le reste disparaît. « L’homme ! Ses jours sont comme l’herbe. Comme la fleur des champs il fleurit. Dès que souffle le vent il n’est plus. Même la place où il était l’ignore. Mais l’amour du Seigneur sur ce qui le craignent est de toujours à toujours, et sa justice pour les enfants de leurs enfants », dit le psaume 102. Saint Paul le dit à son tour : « Les choses visibles n’ont qu’un temps, les choses invisibles sont éternelles » (2 Co 4, 12) comme saint Jean également en son vieil âge : « Le monde passe avec ses convoitises, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éternellement » (1 Jn 2, 17). L’œuvre de Dieu demeurera, alors que tout le reste sera perdu car « tout plan que mon Père céleste n’a pas planté sera arraché » (Mt 15, 13) comme l’enseignait le Christ.

Personne n’est si méprisable ou indigne qu’il n’ait pas le droit à la connaissance du Christ et de son amour qui « surpasse toute connaissance ».

« Les multitudes ont le droit de connaître la richesse du mystère du Christ » rappelait saint Paul VI (Evangelii nuntiandi, 53). Ceux qui ignorent le Christ ne savent pas de quels biens ils sont privés, mais ils ont pourtant eux aussi le droit d'entendre annoncer son amour et ses projets à leur endroit. Leur droit de connaître le Christ est réel : il est pour ainsi dire coextensif à leur humanité que Dieu veut accomplir dans le Christ. Ce droit procède aussi des « semences du Verbe » qu'ils ont pu recevoir de par leur culture et leur religion, semences qui appellent leur accomplissement dans la connaissance du Christ. Loin de rendre l'évangélisation facultative sous prétexte qu'ils seraient déjà porteurs de salut, les semina Verbi la rendent d'autant plus nécessaire qu'ils n'ont leur plein sens qu'en vue d'elle.

Pour toutes ces raisons tout homme a absolument le droit de connaître explicitement le Christ. De quel droit refuserait-on cette connaissance suprême à quelqu’un ? Personne n’est si méprisable ou indigne qu’il n’ait pas le droit à la connaissance du Christ et de son amour qui « surpasse toute connaissance » (Ép 3, 19). Voilà pourquoi l'évangélisation n'est vraiment elle-même que si on trouve en son centre « une annonce claire, sans équivoque, du Seigneur Jésus » (EN, 22). Les martyrs chrétiens de tous les temps — et aussi de notre temps — ont donné et continuent de donner leur vie pour rendre témoignage de cette foi devant les hommes, convaincus que tout homme a besoin de Jésus Christ, lui qui a vaincu le péché et la mort et réconcilié les hommes avec Dieu.

L’évangélisation concerne tout homme, toute collectivité et même toute la création. Se convertir, entrer dans la nouveauté du Christ, prend bien sûr un sens radical lorsque des hommes le découvrent, adhèrent à lui par la foi et se font baptiser : en ce sens, la mission ad gentes a un statut central dans la compréhension de l'évangélisation. Mais l'évangélisation concerne aussi tous ceux qui, bien que déjà chrétiens, ont sans cesse besoin de nouvelles conversions. Elle concerne aussi l'Église en sa vie interne : si elle est semper reformanda, selon l’adage, c’est parce qu'en ses dimensions humaines, de nombreux aspects de sa vie concrète sont marquées de vieillissement, voire de péché. Plus largement encore, l'évangélisation concerne toute la création qui, « soumise à la vanité, [...] attend la Révélation des fils de Dieu » (Rm 8, 20-21). En résumé, l’annonce du Christ est indispensable parce que ce n’est que par lui que la Création toute entière sera renouvelée.

