La devise de la République française, gravée au fronton des édifices publics, « Liberté, égalité, fraternité », fait mention de l'idée chrétienne de fraternité. Mais tandis que la foi chrétienne soutient cette notion par la paternité divine qui lui sert de soubassement ontologique, c'est-à-dire de fondement touchant l'être même des frères en Christ, la fraternité républicaine semble être de son côté orpheline de père. La République peut-elle suppléer la fonction paternelle ? Cela impliquerait qu'elle s'institue mère des citoyens. Or, nulle part il n'est fait mention de cette notion en ce qui concerne la République. Dans ce cas, la fraternité républicaine ne repose-t-elle pas sur le vide ? Et dans l'affirmative, est-elle viable ? Résumée à sa devise, la République est trop abstraite pour rassembler les hommes dans une fraternité qui les toucherait au plus intime d'eux-mêmes, comme la fraternité charnelle le fait au sein de la famille naturelle. En effet, une fraternité dont aucun principe transcendant ne relie les frères entre eux au niveau de leur être le plus profond, est vouée à l'échec. Tel est l'enseignement de la foi chrétienne qu'il convient de méditer pour ne pas se payer de mots en ce qui concerne les implications politiques de la devise de notre République.
Le péché originel a gravement endommagé l'homme. Il a distordu la figure du père dans l'esprit des fils qui l'ont souvent perçu comme un être autoritaire et despotique. Cette distorsion faisait suite à celle que le serpent avait inoculée au couple primordial, Adam et Ève, concernant Dieu lui-même. Mais la chute des origines n'a pas touché seulement la figure paternelle. Elle a métastasé et s'est infiltrée dans la relation entre frères. L'épisode dramatique du premier fratricide d'Abel par Caïn en est l'illustration la plus emblématique. Remarquable à cet égard est le fait que ce meurtre succède immédiatement à l'expulsion de leurs parents du paradis terrestre (Gn 4, 3-8). La chute introduit suspicion, rivalité, mensonge, jalousie, envie et concurrence entre frères. Difficile de fonder une fraternité « fraternelle » dans ces conditions ! On comprend que la Révélation nous ait dépeint avec tant d'insistance l'appel des hommes à un sauveur qui lèverait cette hypothèque qui pèse sur leurs relations. Au fil des pages de la Bible retentit cet appel lancinant au secours.
La fraternité chrétienne s'appuie sur la paternité universelle de Dieu en s’enracinant dans le Ciel.
Pour les chrétiens, Jésus est ce sauveur tant attendu. C'est lui qui réconcilie les hommes entre eux, qui détruit le mur de la haine et fait la paix par le sang de la Croix (Ep 2, 14-18). Comment a-t-il procédé pour cela ? Pour faire bref : Jésus a donné aux hommes son être filial. Jésus est « Le » Fils. Toute sa personne est tournée, par toutes les fibres de son être, vers Dieu son Père. C'est cet élan filial vers la source paternelle qu'il nous gagne par la Croix et la Résurrection et dont il nous fait don par son Esprit. Comme lui, nous sommes désormais entièrement « aimantés » par le Père. Et ayant le même Père, nous devenons de la sorte tous frères et sœurs les uns des autres, indépendamment de nos généalogies charnelles. Ainsi, la fraternité chrétienne s'appuie-t-elle sur la paternité universelle de Dieu en s’enracinant dans le Ciel. À cet égard, il n'est pas anodin que le passage de la lettre aux Éphésiens mentionné plus haut et qui fait mention de la paix et de la chute du mur de la haine entre nous, se termine par l'affirmation du « libre accès auprès du Père » que Jésus nous garantit (Ep 2, 14).
Cette spécificité chrétienne est-elle transposable dans le domaine politique ? De la réponse à la question dépend la chance d'une fraternité républicaine. Or, dans le domaine temporel et politique, il est plus facile de promouvoir l'égalité et la liberté que la fraternité. En effet, des trois, celle-ci est la moins formelle. On peut garantir l'égalité et la liberté par le droit et la Constitution (même si les faits contredisent souvent l'égalité de droit). En revanche, la fraternité fait appel à des sentiments plus puissants qu'une simple revendication de principe. Sans paternité commune préexistante, les hommes, marqués par le péché originel, auront toujours toutes les peines du monde à s'accueillir comme frères et sœurs les uns les autres.