Ce qui est en jeu, à travers le combat de la lumière contre les ténèbres, c’est déjà notre plein épanouissement terrestre au niveau personnel comme au niveau communautaire. Le bien commun des communautés et des sociétés dépend de l’annonce du Christ qui combat en profondeur le mal et les structures de péché. Toute âme qui s’élève avec lui, élève le monde. Le pape Paul VI a tenté une définition globale de l’évangélisation qui touche aussi la société : « Évangéliser, pour l’Église, c’est porter la Bonne Nouvelle dans tous les milieux de l’humanité et, par son impact, transformer du dedans, rendre neuve l’humanité elle-même. [...] L’Église évangélise lorsque, par la seule puissance divine du Message qu’elle proclame, elle cherche à convertir en même temps la conscience personnelle et collective des hommes, l’activité dans laquelle ils s’engagent, la vie et le milieu concrets qui sont les leurs » (EN, 18)La découverte du Christ apporte sans attendre un supplément d'humanité, la libération du mal et la joie de vivre en Dieu. Ne pas connaître les véritables clés du sens de sa propre vie est un manque dramatique et une souffrance profonde. C'est donc un grave scandale que de « passer son chemin », tel le lévite et le prêtre de la parabole, en feignant d'ignorer ce mal dont sont victimes ceux qui ignorent Christ. En affirmant qu'il s'est « fait tout à tous pour en sauver à tout prix quelques-uns », saint Paul met en relief cette dimension sotériologique [pour le Salut, Ndlr] de l'évangélisation. Il estime même qu'elle justifie, à l'image du Christ lui-même, une donation totale de son existence.

L’évangélisation lutte contre les puissances de péché et de mort qui sont présentes dans le monde. Pour que le moment « kérygmatique » [la proclamation du Christ, Ndlr] ait sa pleine signification évangélisatrice, il faut que le témoignage de vie, l’accueil de l’annonce et son déploiement dans les cultures, la fécondité sociale de l'Évangile, bref, toutes les formes de présence et d’action qui contribuent à la croissance du Règne de Dieu dans le monde et dans les cœurs des hommes. La vraie libération se trouve dans le Christ. La libération et le salut qu'apporte le Royaume de Dieu atteignent la personne humaine dans ses aspects physiques et spirituels. Le Royaume doit transformer les rapports entre les hommes et se réalise progressivement, au fur et à mesure qu'ils apprennent à s'aimer, à se pardonner, à se mettre au service les uns des autres.

Évangéliser, c'est amener des hommes à l'eucharistie, et permettre au Christ de réaliser son « grand désir de célébrer la pâque avec eux ».

L’évangélisation suppose une attention et une profonde estime envers les personnes, leurs cultures et leurs religions. Elle conduit souvent à la patience, qualité nécessaire pour ne pas brusquer les personnes, pour les accompagner dans le rythme propre de leurs interrogations. Il en procède dans l'évangélisation des exigences précises en termes de dialogue et d'inculturation. Ne pas honorer ces exigences peut conduire à de graves manques de respect (Redemptoris missio, 52-54). Réciproquement, ladite inculturation ne saurait consister en une diminution du mystère du Christ sous prétexte de l'adapter aux cultures ou de les respecter. Bien au contraire, si l'inculturation est le déploiement dans les cultures humaines du mystère de l'Incarnation rédemptrice, alors elle doit en garantir l'intégrité. Car de même, la venue du Fils dans la chair ne se fait pas au détriment de son identité de Fils, mais en vue de sa pleine expression dans notre humanité.

Les voies « extraordinaires » de Salut restent toujours incomplètes. Dieu ne rejoint les cœurs des hommes qui n’ont pas été évangélisés que d'une manière obscure, et limitée en regard de la mesure dont Il voudrait pouvoir leur dire son amour et l'exercer envers eux. Cette mesure a notamment son expression et sa réalisation dans l'eucharistie, « source et sommet de l'évangélisation », car le Christ s'y livre tout entier, et il y rend possible à l'homme la parfaite réponse à l'amour du Père. Ainsi, évangéliser, c'est amener des hommes à l'eucharistie, et permettre au Christ de réaliser son « grand désir de célébrer la pâque avec eux ».

Le grand enjeu est aussi évidemment le salut éternel de tous les hommes, qui a toujours été vécu comme le motif principal de l’évangélisation, et qui reste le centre de gravité de toute l’action missionnaire. Le fait que « le Verbe éclaire tout homme » (Jn 1,4) et que Dieu offre à chacun un accès au Salut, « par des moyens que lui seul connaît » (Gaudium et Spes) ne doit pas faire oublier le caractère sérieux et dramatique de l’histoire humaine, ni l’efficacité et l’importance pour notre salut de la prière, de la pénitence et de l’annonce explicite du Christ. « La raison de l'activité missionnaire se tire de la volonté de Dieu qui "veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité" (1 Tm 2, 3) » (Ad Gentes). Historiquement parlant, l'enjeu du salut éternel des hommes a été central dans la spiritualité évangélisatrice et missionnaire jusqu'au concile Vatican II. Depuis, l'affirmation de l'offre universelle du salut en a conduit beaucoup à mettre en doute que l'évangélisation pût avoir encore quelque utilité en la matière. Les hommes de bonne volonté ne seront-ils pas sauvés de toute façon ? L'idée qu'elle ne soit plus autant en cause semble avoir provoqué un tel changement de centre de gravité dans la spiritualité évangélisatrice qu'il en a résulté des mises en doute beaucoup plus larges. Certes, la question de l'enfer ne constitue pas le centre du message évangélique. Le Christ veut plus fondamentalement nous associer positivement à sa vie que négativement nous protéger de l'enfer. Pourtant, le Christ a souvent parlé de l'enfer, plus en tout cas que la plupart des prédicateurs depuis quarante ans : le thème de l’enfer est mentionné environ soixante-dix fois dans le Nouveau Testament, implicitement et explicitement. Jean Paul II l’a regretté souvent : on ne parle plus de l’enfer et c’est une erreur. Sur ce plan, il dit qu’il faut reconnaître, avec tous les prédicateurs de notre époque, que « nous avons erré » (cf. chapitre sur ce thème dans son livre Entrez dans l’espérance, Mame-Plon 1994).

Il faut prendre au sérieux la vie et la liberté humaines. Leur enjeu est, en effet, l'éternité. Certains nient la possibilité de l'enfer éternel car ils trouvent injuste de faire payer ainsi à l'homme des choix qui n'ont en réalité qu'un caractère temporel et limité. Mais il ne faut pas perdre de vue que le salut consiste positivement en la divinisation de l'homme. Autrement dit, l'enfer n'est que le revers de médaille du poids d'éternité qu'ont nos actes : la temporalité n'est pas la négation de l'éternité, mais le lieu de sa construction. L'accueil de la grâce du Christ donne aux actes humains un relief et une dignité extraordinaires, et à l'histoire humaine un caractère sacré et dramatique au sens étymologique du terme. Si l'évangélisateur offre à l'homme d'accueillir cette grâce, il se fait sans doute coopérateur du Christ, mais en même temps, il honore profondément l'homme et ses capacités de liberté et d'amour. Dans cette perspective, devient lumineux le sens de cette phrase de Jésus qui accompagne le commandement d'évangéliser : « Celui qui croira et se fera baptiser sera sauvé ; celui qui refusera de croire sera condamné » (Mc 16, 16).

En fait, il n'existe pas pour la liberté humaine de position de neutralité quelque part entre l'appel à la sainteté et la possible damnation. « Nous sommes embarqués », disait Pascal. Le refus de choisir est encore un choix. La prédication des fins dernières vient ainsi réveiller l'homme toujours tenté de remettre à plus tard les nécessaires conversions. On ne s'étonnera donc pas que dans l'Évangile, les thèmes du paradis et de l'enfer soient si souvent associés à la question de savoir si l'homme se sera converti à temps, ou s’il aura laissé passer le temps favorable. Mais qui dit urgence de la conversion pour cause d'éternité dit aussi, pour la même raison, urgence de l'évangélisation.

Se peut-il qu'un homme se perde parce que ceux qui l'auraient pu auront omis de l'évangéliser ? Certains en douteront, au prétexte que Dieu trouvera d'autres voies pour se proposer à Lui. En réalité, et sans nier ce fait, il ne faut pas perdre de vue le caractère historique et dramatique de la liberté humaine. Jean Paul II en donne une description saisissante dans son encyclique Redemptor hominis : « L'homme, dans sa réalité singulière (parce qu'il est une "personne"), a une histoire personnelle de sa vie, et surtout une histoire personnelle de son âme. L'homme, conformément à l'ouverture intérieure de son esprit et aussi aux besoins si nombreux et si divers de son corps, de son existence temporelle, écrit cette histoire personnelle à travers quantité de liens, de contacts, de situations, de structures sociales, qui l'unissent aux autres hommes ; et cela, il le fait depuis le premier moment de son existence sur la terre, depuis l'instant de sa conception et de sa naissance. » C'est dans ce tissu concret de relations et d'événements que nous jouons notre liberté et notre éternité.

Il n'existe donc pas abstraitement d'« homme de bonne volonté » qui serait de toute façon sauvé par l'offre universelle de la grâce si nul évangélisateur ne se manifestait. Il n'existe pas non plus d'« homme de mauvaise volonté » sur lequel ni cette offre ni l'évangélisation n'aurait d'effet. Ce serait là une représentation an-historique et désincarnée de l'homme et de sa liberté. L'homme « concret, historique », selon l'expression de Jean Paul II, est au contraire cet homme qui tombe, mais peut se repentir. Il est cet homme pécheur qu'il faut rencontrer seul à seul, puis peut-être avec quelques frères si la première ambassade n'a pas eu l'effet escompté (cf. Mt 18). Il est cet homme qui veut parfois le bien mais qui ne persévère pas toujours quand il découvre ce qu'il lui en coûterait. Bref, il est cet homme pour qui les événements ont de l'importance, car ils constituent à chaque fois un défi pour sa liberté spirituelle. Si tel est le cas, l'évangélisation, la prière et la pénitence peuvent ouvrir des hommes au Salut, elles peuvent leur faire renoncer à leur volonté mauvaise, alors que — telle est la loi d'une liberté vraiment historique — nul ne peut dire sinon ce qu'il serait advenu d'eux.

L'Église est le lieu fondamental de cette solidarité des hommes pour le Salut, de cette « communion des saints » qui dans le Christ permet au frère d'œuvrer pour le Salut du frère.

Certains argueront qu'un homme ne saurait être puni pour la paresse évangélisatrice d'un autre. En réalité, l'argument oublie que c'est de conversion qu'il s'agit. Si quelqu'un devait être damné, il le sera toujours de par sa propre obstination dans le péché. Le silence complice de chrétiens trop timides ne saurait l'excuser. Le Seigneur le dit au prophète Ézéchiel : « Si tu ne parles pas pour avertir le méchant au sujet de sa voie mauvaise et lui conserver la vie, lui, le méchant, mourra à cause de sa faute, mais son sang, je t'en demanderai compte » (Éz 3, 18).

Il y a une solidarité des hommes dans le Salut comme dans l’éloignement de Dieu. En définissant l'Église comme « sacrement du Salut », c'est-à-dire « signe et instrument », le concile Vatican II enseigne une réelle efficacité de l'Église et de son action dans le monde pour la conversion et le Salut des hommes. Pour être instrumentale, c'est-à-dire enracinée dans le seul Christ sauveur, cette efficacité n'en est pas moins réelle. L'Église est le lieu fondamental de cette solidarité des hommes pour le Salut, de cette « communion des saints » qui dans le Christ permet au frère d'œuvrer pour le Salut du frère. L'Écriture sainte affirme fortement cette solidarité. Elle fait dire à Jésus que l'on peut « gagner son frère » (Mt 18, 15). Elle fait écrire Paul à Philémon : « Tu m'es redevable de toi-même » (Phm 19). Elle fait dire à Jude : « Ceux qui hésitent, sauvez-les, arrachez-les au feu » (Jd 22-23). Cela implique négativement la terrible capacité d'être occasion de chute ou de perdition pour le frère. Ainsi, Paul avertit le faux sage : « Ta science va perdre le faible, ce faible pour qui le Christ est mort ! » (1Co 8, 11). De même, Pierre s'inquiète des faux prophètes et des faux docteurs « qui introduiront sourdement des sectes de perdition » (2P 2, 1). Jean Paul II exprime tout cela admirablement : « En vertu d'une solidarité humaine aussi mystérieuse et imperceptible que réelle et concrète, le péché de chacun se répercute d'une certaine manière sur les autres. C'est là le revers de cette solidarité qui, du point de vue religieux, se développe dans le mystère profond et admirable de la communion des saints, grâce à laquelle on a pu dire que "toute âme qui s'élève élève le monde". À cette loi de l'élévation correspond malheureusement la loi de la chute, à tel point qu'on peut parler d'une communion dans le péché par laquelle une âme qui s'abaisse par le péché abaisse avec elle l'Église et d'une certaine façon le monde entier » (Reconcilio et pænitentia, 16).

À Fatima, la Vierge Marie a donné aux enfants une saisissante vision de l’enfer, et elle leur a dit aussi : « Priez beaucoup et faites des sacrifices pour les pécheurs, car beaucoup d’âmes vont en enfer parce qu’il n’y a personne qui se sacrifie et prie pour elles. » Il faudra certes s'abstenir en la matière de cette interprétation trop humaine et immédiate qui ferait croire au priant, au pénitent ou au missionnaire que ceux dont ils n’auraient pas pris soin seraient irrémédiablement perdus. Il reste que dans ce contexte global de solidarité humaine et ecclésiale et dans la communion des saints, il est naturel de penser que l'évangélisation, la prière et la pénitence puissent avoir de réels enjeux d'éternité pour des personnes concrètes. Le caractère définitif de ces enjeux est bien le lieu de la prise de conscience la plus aiguë de l'urgence de l'engagement évangélisateur personnel et ecclésial. On comprend qu'il l'ait toujours été dès les origines, et qu'il doive le rester, par-delà les mises en doute infondées dont il a été l'objet ces dernières décennies.

Beaucoup d’autres objections et alibis contre l’évangélisation ont été entendus et relayés à notre époque très marquée par le relativisme, mais à la suite du concile Vatican II, tous les derniers papes se sont employés avec vigueur à réfuter ces sophismes et à rappeler l’urgence de l’évangélisation. Il y a aujourd’hui une crise de conscience qui concerne les motifs fondamentaux de l’évangélisation. Le pape Jean Paul II écrivait ainsi dans Redemptoris missio : « En ce “nouveau printemps” du christianisme, on ne peut taire une tendance négative [...] : il semble que la mission spécifique ad gentes devienne moins active [...]. Des difficultés internes et externes ont affaibli l’élan missionnaire de l’Église à l’égard des non-chrétiens, et c'est là un fait qui doit inquiéter tous ceux qui croient au Christ. » Ces remises en cause furent certaines des grandes raisons de la publication des documents pontificaux Evangelii nuntiandi (Paul VI, 1975) et Redemptoris missio (Jean-Paul II, 1990).

Évangéliser, ce n’est pas « imposer une vérité » mais proposer la vérité reçue du Christ. « On entend dire trop souvent, sous diverses formes : imposer une vérité, fût-elle celle de l’Évangile, imposer une voie, fût-elle celle du salut, ne peut être qu’une violence à la liberté religieuse » disait Paul VI (EN, 80). Dans le respect de toutes les convictions religieuses et de toutes les sensibilités, avant tout, nous devons affirmer avec simplicité notre foi dans le Christ, seul Sauveur de l'homme, foi que nous avons reçue comme un don d'en haut, sans mérite de notre part. « L'Église propose, elle n'impose rien : elle respecte les personnes et les cultures, et elle s'arrête devant l'autel de la conscience » (Rm, 39). Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les chrétiens ont le devoir de l’annoncer sans exclure personne, non pas comme quelqu’un qui impose un nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage une joie, qui indique un bel horizon, qui offre un banquet désirable

Évangéliser, ce n’est pas « être arrogant » en pensant avoir raison seul contre tous, mais c’est témoigner humblement de ce que nous avons reçu. Le relativisme est, nous l'avons vu, l'une des causes majeures de la crise du zèle évangélisateur. En renvoyant dos à dos les prétentions exclusives de tous les grands systèmes d'explication du monde, le relativisme post-moderne cherche à établir un modus vivendi qui ferait de chacun d'entre eux une option légitime au même titre que les autres. Dans ce contexte, la foi chrétienne est invitée — au même titre du reste que les autres religions ou idéologies — à abandonner tout désir d'expansion, et à rentrer dans un dialogue dont la seule finalité serait la coexistence pacifique. Lorsqu'elle s'y refuse, elle se voit taxer d'arrogance et de prosélytisme. Pourtant l'Église ne peut se dispenser de proclamer que Jésus est venu révéler le visage de Dieu et mériter, par la Croix et la Résurrection, le salut pour tous les hommes.

Évangéliser, ce n’est pas « détruire des cultures » mais les porter à leur accomplissement. Certains sont tentés de s'abstenir d'annoncer le Christ parce qu'ils croient par-là se montrer plus respectueux des valeurs humaines et spirituelles déjà présentes dans les cultures et les religions du monde. En réalité, c'est se montrer respectueux d'une valeur que de lui permettre de s'accomplir définitivement, et tel est bien ce qui advient lorsqu'elle se trouve évangélisée. C'est au contraire mépriser une valeur, et mépriser les personnes qui en sont dépositaires, que de les priver de cet accomplissement en taisant l'Évangile.

Évangéliser, ce n’est pas « mettre en danger la paix sociale », mais c’est créer les vraies conditions de la paix fondée sur la vérité et la justice. On assimile éventuellement l’évangélisation chrétienne à l’extrémisme islamique, et on l'accuse comme lui de mettre en danger la paix sociale et l'équilibre du monde. Il faudrait plus de temps pour montrer qu'un projet de paix de cette nature est utopique, et qu'il ne fait que préparer d'autres violences non moins barbares sous leurs apparences civilisées.

Le relativisme ne peut qu’assimiler le christianisme à l'un des grands systèmes religieux du monde. Pris du point de vue de leur doctrine, ces systèmes sont considérés comme des explications appelées à reconnaître leur caractère invérifiable, et donc inapte à s'imposer au détriment des autres. Sous l'angle de l'expérience religieuse, ils doivent être considérés comme des options spirituelles également intéressantes et légitimes. Or il y a là une ignorance ou un aveuglement sur la question fondamentale qui habite tant le judaïsme que le christianisme : les événements historiques auxquels ils se réfèrent se sont-ils effectivement produits ? Trouvent-ils à chaque époque une mystérieuse actualisation ? Peuvent-ils être l'objet d'un témoignage fondé et convaincant ?

Être missionnaire, c’est imiter le Christ envoyé par le Père. C’est aussi participer à sa mission et la prolonger « pour le salut du monde ».

La question de la véracité des événements historiques sur lesquels s’appuie la foi met en crise l'approche pseudo-pacifique et tolérante du relativisme. En effet, il est toujours possible de composer avec des systèmes doctrinaux, et de chercher à les faire coexister ou même négocier entre eux. On peut aussi reconnaître que la vie humaine implique des choix qui peuvent conduire à différentes expériences de vie ayant chacune sa relative légitimité. Sur des événements historiques, en revanche, la négociation ou les entre-deux ne sont pas possibles : tous les négationnismes s'y cassent les dents. S'agissant des événements chrétiens, soit ils n'ont pas eu lieu, et « notre foi est vide ». Soit ils ont eu lieu, et cela change tout pour tous les hommes. Relativiser ces événements, ou voir dans la foi une simple interprétation possible de faits destinés à demeurer obscurs, ce n'est pas ramener la foi chrétienne au statut d'option légitime parmi d'autres, c'est détruire ce qui constitue son noyau et son originalité. La foi n'est pas soluble dans le relativisme. Il ne peut donc s'affirmer qu'en la niant, et en vertu de cette option qui est tout sauf relative, en se niant par la 

La conclusion que l'on peut en tirer est la suivante : si le relativisme semblait mettre en cause les fondements et les motivations de l'évangélisation, il faut dire en sens inverse qu'une évangélisation fermement appuyée sur l'attestation et l'actualité des événements du Salut ne peut que mettre en cause la légitimité du relativisme. Ceci, non seulement parce qu'il y aurait désormais une doctrine qui aurait fait ses preuves face aux autres, mais parce que le don de Dieu est un fait qui s'actualise à chaque époque. On comprend là l'importance de ce que rappelait Benoît XVI dans sa toute récente encyclique Deus caritas est (2005) : « Nous avons cru à l’amour de Dieu : c’est ainsi que le chrétien peut exprimer le choix fondamental de sa vie. À l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive » (n. 1).

Comme l’a rappelé avec force le Concile Vatican II (Ad gentes, 2), l’Église est par nature missionnaire comme l’est inévitablement aussi tout disciple qui a réellement rencontré le Seigneur. L’un comme l’autre ne sauraient dédaigner la mission sans se renier eux-mêmes et sans renier profondément leur identité et ce qui fait la vitalité de leur foi. Être missionnaire, c’est imiter le Christ envoyé par le Père. C’est aussi participer à sa mission et la prolonger « pour le salut du monde ». L'Église est « sacrement universel du salut » (LG, 48) et elle « existe pour évangéliser » (EN, 14). Autrement dit, son action évangélisatrice ne fait pas d'elle la réalisatrice, mais le « signe et l'instrument » d'un salut dont le Christ mort et ressuscité lui-même est l'Auteur. Il en est ainsi parce que dans son amour pour eux, Dieu a voulu faire des hommes non seulement les bénéficiaires mais aussi les acteurs, les coopérateurs du salut en Christ. L'activité évangélisatrice est donc « la grâce et la vocation propre de l’Église, son identité la plus profonde ».

Le don de Dieu dans le Christ est d'une surabondance telle qu'il ne peut être accueilli pleinement sans rejaillir auprès des autres hommes. L'eau de la vie que donne le Christ devient en celui qui la boit « source jaillissante » pour ceux qui sont encore assoiffés. Négativement, l’affaiblissement du dynamisme évangélisateur ne peut signifier qu’une crise de l’identité chrétienne, une difficulté à intérioriser le don de Dieu, à en percevoir et à en vivre l'excès. Toute la portée missionnaire de l'Évangile de Jean se trouve exprimée dans la « prière sacerdotale » (Jn, 17) : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus Christ » (Jn 17, 3). Le but dernier de la mission est de faire participer à la communion qui existe entre le Père et le Fils : les disciples doivent vivre entre eux l'unité, demeurant dans le Père et le Fils, s’aimer sincèrement afin que le monde reconnaisse et croie (cf. Jn 17, 21-23). On est donc missionnaire avant tout par ce que l'on est, en tant que membre de l'Église qui vit profondément l'unité dans l'amour, avant de l'être par ce que l'on dit ou par ce que l'on fait. Tout s’enracine dans la rencontre du disciple avec le Ressuscité et dans le partage de la mission de ce dernier avec ses amis : « Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie » (Jn 20, 21). Entrer dans la mission c’est imiter et suivre le Christ, qui a été envoyé par le Père. Dieu est le « premier missionnaire » qui, dans son dessin d’amour procède à l’envoi du Fils, à celui de l’Esprit, de l’Église et de tout baptisé. C’est en ce sens que saint Paul pouvait dire : « Malheur à moi si je n'évangélise pas ! » (1Co 9, 16). « La mission découle non seulement du précepte formel du Seigneur, mais aussi de l'exigence profonde de la vie de Dieu en nous » (RM, 10). 

L’évangélisation fait structurellement partie du projet de Dieu sur l'homme, sur l'Église et sur le monde. « L'activité missionnaire n'est rien d'autre, elle n'est rien de moins que la manifestation du dessein de Dieu, son épiphanie et sa réalisation dans le monde et son histoire, dans laquelle Dieu conduit clairement à son terme, au moyen de la mission, l'histoire du salut » (Ad Gentes, 9). Elle découle « de l’amour dans sa source ». Évangéliser n'est donc pas une activité chrétienne parmi d’autres, que les baptisés et les communautés ecclésiales pourraient assumer ou non en fonction de leurs capacités, de leurs désirs ou des opportunités du moment.

Saint Paul affirme qu'il rend un culte à Dieu par son activité évangélisatrice (cf. Rm 1,9). L'annonce des merveilles que Dieu a accomplies signifie inséparablement prédication, témoignage et action de grâces. Il existe donc une connivence profonde entre évangélisation et louange, comme l'expriment bien des Psaumes : « Annoncez à tous les peuples les hauts-faits de Dieu ! », ou encore : « Je proclamerai dans la grande assemblée ce qu'il a fait pour moi. » L’événement de la Pentecôte conduit les Apôtres de la louange dans toutes les langues du monde, à l’annonce par Pierre du Christ mort et ressuscité. 

Les dernières paroles du Christ dans les Évangiles envoient les disciples en mission sur le mode du commandement : « Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples ... Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 18-20 ; cf. Mc 16, 15-18 ; Lc 24, 46-49 ; Jn 20, 21-23). Il faut suivre ce commandement car « la mission renouvelle l'Église, renforce la foi et l'identité chrétienne, donne un regain d'enthousiasme et des motivations nouvelles. La foi s'affermit lorsqu'on la donne ! » (Redemptoris missio, 2).

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